Kasperiana
Blaise Pascal en son temps s’était élevé contre les casuistes de complaisance : « C’est ainsi que nos Pères ont déchargé les hommes de l’obligation pénible d’aimer Dieu actuellement […] vous verrez que [pour eux] cette dispense de l’obligation fâcheuse d’aimer Dieu est le privilège de la loi évangélique par dessus la judaïque. » (Les Provinciales, lettre X) Le cardinal Walter Kasper a beau s’en défendre et vouloir se placer sur un modeste plan pastoral : la conférence qu’il a prononcée devant le consistoire extraordinaire des cardinaux, les 20 et 21 février 2014 ((. Walter Kasper, Il Vangelo delle famiglia, Editrice Queriniana, Brescia, 2014, 76 p. En plus de la conférence, le volume contient quelques appendices qui précisent ou simplement répètent des éléments du document principal. A plusieurs reprises, par la suite, le cardinal Kasper a maintenu sa thèse. Dans cet article, toute citation, sans autre indication que celle des pages, est tirée de ce livre. )) , à la demande du pape François, renvoie à cette indignation de l’auteur des Provinciales, aggravée de l’impression d’une malhonnêteté intellectuelle. Le cadre de ce discours, qu’il convient de préciser avant de revenir aux propos en question, augmente les sentiments que l’on vient de dire et les tourne en une forme d’inquiétude. A la fin de l’année 2013, un synode extraordinaire sur la famille et les défis extraordinaires qui sont les siens actuellement a été convoqué pour l’automne prochain. Malheureusement, mais sans que cela ne suscite de réelle surprise, la discussion et les débats préliminaires se sont rapidement focalisés sur la question des divorcés remariés. Cette question, pendante depuis quelques décennies au sein de l’Eglise catholique, au moins dans les pays occidentaux, se réduit souvent à deux interrogations ou deux revendications : celle de l’accueil dans une église ou devant un ministre ordonné d’une cérémonie célébrant la nouvelle union de deux personnes dont l’une au moins a été auparavant unie par le sacrement du mariage avec quelqu’un d’autre ; et celle de la possibilité pour les divorcés remariés d’accéder aux sacrements de l’Eucharistie et de la Pénitence. La réponse de l’Eglise à l’une comme à l’autre demande est négative, et les textes sont si clairs et si nombreux qu’ils diriment, pense-t-on, toute hésitation ou toute hypothèse. Restent alors la bienveillance et l’exhortation à la conversion, avec leurs modalités diverses, que pasteurs et baptisés doivent exercer envers ces personnes.
Toutefois, en pratique est née en certains endroits une pastorale plus qu’accommodante qui, pour le premier point, organise des bénédictions qui peuvent aller jusqu’à la parodie pure et simple du mariage ; et qui, pour le second, autorise ou ne dit rien contre une vie sacramentelle ordinaire. « Solutions » qui ne rencontrent pas, ou guère, de réprobation officielle ; peut-être parce que, pour les uns comme pour les autres, le phénomène du divorce et des familles recomposées est à ce point massif et civilement reconnu qu’il doit être pris avant tout comme un fait, une donnée dans l’horizon indiscuté de laquelle il convient de penser et d’agir.
Si surprise il y a eu en ce début du processus qui aboutira au synode extraordinaire des évêques, avec ses deux sessions en octobre 2014 puis l’année suivante, cela n’est pas venu, non plus et malheureusement, de ce que certains épiscopats (allemand, suisse, autrichien) ont transmis en réponse au questionnaire romain sur les défis contemporains concernant la famille : selon eux, l’Eglise doit changer sa discipline en vue d’un accueil miséricordieux, voire d’une acceptation de cette situation.
La surprise est plutôt venue de la présentation de la question par le cardinal Kasper dans la conférence déjà mentionnée et que l’on se propose d’étudier ici ; conférence qui a donné lieu, dans l’assemblée cardinalice puis dans le monde catholique, à des réactions à la fois passionnées et argumentées ((. Le quotidien italien Il Foglio est sans doute l’organe de presse où ce débat s’est déroulé de la manière la plus ample. On peut s’y reporter sans difficulté sur le site http://www.ilfoglio.it/.)) .
Certains diront ici que la question des divorcés remariés n’est ni la plus urgente ni la plus préoccupante des attaques contre la famille ou plus prosaïquement de ses faiblesses. Rappelons simplement qu’elle se trouve, avec la question de la génération, au fondement même de la famille. Ainsi le code de droit canonique, en son troisième canon concernant le mariage (les deux premiers en ont rappelé la nature sacramentelle), déclare-t-il : « Les propriétés essentielles du mariage sont l’unité et l’indissolubilité qui, dans le mariage chrétien, en raison du sacrement, acquièrent une solidité particulière. » (can. 1056) Dans le champ civil, il n’en va pas différemment sur le plan des principes et on peut légitimement penser que l’acte fondateur du mouvement de décomposition du mariage civil n’est pas à chercher dans la reconnaissance de l’union libre, dans l’instauration du Pacs ou dans le « mariage » homosexuel, mais bien dans l’introduction du divorce civil où l’individu impose aussi sa suprématie sur toute autre réalité.
Quelle est la solution proposée par le cardinal Kasper et qui a suscité à juste titre tant de réactions ? Il s’agit, selon lui, de s’inspirer de la pratique des Eglises orthodoxes, en puisant dans le trésor moral et spirituel de l’Eglise catholique afin, non pas – l’éminence allemande s’en défend vigoureusement – de mettre à bas ou simplement de relativiser l’indissolubilité de l’union conjugale, mais dans certains cas de rendre possible une seconde union : elle n’aurait pas le statut du mariage (ce qui semble se résumer au fait qu’elle ne serait pas déclarée sacramentelle, mais elle en aurait toutes les caractéristiques et en produirait tous les fruits : qu’est-ce, si ce n’est un mariage ?), mais elle serait reconnue et sanctionnée par l’Eglise et surtout elle ouvrirait l’accès aux sacrements de l’Eucharistie et de la Pénitence. « La tradition catholique ne connaît pas, à la différence des Eglises orthodoxes, le principe de l’oikonomia, mais elle connaît le principe analogue de l’epikie, du discernement des esprits, de l’équiprobabilisme (Alphonse de Liguori), de même que la conception thomiste de la vertu cardinale de prudence, laquelle applique une norme générale à une situation concrète (chose qui, selon la signification que lui donne Thomas d’Aquin, n’a rien à voir avec l’éthique de la situation). » (p. 68)
Sans entrer dans des détails techniques, il importe de présenter succinctement ce principe de la tradition latine ((. On se limite ici à l’épikie, les autres notions étant prises par le cardinal Kasper dans un sens équivalent, pour autant qu’on puisse s’en rendre compte. )) , non pour lui-même mais parce que son analyse apporte un éclairage sur la logique de fond avancée et en révèle le caractère révolutionnaire : la déconsidération du caractère absolu, irréformable de certaines lois et ce au nom d’un prétendu mouvement irrépressible et englobant de la miséricorde divine. Voilà le nouveau « privilège de la loi évangélique » qui dispense de toute obligation « fâcheuse », parce que « pénible »…
De plus, du côté de la forme, on remarquera qu’une méthode se dégage, qui est celle-là même qui fut employée pour justifier l’œcuménisme, la liberté religieuse, les méthodes artificielles de contraception (justification non avalisée pour ce dernier cas).
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