Revue de réflexion politique et religieuse.

Fran­çois et les médias

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ales­san­dro Gnoc­chi, jour­na­liste et écri­vain, nous avait accor­dé, en col­la­bo­ra­tion avec son confrère Mario Pal­ma­ro, un entre­tien dans lequel était ana­ly­sée l’intrusion des médias dans la vie de l’Eglise à la faveur du concile Vati­can II (« Le Concile et son double vir­tuel », Catho­li­ca n. 114, hiver 2012, pp. 12–17). Les mêmes auteurs ont plus récem­ment atti­ré l’attention par la publi­ca­tion dans le quo­ti­dien Il Foglio (9 octobre 2013) d’un article au titre pro­vo­ca­teur – « Ques­to papa non ci piace » (Ce pape ne nous plaît pas) – dans lequel ils s’intéressaient au rap­port entre le pape Fran­çois et les médias. La pré­sente contri­bu­tion, sans rompre avec le style inci­sif de cet article, en reprend et déve­loppe cer­taines des obser­va­tions. Il est cette fois-ci rédi­gé par le seul Ales­san­dro Gnoc­chi, son coré­dac­teur habi­tuel étant mal­heu­reu­se­ment frap­pé d’une grave mala­die.

Depuis le 13 mars 2013, des foules entières de catho­liques ont mis de côté diver­si­té, conflits et ran­cœurs pour par­ti­ci­per à une sorte d’immense hap­pe­ning en l’honneur du nou­veau pape, où domine, comme dans tous les évé­ne­ments de ce genre, une impres­sion de com­mu­nion, une ten­dance à s’identifier à quelque chose et à quelqu’un, en oubliant ce qui se pas­sait une seconde avant. Cela suf­fit pour que cha­cun se sente le droit d’annoncer des hori­zons radieux à « l’Eglise du pape Fran­çois ». Sans une trace de mémoire pour les drames qui jusqu’à ces der­niers temps pesaient sur la barque de Pierre et mena­çaient de la faire cou­ler. Pédo­phi­lie, affai­risme, immo­ra­li­té, luttes de pou­voir et tout ce qui aura contraint à la renon­cia­tion Benoît XVI, tout cela est dis­pa­ru des pre­mières pages des jour­naux comme des par­lotes de sacris­tie : ter­mi­né. Il suf­fit de hasar­der un simple « espé­rons… » en fai­sant la queue chez un char­cu­tier, où de manière toute natu­relle le plus anti­clé­ri­cal des gens qui sont là se met à dire à quel point ce nou­veau pape lui plaît, pour pas­ser pour le plus dan­ge­reux des dévia­tion­nistes. Ces points de sus­pen­sion après le timide et pré­cau­tion­neux « espé­rons » ne vont pas plus loin mais il suf­fi­rait d’un rien pour ter­mi­ner sur le banc des accu­sés, sans pos­si­bi­li­té d’appel, au nom d’une misé­ri­corde et d’une ten­dresse que le monde catho­lique semble n’avoir décou­vertes que main­te­nant. Cette volon­té si intran­si­geante et into­lé­rante de misé­ri­corde et de ten­dresse ne semble contra­dic­toire à per­sonne. C’est la dure loi de ce popu­lisme cultu­rel que l’on appelle le pop. Mais cette lec­ture una­nime de début de pon­ti­fi­cat est à l’enseigne des contra­dic­tions qui ne gênent même pas les cer­velles catho­liques aupa­ra­vant en admi­ra­tion devant la rigueur de la rai­son pré­va­lant sous le règne de Benoît XVI. Le moment est donc peut-être aus­si venu de par­ler de la dure loi du cle­ri­cal-pop, phé­no­mène média­tique et ecclé­sial tout à fait nou­veau.
Catho­liques et non-catho­liques ont dans les yeux les mêmes images, et aux lèvres les mêmes mots d’ordre, peu nom­breux, simples et indis­cu­tables comme il sied à ce qui donne forme à l’imaginaire col­lec­tif. Une nour­ri­ture fraîche pour la bou­li­mie des médias, à qui l’on ne sau­rait repro­cher d’accomplir dili­gem­ment leur office. Quand on ali­mente ces monstres insa­tiables, même si l’on arrive à s’en ser­vir un peu, on finit tou­jours par être dévo­ré par eux, rumi­né et digé­ré comme il leur plaît, chan­gé d’aspect et déna­tu­ré.
Dans les années Soixante, Mar­shall McLu­han avait clai­re­ment aver­ti que « le monde dés­in­car­né dans lequel nous nous trou­vons vivre est une menace for­mi­dable contre l’Eglise incar­née ». Ou encore que le monde créé par les médias élec­tro­niques est « un rai­son­nable fac-simi­lé du Corps Mys­tique, une assour­dis­sante mani­fes­ta­tion de l’Antichrist. Après tout, le prince de ce monde est un grand ingé­nieur élec­tro­nique ». Mais per­sonne ne l’a écou­té. « Les théo­lo­giens », disait-il, « n’ont même pas encore dai­gné jeter un regard sur un pareil pro­blème » ((. Mar­shall McLu­han, La luce e il mez­zo. Rifles­sio­ni sul­la reli­gione, A. Arman­do, Rome, 2002. )) .
C’est ain­si que l’image reli­gieuse s’est faite tou­jours plus ima­gi­naire col­lec­tif, jusqu’à se pré­sen­ter sous une sorte d’aspiration uni­ver­selle indé­fi­nie et indé­fi­nis­sable du plus pur style pop. L’icône exem­plaire en est don­née par l’image des deux papes, Fran­çois et Benoît pla­cés côte à côte, frag­ment visible si étran­ge­ment évo­ca­teur d’un tableau d’Andy Warhol, avec ses dupli­ca­tions de Mari­lyn Mon­roe ou de Mao.
Par delà cette affaire, qui inté­res­se­ra his­to­riens et théo­lo­giens sur le plan for­mel du lan­gage, la vue de deux papes côte à côte est le sup­port de l’unanimité inédite qui flotte autour du pape Fran­çois. Dans le plus pur esprit du pop-art, les deux figures peuvent être lues simul­ta­né­ment selon des cri­tères divers. Elles peuvent être super­po­sées l’une à l’autre, inter­pré­tées comme le néga­tif l’une de l’autre, ou encore comme leur atté­nua­tion ou leur ren­for­ce­ment mutuel, ou même comme deux détails dif­fé­rents d’une figure tierce et comme moyen d’y par­ve­nir. Il est clair que, arri­vé à ce point, on a amor­cé un méca­nisme irré­ver­sible de répliques et de ren­vois dont finit par tirer les fruits l’image domi­nante. Et ce n’est pas par hasard que l’on parle d’images, puisque une fois réunies ici, il importe peu qu’elles cor­res­pondent vrai­ment à la réa­li­té.
L’effet le plus inté­res­sant de ce phé­no­mène est dans la pré­ci­pi­ta­tion avec laquelle on attri­bue une signi­fi­ca­tion par­ti­cu­lière aux gestes et aux pro­pos du pape Fran­çois, en croyant éli­mi­ner du fait même toutes les autres inter­pré­ta­tions pos­sibles. Mais comme on tra­vaille sur l’image et non sur la réa­li­té, on ne fait ain­si que par­ti­ci­per à la réa­li­sa­tion d’une construc­tion col­lec­tive. Qui­conque pen­se­rait don­ner l’interprétation exclu­sive d’un phé­no­mène pop afin de se l’approprier ne ferait rien d’autre qu’ajouter son propre prisme à une image bien plus forte faite de la somme de tous les prismes dis­po­nibles. Et cette image est d’autant plus forte qu’elle ne peut pas se pas­ser du moindre petit signe colo­ré. A cet égard, on peut consi­dé­rer comme génia­le­ment fonc­tion­nelle la renon­cia­tion du nou­veau pape aux vête­ments tra­di­tion­nels, qui rap­pel­le­raient des formes aux­quelles répugnent les outils du pop. Il est bien meilleur de mon­trer ce blanc appa­rem­ment imper­son­nel, sous lequel sont aper­çus en contre-jour les pan­ta­lons noirs, qui incite à ten­ter de s’en rendre maître sans com­prendre que l’on s’y fait pié­ger.
Attri­buer une signi­fi­ca­tion propre à ce qu’a dit, et sur­tout fait jusqu’ici Fran­çois n’est rien d’autre que d’exercer à vide notre intel­li­gence, pour la simple rai­son que les plans sur les­quels il se meut sont mul­tiples. Lucio Spa­ziante écrit ain­si, dans un essai très fin sur la phé­no­mé­no­lo­gie pop : « La culture pop se dis­tingue comme une culture du faire plus que du savoir, dans laquelle, pour lais­ser place à la spon­ta­néi­té, on pré­fère ne pas savoir, où la pra­tique compte plus que la théo­rie. Qui­conque écoute du rock sait que dans ce monde il est pour la pre­mière fois maître d’un ter­ri­toire. Il n’y a plus de pro­fes­seurs, plus de mil­liers de livres à lire, de culture et de poli­tique à com­prendre. Il suf­fit d’aimer un chan­teur, quel­que­fois de l’imiter, d’adopter les mêmes manières men­tales et phy­siques que lui, pour « autoen­gen­drer socia­le­ment » . Dans le pop, il y a un véri­table effort de théo­ri­sa­tion. Les conte­nus, pour être expli­ci­tés, doivent être extraits ». Il dit encore que « le pop réus­sit à per­cer, en Ita­lie comme ailleurs, mal­gré la bar­rière lin­guis­tique de l’anglais. Le motif en est pro­ba­ble­ment dans le fait que le sens de la parole est la der­nière chose qui lui importe » ((. Lucia­no Spa­ziante, Socio­se­mio­ti­ca del pop : iden­ti­tà, tes­ti e pra­tiche musi­ca­li, Caroc­ci, Rome, 2007.)) .

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