Les ambiguïtés théologiques de Karl Rahner. Le cas de l’Assomption de la Vierge Marie
Avec Karl Rahner, la pensée dialectique de Martin Heidegger est entrée dans la théologie catholique. Comme il le déclarait explicitement, le recours aux idées du célèbre philosophe avait pour but de faire réaliser à la théologie catholique un « tournant » anthropologique, en considérant que parler de Dieu revenait en fait à parler de l’homme. La réflexion de Rahner sur l’Assomption de la Vierge Marie est un bon exemple de cette utilisation de la pensée dialectique heideggerienne. Le jésuite allemand explique en effet que s’est réalisé dans la mère de Jésus ce qui vaut pour tous les hommes, à savoir qu’il faut passer par la mort pour accéder à la Résurrection. Chez lui, l’Assomption de Marie n’est absolument plus un privilège spécifique, mais bien au contraire un élément que l’anthropologie et l’eschatologie disent au sujet de tous les hommes. C’est ainsi qu’un des enseignements magistériels les plus récents au sujet de la Mère de Dieu est utilisé par Rahner pour être transformé et dépassé d’une manière dialectique. Afin de préciser cette affirmation, une présentation de la doctrine catholique de l’Assomption s’impose, avant d’évoquer l’interprétation qu’en donne Karl Rahner.
Le « privilège singulier » évoqué par la bulle Munificentissimus Deus
Le fait que Marie ait déjà été reçue dans le Ciel avec son corps et son âme, défini solennellement par Pie XII, est le dernier dogme marial à avoir été déclaré. Ce dogme constitue le couronnement, tant du point de vue de la chronologie que de celui du contenu, des développements effectués par l’Eglise au sujet de la Vierge Marie. La glorification de Marie dans le Ciel, aboutissement éblouissant de sa vie terrestre, se fonde sur les dogmes relatifs à sa maternité divine, à sa virginité toujours conservée et à l’absence du péché originel en elle. C’est plus spécifiquement ce dernier point qui eut une influence directe sur le dogme de l’Assomption. A partir du moment où l’on constatait, comme l’avait fait le magistère de l’Eglise en 1854, que Marie avait été épargnée dès les premiers instants de sa vie terrestre de toute trace de la faute originelle, et que, étant totalement sainte, elle était dans l’incapacité totale de commettre un péché, il n’y avait plus qu’un pas à faire pour confirmer, par l’intermédiaire du magistère infaillible, ce que la liturgie célébrait depuis des siècles et ce que le peuple de Dieu croyait depuis fort longtemps au sujet de la Mère de Dieu ((. « L’Assomption apparaît comme l’ultime conséquence de l’Immaculée Conception : en Marie resplendit le projet originel de Dieu pour l’homme, le plan permettant d’aller du don de la grâce à l’accomplissement de la gloire. » (Manfred Hauke, Introduzione alla mariologia, Eupress-FTL, Lugano, 2008, p. 235).)) . Lorsque la définition de l’Assomption fut donnée, il ne s’agissait pas de clarifier une question controversée, et de trancher entre différentes positions opposées, mais plutôt d’un acte de reconnaissance destiné à glorifier la Mère de Dieu à l’initiative du magistère le plus solennel ((. Si l’élévation de Marie au Ciel dans son corps et dans son âme était une doctrine partagée depuis longtemps, la possibilité de donner une définition dogmatique de l’Assomption était à l’époque âprement discutée entre les théologiens du fait de l’absence de sa mention explicite dans l’Ecriture Sainte. Cf. par exemple Berthold Altaner, « Zur Frage der Definibilität der Assumptio B.M.V. », in Theologische Revue, n. 44 (1949), pp. 129–140. )) . Pietro Parente a parlé à ce sujet d’un « printemps mariologique, qui fleurit partout d’une manière admirable » ((. Pietro Parente, « La giustificazione teologica della definizione dommatica dell’Assunzione », in Echi e commenti della proclamazione del domma dell’assuzione, Academia mariana internationalis, Rome, 1954, p. 25.)) .
Après avoir consulté l’ensemble des évêques du monde et à la demande de nombreux chrétiens, le pape Pie XII déclara solennellement le 1er novembre 1950, dans la bulle Munificentissimus Deus, qu’il fallait considérer comme une vérité de foi révélée le fait que « Marie, l’Immaculée Mère de Dieu toujours Vierge, à la fin du cours de sa vie terrestre, a été élevée en âme et en corps à la gloire céleste. » La formulation qui précise que Marie est Immaculatam, Deiparam semper Virginem établit clairement le lien mystérieux qui donne lieu à cette définition de l’Assomption. Ce rapport interne des vérités de foi liées à Marie est d’autant plus important pour la formalisation du dogme de l’Assomption qu’une référence directe à l’Ecriture ou à la Tradition n’est pas possible. Dans ce contexte, le pape Pie XII établit clairement que l’Assomption de Marie au Ciel avec son corps et son âme est un privilège spécifique, qui se fonde sur les autres grâces qu’elle a reçues. Le but de la définition dogmatique est la glorification de Marie, qui dépasse toutes les créatures. La position éminente de Marie dans l’histoire du Salut et l’événement singulier de l’Assumptio, en lien étroit avec l’œuvre de Rédemption de Jésus, sont très clairement manifestés par cet acte du magistère – au-delà d’autres aspects également présents, dont on reparlera et qui joueront ensuite un rôle de premier plan.
La mort de la Vierge Marie : une question qui reste ouverte
La définition dogmatique de l’Assomption laisse ouverte une question importante au sujet de la perfection de Marie, dont on verra qu’elle deviendra un sujet central dans la réflexion théologique de Karl Rahner sur la glorification de la Mère du Christ. A cet égard la formule expleto terrestris vitae cursu (à la fin du cours de sa vie terrestre) choisie par Pie XII mérite une attention particulière. Cette formulation peut paraître surprenante lorsqu’on sait qu’il y eut plusieurs pétitions d’évêques souhaitant que la mort de Marie soit incluse dans la définition dogmatique de l’Assomption. De nombreux écrits adressés au Saint-Siège pour demander que soit définie l’Assomption de Marie dans le Ciel reflètent cette opinion théologique générale ((. Si l’on part du constat que la mort de Marie était communément considérée comme n’appelant pas la discussion, on ne s’étonne guère du fait que sur 3017 demandes adressées au Saint Siège jusqu’en 1948, 2344 ne mentionnent pas ce point. 5 contributions mettent en doute la mort de Marie, 24 semblent – mais d’une manière hésitante et peu claire – la confirmer et 434 (dont 264 évêques diocésains résidents) soulignent explicitement le fait de la mort de Marie en demandant à ce qu’il figure non pas dans le texte de la définition mais dans l’introduction. 212 autres personnes (parmi lesquelles 154 évêques diocésains résidents) demandent expressément au Saint Siège d’introduire la mort de Marie dans la définition du dogme de l’Assomption elle-même. Cf. Journées d’études mariales (collectif), Vers le dogme de l’Assomption, Fides, Montréal, 1948, p. 423.)) . Les doutes autour de la mort de la Mère de Dieu et l’idée qu’elle aurait été glorifiée sans être passée par la mort étaient considérés, jusqu’à la définition de l’Assomption, comme « téméraires » ((. Cf. Tibor Gallus, Starb Maria die Makellose ?, Christiana Verlag, Stein am Rhein, 2e édition, 1991, p. 10.)) , insensés ou injustifiés ((. Cf. Journées d’études mariales (dir.), op. cit., p. 424. )) . Néanmoins, à partir de 1950, du fait de l’absence de précision claire à ce sujet dans la définition de l’Assomption, la thèse consistant à dire que Marie ne serait pas morte trouve un nombre croissant de défenseurs. La position consistant à dire que la Vierge Marie est morte avant d’être glorifiée était partagée de manière quasi unanime ((. L’affirmation de la mort de Marie semble être faite de manière d’autant plus sûre chez les théologiens qu’on se rapproche de la proclamation du dogme de l’Assomption par Pie XII : « il est cependant établi, en raison la croyance de l’Eglise ancienne et générale, que Marie est morte d’une vraie mort » (J. Pohle, 1907) ; « sine dubio constat » (C. Pesch, 1922) ; « non iam in dubio vocatur » (H. Lennerz, 1938) ; « Est certum » (L. Lercher, 1945) ; « certissime tenendum » (V. Zubizarretta, 1936) ; « theologice certissimum » (G. Roschini) [ce dernier a ensuite modifié sa position et est devenu un fervent défenseur de l’idée que Marie ne serait pas morte] ; « Proxime definibile » (J. A. De Almada, 1950). )) . Mais la question reste, y compris jusqu’à aujourd’hui, ouverte du point de vue de l’enseignement de l’Eglise ((. Cf. Gerhard Ludwig Müller, Katholische Dogmatik, Herder, Fribourg, 1995, p. 507. Il faut aussi mentionner le fait que Jean-Paul II a évoqué, lors de sa catéchèse du mercredi 25 juin 1997, la mort de Marie mais il n’indique en aucun cas qu’il s’agit d’un éclaircissement magistériel de la question. Il introduit sa réflexion en se référant au fait que Munificentissimus Deus et Lumen Gentium ont évité de se prononcer sur la mort de Marie pour montrer que le magistère ne considérait pas comme opportune une définition solennelle sur ce point. Pie XII, dit-il, « ne jugea pas opportun d’affirmer solennellement, comme une vérité devant être admise par tous les chrétiens, la mort de la Mère de Dieu ». Jean-Paul II ne semble pas vouloir ici délivrer un enseignement définitif ni infaillible mais plutôt évoquer les théologiens qui, dans l’histoire de l’Eglise, ont parlé de la mort de Marie. Même si elles sont minoritaires, les voix issues de la tradition de l’Eglise qui remettent en question la mort de Marie – Epiphane de Salamine, Timothée de Jérusalem, Ephraïm, Jean de Damas, notamment – ne sont pas évoquées. Selon le pape, il ne serait pas possible d’écarter des causes naturelles à la mort de la Mère de Dieu : « S’agissant, dit-il, des causes de la mort de Marie, les opinions qui voudraient exclure à son sujet les causes naturelles ne semblent pas fondées ». Le théologien doit néanmoins ici pousser la réflexion, car il est difficile de se représenter le fait que toute putréfaction du cadavre est exclue pour la Vierge immaculée tout en acceptant sans réserves les faiblesses de l’âge ou la maladie, qui conduisent pourtant à la détérioration du corps. )) .
L’option résolue de Rahner pour la mort de la Vierge Marie
Dans ce contexte, les réflexions de Karl Rahner sur la mort de Marie sont intéressantes et révélatrices. D’un côté, il souligne le caractère normal de la loi universelle de la mort, à laquelle Marie, pour lui, est soumise. « Il est faux, déclare-t-il ainsi, de dire que Marie aurait eu le droit d’être préservée de la mort du fait qu’elle était sans péché » ((. Karl Rahner, Maria, Mutter des Herrn. Mariologische Studien/Asumptioarbeit, in Sämtliche Werke, tome 9, Herder, Fribourg, 2004, p. 142. )) . D’un autre côté, il évoque la transformation intérieure, pour tout homme, de la mort par le mystère de la grâce du Christ : « C’est pourquoi la mort n’est pas remplaçable par une autre situation. Elle est le pur παθος et du fait de l’unité intérieure de la souffrance absolue et de l’obéissance absolue dans l’ordre du Christ elle est aussi le point culminant irremplaçable de l’intégrité, l’unique situation dans laquelle c’est seulement par la remise complète de sa vie que le don sans retour de l’obéissance peut être vraiment réalisé existentiellement » ((. Karl Rahner, op. cit., p. 145. )) .