Le choix du banal entre art et distraction
La nouvelle édition du livre de François Jost paru en 2007 n’a rien perdu de son actualité ((. François Jost, Le culte du banal, CNRS Editions, septembre 2013, 128 p., 8 €.)) . Quant à sa pertinence, nous montrerons qu’elle peut être discutée au moins sur un point (central) de sa problématique. Ce dont il s’agit est la notion même de banalité. Le mot n’a pas le même sens selon qu’il s’applique à l’art (par exemple un certain naturalisme), au non-art (comme les ready-made) ou une catégorie de spectacles télévisés (tel Loft Story). Or Jost méconnaît ces différences. Cela ne prive pas son opuscule de tout intérêt, mais suffit pour compromettre la cohérence de son propos. Voici comment celui-ci se résume dans les termes même de l’auteur : « L’art du XXe siècle, ayant rompu avec le siècle précédent en projetant l’objet commun dans les musées, en revendiquant d’utiliser le banal, les déchets et les poubelles, n’y avait-il pas une certaine logique à ce que la télévision […] s’appuie finalement sur les mêmes valeurs ? » (p. 5). Le passage que je viens de citer fait allusion au non-art qui s’est substitué à l’art en utilisant des objets manufacturés, des déchets, voire des excréments. Or les arts du spectacle dont la télévision est tributaire ou partie prenante n’ont pas été détruits par la surenchère de l’avant-gardisme anartistique (conceptuel) comme ce fut le cas pour les « arts du dessin » (Vasari). Le coût de leur production et leur mode de consommation et de consécration ne l’ont pas permis. J’y reviendrai. Il s’ensuit que l’analogie fallacieuse entre un dialogue tiré tel quel de la vie quotidienne d’une part et les « objets trouvés » duchampiens de l’autre, conduit à confondre des phénomènes essentiellement différents. Celui qui critique la banalité d’un spectacle porte un jugement esthétique. En revanche déclarer que l’urinoir n’est pas de l’art c’est formuler un jugement ontologique qui, en tant que tel, ne contient pas de jugement de valeur. Le premier cas distingue Lowbrow et Highbrow ((. Gens sans prétentions et personnes cultivées. [ndlr])) , le deuxième distingue les amateurs d’art (peinture, sculpture, architecture) de ceux qui peuvent s’en passer. Ce n’est pas blâmer un ready made que de ne pas le ranger dans la catégorie des œuvres d’art. On désapprouve en revanche une pièce de théâtre ou un film au motif qu’ils nous ennuient en montrant (comme chez Vinaver) des scènes triviales de la vie quotidienne. Ce qu’on est en droit de reprocher à l’urinoir n’est pas sa banalité mais le fait d’interdire l’art en occupant sa place. Le résultat du geste de Duchamp aurait été le même s’il avait proposé à une exposition un objet extraordinaire et rare mais dont il n’aurait pas inventé la forme en la façonnant de ses mains pas plus que celui qu’il intitula Fountain. Le veau scié dans le sens de la longueur et plongé dans le formol de notre contemporain Damien Hirst n’est pas un objet banal mais il est aussi étranger à l’art que la roue de bicyclette duchampienne vieille d’un siècle.
Dans leur effort pour gommer les contradictions de leurs discours, les tenants du non-art « contemporain » se heurtent à des difficultés redoutables comme l’ont montré les deux affaires Pinoncelli. En 1993, cet anartiste s’était attaqué à coups de marteau à un urinoir que les organisateurs d’une exposition avaient abusivement identifié à celui (disparu depuis longtemps) proposé par Duchamp. Puis, en 2006, Pinoncelli avait récidivé en urinant dans un objet sanitaire analogue le ramenant à sa destination originaire. A ces deux occasions, il avait réalisé une « performance », autrement dit une œuvre d’art conceptuelle se mettant ainsi à l’école de Duchamp et lui rendant hommage. Mais les bureaucrates obtus au service de l’oligarchie régnante ne l’entendaient pas de cette oreille. Ils traînèrent Pinoncelli devant les tribunaux et l’un d’entre eux, le conservateur (oh combien !) Alfred Pacquement, se justifia dans un article publié par Le Monde. Selon lui l’urinoir refait étant « devenu de facto l’original de cette œuvre si essentielle, le détruire était aussi grave que briser la Pietà de Michel-Ange ». Jost qui cite cette phrase à la page 11 de son livre poursuit : « Ce « de facto » me laisse songeur […] Quelle conception de l’œuvre faut-il avoir en tête pour rapprocher un urinoir, produit manufacturé, d’une statue artefact humain ? ».
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