Le dialogue islamo-chrétien contemporain : raison et sentiments
[toute idée devient fausse au moment où l’on s’en contente (sénèque)]
Le premier devoir de l’honnêteté intellectuelle, chrétienne on non, est de reconnaître que les expressions et les mots employés dans le dialogue islamo-chrétien en donnent une idée sémantiquement imprécise, extrêmement vague. Beaucoup de clichés, beaucoup d’interprétations erronées, reçues comme des vérités, sont nées du manque d’attention accordée aux sources et d’abus de langage s’agissant des textes qui renseignent sur la vérité et sur l’histoire. L’autre travers vient de « professionnels » ((. Terme employé par Etienne Renaud, m.a. (Islamochristiana, n. 23, 1997, p. 111). )) du dialogue qui font croire que ce qu’ils ne voient pas ou qui ne correspond pas à leur postulat, dans les textes ou dans la vie, n’existe pas. Repris par la masse sollicitée par ces premiers et par l’actualité du sujet, cela devient une évidence dans la forme et dans le fond. Le discernement ordinaire de la raison impose alors quelques présupposés élémentaires. Nous ne sommes jamais seuls à dialoguer ; la question est toujours de savoir si les partenaires des chrétiens ont du dialogue la même conception qu’eux, car si la relation intime du dialogue et de la vie, en ce qu’elle a de fondamental, apparaît dans la Bible où Dieu parle à l’homme et l’interroge, et si elle s’accentue encore dans les Evangiles, le devoir du chrétien est de savoir dans quel esprit les musulmans entrent en dialogue. C’est là qu’interroger le Coran s’avère un présupposé indispensable pour un juste raisonnement.
Dans le Coran, seules deux occurrences concerneraient l’action dialogique : dans l’édition canonique de Médine, elles sont toutes les deux traduites par « discuter » ((. « Et ne discutez que de la meilleure façon avec les Gens du Livre, exceptés ceux d’entre eux qui sont injustes » (XXIX, 46) ; « …appelle [les gens] au sentier de ton Seigneur. Et discute avec eux de la meilleurs façon » (XVI, 125).)) . En fait, dans les deux cas il s’agit du verbe jâdala , qui a donné, en théologie islamique, jadal, c’est-à-dire la « dispute dialectique ». En outre, le second exemple marque bien qu’on est dans un contexte d’appel à conversion (adcu, verbe dont le substantif est dacwa : mission). Or le Musulman doit employer les arguments mêmes que lui fournit le Coran, lequel a contesté les trois mystères constitutifs du christianisme : la Trinité, au nom de l’unicité absolue de Dieu ; l’Incarnation, au nom de Sa transcendance absolue ; la Rédemption, car pour l’islam il n’y a ni péché originel ni, par conséquent, mort en croix du Christ.
Les critiques des dogmes chrétiens dans les textes majeurs islamiques d’Ibn Hazm, Bâqillânî, Fakhr al-Dîn al-Râzî et Ibn Taymiyya, jusqu’aux réformateurs du Manâr au XXe siècle, avec Rashîd Ridâ, reflètent nettement l’absence de désir de se renseigner sur ce qu’est le christianisme en soi, ni ce qu’il est pour les chrétiens.
L’examen objectif de l’itinéraire islamo-chrétien en dialogue révèle un sévère parallélisme mathématique assumé entre raison et sentiments qui ne se rejoignent jamais : leur fonctionnement n’est pas lié, bien plus, l’un n’est point nécessaire à l’autre. Quelques exemples nous sont offerts sans qu’il en soit traité dans l’exercice dialogique lui-même. Ainsi, de nos jours, parmi les thèmes de l’islam militant, le binôme sacré « satisfaction (ridwân) et colère (ghadab) de Dieu » est un argument théologique que l’islam évoque comme justification consubstantielle à son action, en tout lieu et en tout temps. En regard, le fait que Dieu ne puisse condamner personne est devenu actuellement une idée ordinaire chez les chrétiens. De même un ecclésiastique déclarait qu’il suffit que les chrétiens parlent de Dieu, oubliant que le musulman est toujours au-delà de cette proposition car déjà, dans tout événement de sa vie, du plus ordinaire (manger, boire…) au plus important (combat, naissance, mort…) il ponctue sa parole par des formules coraniques où Dieu est toujours invoqué. Une telle assertion de la part d’un clerc honnête mérite d’être examinée ; elle montre un autre aspect de la relation ambiguë entre raison et sentiments en dialogue. Cette relation est commandée par une réalité du christianisme contemporain lui-même qui demeure à géométrie variable.
Le dialogue, élevé de nos jours au rang de qualité humanitaire, n’était même pas un thème majeur ni dans le débat ni dans l’immense corpus conciliaire de Vatican II (considéré pourtant par l’opinion publique comme le promoteur du dialogue). Le vocable même « dialogue » n’y a qu’une cinquantaine d’occurrences, sans développements théologiques particuliers.
Que nous apprennent les textes et leur histoire ?
En 2006, dans un numéro spécial d’Islamochristiana (n.32), dédié au cinquantenaire de Nostra aetate, Maurice Borrmans expose « les diverses péripéties de l’émergence inattendue » de ce document, allant jusqu’à parler à son sujet de « surprise ». Il commence par rappeler sur quatre pages le renouveau des études sur l’islam dues à des religieux et des laïcs catholiques durant la première moitié du XXe siècle, concluant, de façon significative : « Ceci explique qu’au cours du concile, le père Anawati se trouve être bien vite à Rome pour y être consulté selon sa compétence » (p. 14). A une conférence solennelle de celui-ci, donnée dès mi-novembre 1963, s’ajoute la consultation d’autres religieux, notamment Dominicains du Caire et Pères Blancs de Tunis. Par ailleurs, le texte traitant « de l’attitude des Catholiques envers les non chrétiens et les Juifs en particulier », présenté au cours de la deuxième session du concile, à l’automne 1963, suscite des réactions de la part des évêques du Moyen-Orient à cause du conflit israélo-arabe, ce qui conduit à mettre un peu plus en avant l’islam. Cela est renforcé par le voyage de Paul VI en Terre Sainte en janvier 1964, avec la présence des autorités politiques jordaniennes et israéliennes, qui amène le nouveau pape à son « salut déférent […] d’une manière particulière à quiconque professe le monothéisme et avec [les chrétiens] rend un culte religieux à l’unique et vrai Dieu, le Dieu vivant et suprême, le Dieu d’Abraham, le Très-Haut » (pp. 16–17).
A partir de là s’enchaînent les textes. Un texte pontifical d’abord, bien qu’extérieur au concile lui-même, l’encyclique Ecclesiam suam, où l’on voit apparaître l’idée et le vocable « dialogue », sort le 6 août 1964 : « L’Eglise doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Eglise se fait parole ; l’Eglise se fait message ; l’Eglise se fait « conversation » » (n. 53). Le même texte place immédiatement après le « peuple hébreu », les « adorateurs de Dieu selon la conception de la religion monothéiste – musulmane en particulier – qui mérite admiration pour ce qu’il y a de vrai et de bon dans leur culte de Dieu » (p. 18).
On ne peut faire abstraction de l’insistance de Paul VI sur la portée didactique de son encyclique au cours des séances conciliaires : « … Nous voulons préparer les esprits, non pas traiter les sujets… » (n. 54). Cela marque clairement que le dialogue, tel qu’il sera pratiqué par la suite, ressemble peu à celui voulu initialement tant comme notion que comme formulation. Dans le même texte Paul VI avance « les motifs qui poussent l’Eglise au dialogue », où il est parlé de la posture de l’Eglise dans un monde ayant reçu l’Evangile et un monde qui ne le connaît pas encore. Dans les deux cas, l’encyclique évoque le souhait d’une « conversation amicale » pour « entrer en dialogue » qui se mue insensiblement en « message » ; l’ensemble de l’action devant, bien sûr, se dérouler naturellement dans la « courtoisie […], la sympathie […] et la bonté », vertus conaturelles à la foi du Chrétien. De fait, l’examen du texte dans Ecclesiam suam parle bien d’un dialogue, dont la première occurrence est au n. 59 ; il s’agit du « dialogue du salut », lui-même induisant automatiquement « l’obligation d’évangéliser » et rappelant « le mandat apostolique […], le devoir d’apostolat » (n. 52).
Le texte est net et quasi inspiré lorsqu’il rappelle la relation entre Dieu, Révélation et Salut, et l’homme, et montre que cette relation est dialogue. En christianisme, l’exemple sublimé et transcendant est sans doute la Sainte Trinité, avec l’Incarnation qui est son épiphanie en Jésus Fils de Dieu. De ce fait le dialogue est inhérent à la vie du chrétien (nn. 55 et 57).
Par conséquence le dialogue se trouve avoir comme objectif la conversion : « Pour convertir le monde […], il faut lui parler » (n. 55). Bien plus, le dialogue est donc « un moyen d’exercer la mission apostolique » (n. 68). Cette « mission apostolique » exclut logiquement « le dialogue des sourires » (comme l’avait désigné cAbd el-Majid Charfi à l’Institut catholique de Toulouse, en février 2008), ou le dialogue idéologique pour obtenir la paix entre les hommes comme le prêche Hans Küng, qui oublie que la conversion peut participer à cette même paix. Pour autant, en dépit de l’apparence et de certaines formulations ou énoncés, Ecclesiam suam ne peut être considérée encore comme une encyclique pour la mission et l’évangélisation. Paul VI se place dans le droit fil de ses prédécesseurs qui voulaient « unir la pensée divine à la pensée humaine, et non pas en des concepts abstraits, mais dans le langage concret de l’homme moderne » (n. 55). Ici on peut remarquer une similitude éloquente avec le langage et le lexique actuel de l’humanitaire et des Droits de l’homme.
De nos jours, les professionnels du dialogue interprètent à l’envi une sélection dans l’encyclique Ecclesiam suam. […]