Sources et perspectives
Qu’est-ce que la théologie du peuple, théologie principalement argentine ? Est-elle une variante de la théologie de la libération, ou une pensée substantiellement différente ? Ces questions, presque incongrues il y a encore peu de temps, sauf en des cercles spécialisés, se sont posées plus largement depuis l’élection sur le Siège de Pierre de Jorge Mario Bergoglio, lui-même de nationalité argentine. C’est entre autres vers ce courant théologique, mais aussi philosophique, que l’on se tourne pour comprendre les tenants et aboutissants des interventions papales dans lesquelles les mots « peuple », « pauvres », « périphéries » reviennent plus que fréquemment, interventions où résonnent des accents allant parfois du côté de la théologie de la libération, parfois du côté de la dévotion populaire, accents empreints de beaucoup d’empathie. Qu’une grande part de cela relève du tempérament d’un homme, de ses références intellectuelles et spirituelles éclectiques, sans doute ; il est toutefois permis de sonder, non un homme, mais une théologie, cette théologie du peuple pour, éventuellement, en recevoir quelque éclairage ((. On ne fera pas ici une analyse systématique des interventions du pape François, mais seront indiqués en note, la plupart du temps, des passages de ses interventions, notamment de l’exhortation apostolique Evangelii gaudium, qui indiqueront la proximité entre la théologie du peuple et le discours de l’actuel pape.)) . La présente étude se contentera d’analyser la notion de « peuple » telle que la théologie éponyme la développe. Et puisqu’elle se revendique fortement, sur ce point, du concile Vatican II, particulièrement de la mise en valeur de la notion de « peuple de Dieu » dans la constitution dogmatique sur l’Eglise, Lumen gentium, il paraît assez naturel d’entrer par cette porte ; en fait, plutôt, d’emprunter un chemin plus restreint : non la notion de « peuple de Dieu » dans le corpus conciliaire, mais les éléments les plus significatifs de ce corpus retenus par les théologiens de cette école : l’unité du peuple, le lien entre peuples et peuple de Dieu, la sagesse populaire élevée au niveau du sensus fidelium, tout cela selon une perspective principalement historique, dont l’ancrage conciliaire se trouve dans la notion de « signes des temps ».
Sur cette notion de peuple de Dieu, développée par le concile Vatican II (non qu’il l’ait inventée bien évidemment, mais certains accents sont à l’évidence nouveaux), on sait quelles ont été et quelles sont encore, de divers horizons, les critiques qui ont été avancées, certaines visant le texte lui-même, d’autres les fausses interprétations qui en furent données. Dans une conférence prononcée en l’an 2000, le cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la Doctrine de Foi, se plaçait certainement dans la seconde perspective, mais semblait aussi pointer un déficit conceptuel du document conciliaire, que le magistère postérieur avait résolu par l’introduction de la notion de « communion », à peu de choses près absente des textes de Vatican II, au moins très secondaire : « Dans une première phase de la réception du Concile, ce qui domina, avec le thème de la collégialité, c’est le concept de peuple de Dieu qui, très vite, à partir de l’emploi linguistique, général en politique, du mot peuple, fut compris, dans le cadre de la théologie de la libération, selon l’emploi du mot marxiste de « peuple », comme opposition aux classes dominantes et, plus généralement et encore plus largement, au sens de la souveraineté du peuple, qu’on devrait en fin de compte appliquer désormais également à l’Eglise. » ((. Joseph Ratzinger, « L’ecclésiologie de la Constitution conciliaire Lumen gentium », conférence au congrès d’études sur le concile Vatican II, 25–27 février 2000, in : La Documentation catholique, n. 2222, pp. 251–253. La conférence peut être lue sur le site de la Congrégation pour le clergé : http://www.clerus.org/clerus/dati/2001–05/10–6/RatziVII.html)) La théologie du peuple – on entend le montrer – n’est pas exempte en totalité de ces critiques ; on ne saurait donc distinguer de manière tout à fait assurée théologie du peuple et théologie de la Libération, la première échappant totalement aux critiques portées contre l’autre. Pour autant, le mot « peuple » n’a pas au premier abord, dans la théologie éponyme, la signification rappelée par le cardinal Ratzinger et qui a fait l’objet de mises en garde de l’Eglise à l’encontre de la théologie de la libération, c’est-à-dire de « peuple, comme oppos[é] aux classes dominantes ». Le père jésuite argentin Scannone, un des fondateurs et tenants actuels les plus significatifs de ce courant théologique et, qui plus est, ancien professeur et ami du pape François, caractérise de manière très claire cette différence de point de départ : « « peuple » est une catégorie qui suppose une unité antérieure au conflit » ((. Juan Carlos Scannone, « Perspectivas ecclesiológicas de la « teología del Pueblo » en la Argentina », in Sandro Panizzolo et al.(eds.), Ecclesia tertii millenni advenientis. Omaggio al P. Ángel Antón, Piemme, Casale Monferrato, 1997. Reproduction intégrale : http://bibliotecacatolicadigital.org/FICHAS/Teologia_latina/perspectivas_eclesiologicas.htm)) . Qu’est alors ce peuple ? La notion est proche, déclare le même, de celle de nation : un territoire et un Etat en sont des éléments fondamentaux, mais plus importantes sont les dimensions culturelles et historiques. Le peuple est « le sujet d’une histoire (mémoire, conscience et projet historique) et d’une culture communes » (ibid.). Mais cela ne suffit pas à en faire l’objet, et moins encore le sujet d’une théologie : ce qui rend cela possible tient en ce que cette réalité historico-culturelle est aussi une réalité théologale, en ce sens que le peuple a été évangélisé et qu’il vit de cette évangélisation, qu’il en est une manifestation. Un passage de la Constitution Lumen gentium doit être ici cité, comme un des fondements de cette assertion : « L’unique Peuple de Dieu est présent à tous les peuples de la terre, empruntant à tous les peuples ses propres citoyens, citoyens d’un Royaume dont le caractère n’est pas de nature terrestre mais céleste. Tous les fidèles, en effet, dispersés à travers le monde, sont, dans l’Esprit Saint, en communion avec les autres, et, de la sorte « celui qui réside à Rome sait que ceux des Indes sont pour lui un membre ». Mais comme le Royaume du Christ n’est pas de ce monde (cf. Jn 18, 36), l’Eglise, Peuple de Dieu par qui ce Royaume prend corps, ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les capacités, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon ; en les assumant, elle les purifie, elle les renforce, elle les élève. » (n.13) Il est ici, bien évidemment, question d’inculturation ; toutefois, le « peuple » de cette théologie n’est pas un peuple auquel une première annonce est faite, mais celui en lequel l’Evangile et l’Eglise sont profondément et depuis longtemps ancrés : « L’idée de fond est que le peuple d’Amérique latine a déjà été évangélisé et présente ainsi de nombreux éléments qui ne sont pas seulement des « semences » mais encore des « fruits » du Verbe. […] Il ne s’agit pas d’une religion naturelle, simplement « semence » du Verbe, […] [mais] d’un authentique catholicisme populaire, « fruit » du Verbe. » ((. J.C. Scannone, « Teologia del Popolo », entretien avec Alessandro Armato, dans Mondo e Missione, novembre 2011, http://www.missionline.org/index.php?l=it&art=4170 )) On peut alors parler, dans cette perspective, d’une sagesse du peuple, ou populaire, qui a à voir avec le sensus fidelium. Rappelons tout d’abord ce que Lumen gentium en affirme, dans le paragraphe (n. 12) qui précède l’extrait cité plus haut : « La collectivité des fidèles, ayant l’onction qui vient du Saint (cf. 1 Jn 2, 20.27), ne peut se tromper dans la foi ; ce don particulier qu’elle possède, elle le manifeste moyennant le sens surnaturel de foi qui est celui du peuple tout entier, lorsque, « des évêques jusqu’aux derniers des fidèles laïcs », elle apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement universel. Grâce en effet à ce sens de la foi qui est éveillé et soutenu par l’Esprit de vérité, et sous la conduite du magistère sacré, pourvu qu’il lui obéisse fidèlement, le Peuple de Dieu reçoit non plus une parole humaine, mais véritablement la Parole de Dieu (cf. 1Th 2, 13), il s’attache indéfectiblement à la foi transmise aux saints une fois pour toutes (cf. Jude 3), il y pénètre plus profondément par un jugement droit et la met plus parfaitement en œuvre dans sa vie. » On pourra alors affirmer de la personnalité collective, culturelle et théologale, du peuple esquissée à l’instant : « Il semble préférable de parler de « sensus populi« plus que de « sensus fidelium ». Le sujet du « sensus fidelium » pourrait être simplement la somme des individus qui croient les mêmes vérités. En revanche, le « sensus populi » est celui d’un sujet communautaire, le peuple, qui à partir de sa commune expérience chrétienne s’exprime dans la production d’une culture propre et particulière, ouvrant aux autres un accès à la même expérience : « le peuple évangélise le peuple ». » ((. Victor Manuel Fernández, « El « sensus populi » : la legitimidad de una teología desde el pueblo », dans Revista Teología [Buenos Aires], tome XXXIV, n. 72, 1998, pp. 133–164 ; ici p. 162. Cf. aussi cette citation du pape François : « Nous pouvons penser que les divers peuples, chez qui l’Evangile a été inculturé, sont des sujets collectifs actifs, agents de l’évangélisation. Ceci se vérifie parce que chaque peuple est le créateur de sa culture et le protagoniste de son histoire. La culture est quelque chose de dynamique, qu’un peuple recrée constamment, et chaque génération transmet à la suivante un ensemble de comportements relatifs aux diverses situations existentielles, qu’elle doit élaborer de nouveau face à ses propres défis. » (Exhortation apostolique Evangelii gaudium, n. 121).))
Vient alors une question : peut-on, et comment, appliquer à ce sensus populi la note d’infaillibilité propre au sensus fidelium, ce qui, soit dit en passant, passe par une extension du champ d’application à la culture, et non pas seulement à la foi et aux mœurs ? Pour ce faire, la théologie du peuple établit une relation d’analogie entre le peuple animé par le sensus populi et le peuple de Dieu (l’Eglise), sujet du sensus fidelium. Plus précisément, elle applique à la notion de peuple l’architecture que certains théologiens ont donnée à l’Eglise en la qualifiant « Eglise d’Eglises ». De manière identique, on parlera donc, pour qualifier le peuple de Dieu, de « peuple de peuples ».
Les critiques adressées à la théologie du peuple, sur ce point, viennent de tous côtés. Pour la théologie de la libération, le terme de « peuple », pour désigner l’Eglise, le peuple de Dieu, ne peut avoir qu’un sens métaphorique, si la référence prise est celle du peuple comme réalité historique, culturelle et sociale – ce qui est encore plus vrai si les concepts marxistes président à cette référence ; on ne saurait alors rien inférer à partir d’une ambiguïté de ce type. Pour d’autres, sociologues et philosophes actuels ((. Fátima Hurtado López, « Pensée critique latino-américaine : de la philosophie de la libération au tournant décolonial », in : Cahiers des Amériques latines, n. 62, 2010, pp. 23–35 ; http://cal. revues.org/1509)) , le concept de peuple ici développé, et plus encore celui de sagesse populaire – avec le poids que le rapprochement avec l’Eglise et le sens de la foi leur octroient –, ne peuvent que justifier les conservatismes politiques, sociaux et religieux, et ainsi rendre inopérante la libération que revendique tout de même, à sa manière, la théologie du peuple. Ces deux ensembles de critiques ont en commun l’analyse sociologique ; on peut en avancer une autre, plus théologique et à laquelle on accordera plus de crédit. Pour en comprendre l’enjeu, à partir des présupposés de la théologie du peuple, il faut revenir au n. 13 de Lumen gentium déjà cité : « L’Eglise, Peuple de Dieu par qui ce Royaume prend corps, ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les capacités, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon ; en les assumant, elle les purifie, elle les renforce, elle les élève. » A quoi on ajoutera la phrase, qui vient peu après : « En vertu de cette catholicité, chacune des parties apporte aux autres et à l’Eglise tout entière le bénéfice de ses propres dons, en sorte que le tout et chacune des parties s’accroissent par un échange mutuel universel et par un effort commun vers une plénitude dans l’unité. » Ce qu’un théologien argentin, Galli, traduit ainsi : « « peuple de peuples » ne signifie pas seulement qu’il s’agit d’un « peuple formé d’individus pris dans les peuples », mais « aussi d’un peuple enrichi par les cultures » des peuples, car l’incarnation dans les peuples et l’assomption de leurs qualités culturelles appartiennent à l’ecclésialité. Et parce que, dans la catholicité, la primauté de l’universel inclut les variations particulières. » ((. Cité par J.C. Scannone, in « Perspectivas ecclesiológicas de la « teología del Pueblo » en la Argentina », loc. cit. )) Dès lors, les particularités culturelles des peuples acquièrent une valeur ecclésiologique de premier ordre et, à certains égards, sotériologique (dans le cadre du moment de libération de cette théologie).
Ne se trouve-t-on pas ici dans une variante du débat immédiatement ecclésiologique, dont les cardinaux Ratzinger et Kasper avaient été les protagonistes les plus éminents, sur la primauté historique et surtout ontologique de l’Eglise universelle ou des Eglises particulières ? Sans pouvoir revenir ici sur les termes de ce débat ((. Cf. note 1 supra.)) , on apportera très clairement notre accord à la position du cardinal Ratzinger, c’est-àdire à la primauté de l’Eglise universelle sur toute Eglise particulière. Mais alors le glissement du sensus fidelium à la sagesse du peuple, avec le sensus populi comme terme médian, ne peut conserver la note d’infaillibilité qui appartient au premier terme, sauf à inscrire tous ces termes dans un rapport clair à une autorité et à l’enseignement de cette autorité : c’est le cas du sensus fidelium, infaillible certes parce qu’il est une réalité théologale découlant de la grâce, mais aussi parce qu’il se place « sous la conduite du magistère sacré, pourvu qu’il lui obéisse fidèlement » (Lumen gentium n. 12). Or la théologie du peuple recèle quelques relents anti-intellectualistes, une méfiance, pas forcément dénuée de tout fondement (pensons au slogan : il faut évangéliser la religion populaire), mais systématisée, envers les élites culturelles et ecclésiales suspectes de vouloir imposer une culture et une religion plus « pures ». Certes, l’ancrage dans une tradition longue et une certaine extension sociale jouent un rôle de stabilisation sur des bases et des structures de vie et de pensée assurées. Mais est-ce encore le cas ? Le choc de la modernité, particulièrement de l’urbanisation brutale et massive, avec sa force de déstabilisation des systèmes traditionnels, semble assez absent de la réflexion. S’il faut en rester au cadre théorique de cette théologie, remarquons donc qu’il se justifie mieux dans une perspective ecclésiologique (celle de la primauté historique et ontologique des Eglises particulières) qui est et la moins classique et la moins solide dans ses fondements. Ce qui, admettons-le, ne remet pas en cause la reconnaissance de l’existence et de la valeur de cette réalité communautaire, historique, culturelle et théologale qu’on pourrait peut-être, moyennant des ajustements, qualifier de civilisation chrétienne.
La notion de peuple dans la théologie du même nom ne s’arrête pas au déploiement de cette unité initiale. Il convient d’y ajouter un élément majeur, son cœur : les pauvres. Et ce, selon trois axes : ce qu’est la sagesse populaire en sa substance, le non-enfermement sur soi, sa science ou son pouvoir, les signes des temps.