Revue de réflexion politique et religieuse.

Le dia­logue isla­mo-chré­tien : pour­quoi il ne sert à rien (ou presque)

Article publié le 9 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il y a vingt ans, Roger Arnal­dez écri­vait : « Depuis long­temps j’ai des doutes sur le sens qu’on peut don­ner à un dia­logue isla­mo-chré­tien… J’ai, il y a quelques années à Aix, […] essayé d’affirmer, avec pré­cau­tion, qu’un chré­tien ne pou­vait croire que le Coran est la parole même de Dieu. La réac­tion des musul­mans invi­tés fut des plus vives : j’étais un « enne­mi de l’islam ». J’eus beau ajou­ter que les musul­mans ne croyaient pas de leur côté que les textes sacrés judéo-chré­tiens étaient la parole de Dieu. Cela, ils l’admettaient, mais ils n’admettaient pas que la réci­proque était fon­dée. Com­ment, dans de telles condi­tions, conce­voir la pos­si­bi­li­té du dia­logue ? » ((. Roger Arnal­dez, Lettre au père Mau­rice Borr­mans, 7 sep­tembre 1994 (dis­po­nible sur : http://islam-connaissance.blogspot.fr/2008/04/lettre-de-roger-arnaldez-islamologue-au.html).)) . Isla­mo­logue de haut niveau, enga­gé aus­si dans ce dia­logue, Roger Arnal­dez remet ain­si en cause une par­tie de sa car­rière, toute son action envers les musul­mans, à l’approche de la fin de sa vie. Et il fait part de ses « doutes » à son ami, le père Borr­mans, deve­nu l’un des per­son­nages-clés de ce dia­logue. L’effet de ce « pas en arrière » fut très limi­té, aus­si bien auprès du des­ti­na­taire de sa lettre que sur le déve­lop­pe­ment du dia­logue inter­re­li­gieux, com­plè­te­ment entré dans les mœurs de l’Eglise. La ren­contre de l’islam n’est pas une nou­veau­té pour les chré­tiens. Mais l’expansion de l’Islam, puis l’expansion colo­niale euro­péenne dans les pays conquis par les musul­mans et enfin l’installation de plus en plus mas­sive de musul­mans afri­cains, asia­tiques ou autres dans les pays d’ancienne « chré­tien­té » posent le pro­blème de la coexis­tence de deux civi­li­sa­tions peu mis­cibles. Sur le plan social le plus simple, les heurts ne sont que secon­daires par rap­port à la convi­via­li­té natu­relle ; fou­lard et nour­ri­ture hal­lal ont une impor­tance rela­ti­ve­ment limi­tée, et témoignent sur­tout des ten­sions au sein des com­mu­nau­tés musul­manes confron­tées à une civi­li­sa­tion plus libé­rale et moins reli­gieuse. Plus com­plexe appa­raît l’ensemble des rela­tions met­tant en cause l’appartenance à l’une des deux reli­gions : conversion/ apos­ta­sie, reli­gion des enfants issus de couples reli­gieu­se­ment mixtes, etc. Et encore plus com­plexe la ques­tion d’un dia­logue conçu comme une mise en com­mun des doc­trines des deux reli­gions.
Pen­dant long­temps, la coexis­tence sans « dia­logue » a pu sub­sis­ter sans dif­fi­cul­té. Dans un livre char­mant que nous avons chro­ni­qué naguère, un pied-noir raconte la sub­stance du « dia­logue inter­re­li­gieux » qu’il eut, comme beau­coup d’autres, avec un voi­sin musul­man : « Dieu, il y croit vrai­ment. Il ne sait pas quelle est la reli­gion du vrai. Est-ce celle du Coran, du Tal­mud ou des Evan­giles ? Mais il ne craint pas, parce qu’il sait que Dieu est unique. Pour la sur­prise, conclut-il, on ver­ra au bout du compte » ((. Mau­rice Bru­net­ti, Des pépites dans mon mari­got. Les Presses du midi, 2011, pp 161–162.)) . Ce com­por­te­ment, il est vrai peu scien­ti­fique, n’est plus de mise, au moins chez les chré­tiens. Car, dans sa contri­bu­tion au livre qu’elle a coor­don­né, Marie-Thé­rèse Urvoy cite cette mer­veilleuse phrase du rec­teur de la grande uni­ver­si­té isla­mique du Caire, Al Azhar, appre­nant qu’un dia­logue inter­re­li­gieux a été pré­vu dans ses locaux : « Le dia­logue, pour­quoi ? Ici l’islam a tout pré­vu pour les juifs et les chré­tiens » ((. In Le dia­logue d’après Vati­can II, Edi­tions de Paris, Ver­sailles, 2013. Le dia­logue isla­mo-chré­tien contem­po­rain : rai­son et sen­ti­ments, pp. 47–59 ; ici, p. 56, note 8. )) . Au moins, du côté d’Al Azhar, on pose les bonnes ques­tions, même si la réponse ne peut convaincre tout le monde.
Après un remar­quable petit livre, qui rend des ser­vices incom­pa­rables à toute per­sonne inté­res­sée par le dia­logue et dési­reuse d’éviter tous les « faux-amis » qui le rendent vain ((. Abé­cé­daire du chris­tia­nisme et de l’islam. Pré­cis de notions théo­lo­giques com­pa­rées. Edi­tions de Paris, 2008.)) , Marie-Thé­rèse et Domi­nique Urvoy publient un « dic­tion­naire des dif­fi­cul­tés doc­tri­nales du dia­logue isla­mo-chré­tien » (c’est le sous-titre de leur livre), pré­sen­té par Le Point (10 avril 2014) comme « le livre-choc ». Sou­hai­tons effec­ti­ve­ment qu’il y ait un choc, peut-être fron­tal, mais en tout cas très utile, avec les pra­tiques et les pra­ti­ciens de ce dia­logue ((. La Mésen­tente, Cerf, avril 2014, 352 p., 24 €. )) . On peut en dou­ter : toutes les ins­ti­tu­tions humaines (et celles de l’Eglise sont aus­si humaines) peuvent étouf­fer les voix déran­geantes. Un exemple : dans le numé­ro du maga­zine qui pré­sente La mésen­tente, une réponse à l’entretien avec ses auteurs est lais­sée aux bons soins de Hans Küng et d’un spé­cia­liste du sou­fisme. Oublions celui-ci, pour­tant inté­res­sant puisqu’il tra­vaille aus­si sur « les liens entre spi­ri­tua­li­té et éco­lo­gie ». Hans Küng, pour sa part, a vite fait de dénier toute com­pé­tence aux Urvoy « en matière de théo­lo­gie chré­tienne » (quoique toutes ses affir­ma­tions-accu­sa­tions absurdes, dans ce domaine, com­mencent pru­dem­ment par « ils semblent »). Mais quelle est sa propre com­pé­tence en isla­mo­lo­gie, pour qu’il se per­mette, sans connaître l’arabe (or, le seul Coran véri­table ne peut être qu’en arabe), de pondre des cen­taines de pages sur l’islam ? En outre, sur le plan de la théo­lo­gie catho­lique que déjà l’Abécédaire pré­sen­tait fort bien, quelle confiance peut-on lui accor­der ? Depuis 1979, Rome lui a reti­ré sa mis­sio cano­ni­ca, ce qui le dis­qua­li­fie quelque peu de ce côté ; et comme il refuse avec force le qua­li­fi­ca­tif de théo­lo­gien « indé­pen­dant » que lui attri­buent les Urvoy, de qui ou de quoi dépend-il ?
Mais sur­tout, peut-on espé­rer lut­ter avec suc­cès contre « l’esprit du temps », sou­vent affu­blé d’une majus­cule pour par­faire la confu­sion ? L’origine de la concep­tion actuelle du dia­logue est bien éta­blie, notam­ment dans la contri­bu­tion de Marie-Thé­rèse Urvoy au Dia­logue d’après Vati­can II : elle résulte de quelques approxi­ma­tions et extra­po­la­tions de Paul VI. Dans son cor­pus doc­tri­nal, Vati­can II est res­té plus tra­di­tion­nel, et lie encore dia­logue et conver­sion sou­hai­tée et pos­sible.
Lors de son voyage à Jéru­sa­lem, il y a tout juste cin­quante ans, où il ren­contre le patriarche ortho­doxe Athé­na­go­ras, le pape salue avec une défé­rence « par­ti­cu­lière […] qui­conque pro­fesse le mono­théisme et rend un culte reli­gieux à l’unique et vrai Dieu […] le Dieu d’Abraham ». Cette for­mule est en soi incon­tes­table, mais d’intonation très cora­nique. C’est l’époque de la grande vogue de Louis Mas­si­gnon, où l’un de ses dis­ciples, Yoha­kim Mou­ba­rak affirme que le seul véri­table héri­tier d’Abraham est l’islam. Puis, dans l’encyclique Eccle­siam Suam, qui exalte le dia­logue, « l’Eglise se fait « conver­sa­tion » » (n. 53). On com­prend que, sous cet aspect, elle doive limi­ter ses ambi­tions : « Nous vou­lons pré­pa­rer les esprits, non pas trai­ter les sujets » (n. 54). Dans cette ligne modeste, Hans Küng pour­ra fort bien près d’un demi-siècle plus tard syn­thé­ti­ser la nou­velle métho­do­lo­gie : « Ici et main­te­nant, nous ne sommes plus dans une situa­tion de dog­ma­tisme reli­gieux, mais dans celle, post­mo­derne, du dia­logue inter­re­li­gieux » ((. Hans Küng, L’Islam, Cerf, 2010, p. 727. )) . Exclure le « dog­ma­tisme », c’est aus­si exclure l’objectif de conver­sion que, au milieu de phrases mal­heu­reuses ou mal­adroites, l’encyclique conser­vait encore.
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