François et les médias
Alessandro Gnocchi, journaliste et écrivain, nous avait accordé, en collaboration avec son confrère Mario Palmaro, un entretien dans lequel était analysée l’intrusion des médias dans la vie de l’Eglise à la faveur du concile Vatican II (« Le Concile et son double virtuel », Catholica n. 114, hiver 2012, pp. 12–17). Les mêmes auteurs ont plus récemment attiré l’attention par la publication dans le quotidien Il Foglio (9 octobre 2013) d’un article au titre provocateur – « Questo papa non ci piace » (Ce pape ne nous plaît pas) – dans lequel ils s’intéressaient au rapport entre le pape François et les médias. La présente contribution, sans rompre avec le style incisif de cet article, en reprend et développe certaines des observations. Il est cette fois-ci rédigé par le seul Alessandro Gnocchi, son corédacteur habituel étant malheureusement frappé d’une grave maladie.
Depuis le 13 mars 2013, des foules entières de catholiques ont mis de côté diversité, conflits et rancœurs pour participer à une sorte d’immense happening en l’honneur du nouveau pape, où domine, comme dans tous les événements de ce genre, une impression de communion, une tendance à s’identifier à quelque chose et à quelqu’un, en oubliant ce qui se passait une seconde avant. Cela suffit pour que chacun se sente le droit d’annoncer des horizons radieux à « l’Eglise du pape François ». Sans une trace de mémoire pour les drames qui jusqu’à ces derniers temps pesaient sur la barque de Pierre et menaçaient de la faire couler. Pédophilie, affairisme, immoralité, luttes de pouvoir et tout ce qui aura contraint à la renonciation Benoît XVI, tout cela est disparu des premières pages des journaux comme des parlotes de sacristie : terminé. Il suffit de hasarder un simple « espérons… » en faisant la queue chez un charcutier, où de manière toute naturelle le plus anticlérical des gens qui sont là se met à dire à quel point ce nouveau pape lui plaît, pour passer pour le plus dangereux des déviationnistes. Ces points de suspension après le timide et précautionneux « espérons » ne vont pas plus loin mais il suffirait d’un rien pour terminer sur le banc des accusés, sans possibilité d’appel, au nom d’une miséricorde et d’une tendresse que le monde catholique semble n’avoir découvertes que maintenant. Cette volonté si intransigeante et intolérante de miséricorde et de tendresse ne semble contradictoire à personne. C’est la dure loi de ce populisme culturel que l’on appelle le pop. Mais cette lecture unanime de début de pontificat est à l’enseigne des contradictions qui ne gênent même pas les cervelles catholiques auparavant en admiration devant la rigueur de la raison prévalant sous le règne de Benoît XVI. Le moment est donc peut-être aussi venu de parler de la dure loi du clerical-pop, phénomène médiatique et ecclésial tout à fait nouveau.
Catholiques et non-catholiques ont dans les yeux les mêmes images, et aux lèvres les mêmes mots d’ordre, peu nombreux, simples et indiscutables comme il sied à ce qui donne forme à l’imaginaire collectif. Une nourriture fraîche pour la boulimie des médias, à qui l’on ne saurait reprocher d’accomplir diligemment leur office. Quand on alimente ces monstres insatiables, même si l’on arrive à s’en servir un peu, on finit toujours par être dévoré par eux, ruminé et digéré comme il leur plaît, changé d’aspect et dénaturé.
Dans les années Soixante, Marshall McLuhan avait clairement averti que « le monde désincarné dans lequel nous nous trouvons vivre est une menace formidable contre l’Eglise incarnée ». Ou encore que le monde créé par les médias électroniques est « un raisonnable fac-similé du Corps Mystique, une assourdissante manifestation de l’Antichrist. Après tout, le prince de ce monde est un grand ingénieur électronique ». Mais personne ne l’a écouté. « Les théologiens », disait-il, « n’ont même pas encore daigné jeter un regard sur un pareil problème » ((. Marshall McLuhan, La luce e il mezzo. Riflessioni sulla religione, A. Armando, Rome, 2002. )) .
C’est ainsi que l’image religieuse s’est faite toujours plus imaginaire collectif, jusqu’à se présenter sous une sorte d’aspiration universelle indéfinie et indéfinissable du plus pur style pop. L’icône exemplaire en est donnée par l’image des deux papes, François et Benoît placés côte à côte, fragment visible si étrangement évocateur d’un tableau d’Andy Warhol, avec ses duplications de Marilyn Monroe ou de Mao.
Par delà cette affaire, qui intéressera historiens et théologiens sur le plan formel du langage, la vue de deux papes côte à côte est le support de l’unanimité inédite qui flotte autour du pape François. Dans le plus pur esprit du pop-art, les deux figures peuvent être lues simultanément selon des critères divers. Elles peuvent être superposées l’une à l’autre, interprétées comme le négatif l’une de l’autre, ou encore comme leur atténuation ou leur renforcement mutuel, ou même comme deux détails différents d’une figure tierce et comme moyen d’y parvenir. Il est clair que, arrivé à ce point, on a amorcé un mécanisme irréversible de répliques et de renvois dont finit par tirer les fruits l’image dominante. Et ce n’est pas par hasard que l’on parle d’images, puisque une fois réunies ici, il importe peu qu’elles correspondent vraiment à la réalité.
L’effet le plus intéressant de ce phénomène est dans la précipitation avec laquelle on attribue une signification particulière aux gestes et aux propos du pape François, en croyant éliminer du fait même toutes les autres interprétations possibles. Mais comme on travaille sur l’image et non sur la réalité, on ne fait ainsi que participer à la réalisation d’une construction collective. Quiconque penserait donner l’interprétation exclusive d’un phénomène pop afin de se l’approprier ne ferait rien d’autre qu’ajouter son propre prisme à une image bien plus forte faite de la somme de tous les prismes disponibles. Et cette image est d’autant plus forte qu’elle ne peut pas se passer du moindre petit signe coloré. A cet égard, on peut considérer comme génialement fonctionnelle la renonciation du nouveau pape aux vêtements traditionnels, qui rappelleraient des formes auxquelles répugnent les outils du pop. Il est bien meilleur de montrer ce blanc apparemment impersonnel, sous lequel sont aperçus en contre-jour les pantalons noirs, qui incite à tenter de s’en rendre maître sans comprendre que l’on s’y fait piéger.
Attribuer une signification propre à ce qu’a dit, et surtout fait jusqu’ici François n’est rien d’autre que d’exercer à vide notre intelligence, pour la simple raison que les plans sur lesquels il se meut sont multiples. Lucio Spaziante écrit ainsi, dans un essai très fin sur la phénoménologie pop : « La culture pop se distingue comme une culture du faire plus que du savoir, dans laquelle, pour laisser place à la spontanéité, on préfère ne pas savoir, où la pratique compte plus que la théorie. Quiconque écoute du rock sait que dans ce monde il est pour la première fois maître d’un territoire. Il n’y a plus de professeurs, plus de milliers de livres à lire, de culture et de politique à comprendre. Il suffit d’aimer un chanteur, quelquefois de l’imiter, d’adopter les mêmes manières mentales et physiques que lui, pour « autoengendrer socialement » . Dans le pop, il y a un véritable effort de théorisation. Les contenus, pour être explicités, doivent être extraits ». Il dit encore que « le pop réussit à percer, en Italie comme ailleurs, malgré la barrière linguistique de l’anglais. Le motif en est probablement dans le fait que le sens de la parole est la dernière chose qui lui importe » ((. Luciano Spaziante, Sociosemiotica del pop : identità, testi e pratiche musicali, Carocci, Rome, 2007.)) .