Rémi Brague : Modérément moderne
Historien autant que philosophe, Rémi Brague poursuit dans ce dernier livre son travail de compréhension du devenir de l’Europe. Le livre réunit une quinzaine de contributions, articles ou conférences, dont une seule est inédite. L’unité de l’ouvrage s’en ressent, et le titre est un compromis qui ne reflète pas totalement le contenu de l’ouvrage dont plusieurs chapitres n’ont qu’un lien ténu avec la modernité. Faisant fi des modes, Brague ne cache pas une certaine nostalgie de l’Europe d’avant la modernité, qui fut la Chrétienté. Le mot d’Europe, remarque-t-il, a été employé « comme substitut destiné à remplacer le mot Chrétienté » (p. 39). Mais cette Europe-là, qu’on peut désigner comme la modernité, vit de l’héritage reçu, en parasite, selon une formule reprise de Péguy, elle consomme du sens hérité sans en créer par elle-même. Cette Europe-là, qui a fait sienne la consigne du sophiste Protagoras, se veut mesure de toutes choses et sombre dans le nihilisme. La modernité est synonyme dans une assez large mesure de démocratie. Et les constats faits à propos de la modernité valent à l’identique pour la démocratie. Ni l’une ni l’autre n’aiment la vérité, elles érigent la tolérance en vertu suprême et quasi unique, elles vivent des acquis du passé, elles ont récusé toute référence transcendante, n’ayant comme idole que les droits de l’homme et le « progrès » envisagé exclusivement du point de vue du complexe techno-commercial, sans souci du long terme. Enfin elles entraînent l’extinction de l’humanité : en effet, incapables de donner du sens ou de la légitimité à l’existence humaine, elles conduisent l’Europe au suicide démographique. Pour le différer, cette culture de mort appelle à la rescousse l’immigration, ce qui la fait survivre « sous perfusion de peuples qui ont gardé des croyances et des pratiques pré-modernes » (p. 46). Un intéressant et original raccourci sur les trois derniers siècles, en référence aux notions transcendantales de la philosophia perennis, mérite d’être mentionné. Le XIXe siècle aurait été centré sur la notion de Bien, dominé qu’il fut par la question sociale. Le XXe siècle sur la notion de Vrai ou plutôt de son contraire : il voit émerger les régimes idéologiques, léninisme et nazisme, drapés dans une prétendue vérité scientifique, autre nom du mensonge. Quant au XXIe siècle, il devrait être dominé par la question majeure, celle de l’Etre (même si celui-ci n’est pas en toute rigueur un transcendantal), en posant la question centrale de l’existence de l’homme sur cette terre. Par l’armement atomique, l’humanité a acquis la possibilité de se détruire, tout comme, sur un autre plan, par les progrès de la contraception artificielle. Dans le nihilisme ambiant, l’Etre tend à ne plus être considéré comme meilleur que le néant. Brague est un excellent connaisseur de la pensée musulmane et il ne craint pas de redresser certains jugements trop complaisants sur le rôle culturel historique de l’islam ou encore sur sa possible évolution. Il souligne l’écart entre un islam qui a surtout pratiqué la conquête extérieure, en s’étendant géographiquement, et l’Europe qui a privilégié la conquête intérieure, par quoi il faut entendre une intensification et un élargissement culturel et aussi technique. Autre observation : « Il nous faut prendre congé de la supposition paresseuse et répandue selon laquelle l’islam ne serait rien de plus que quelque chose de « médiéval » qui, simplement, n’aurait pas (encore) pu négocier le virage de la sécularisation que l’Occident a pris à l’époque moderne » (p. 162). Mais cette dernière formule doit être bien entendue. Car sur ce point encore, la modernité n’a pas vraiment innové. Le virage de la sécularisation n’a pu être pris que conditionné par la chrétienté médiévale où c’est l’action des papes qui a tendu, dès le XIe siècle, à laïciser le pouvoir politique en lui retirant toute initiative en matière spirituelle (p. 143). Le mot même de séculier appartient originellement au langage ecclésiastique, puisqu’il désigne celui qui, au sein de l’Eglise, vit dans le « siècle » (p. 131). Formulons cependant un étonnement à propos de l’usage du concept de rationalisme, qui caractériserait la seule pensée chrétienne et même, curieusement, Dieu (pp. 86–87). Il y a pour le moins une ambiguïté à qualifier de rationaliste, distinguée de rationnelle, la simple défense de la raison qui bien sûr caractérise le catholicisme (mais est-ce toujours le cas du protestantisme ?). Il reste qu’aujourd’hui toute approche critique de la modernité est bienvenue, elle contribue à une tâche essentielle de clarification et de survie. De ce point de vue, relevons le précieux néologisme de modernite forgé par Brague : de l’adhésion à la modernité comme pathologie ! A cet égard le titre du livre, Modérément moderne, pose une question embarrassante : peut-il exister une modernite modérée, y a‑t-il un juste milieu dans une maladie ? L’ouvrage vaut mieux que son titre, car l’auteur, s’il ne fait pas qu’y traiter de la modernité, n’y manifeste aucun symptôme de cette modernite qu’il dénonce brillamment – un terme qui aurait avantageusement figuré dans un titre plus révélateur et plus sainement provocateur.