Le dialogue islamo-chrétien : pourquoi il ne sert à rien (ou presque)
Il y a vingt ans, Roger Arnaldez écrivait : « Depuis longtemps j’ai des doutes sur le sens qu’on peut donner à un dialogue islamo-chrétien… J’ai, il y a quelques années à Aix, […] essayé d’affirmer, avec précaution, qu’un chrétien ne pouvait croire que le Coran est la parole même de Dieu. La réaction des musulmans invités fut des plus vives : j’étais un « ennemi de l’islam ». J’eus beau ajouter que les musulmans ne croyaient pas de leur côté que les textes sacrés judéo-chrétiens étaient la parole de Dieu. Cela, ils l’admettaient, mais ils n’admettaient pas que la réciproque était fondée. Comment, dans de telles conditions, concevoir la possibilité du dialogue ? » ((. Roger Arnaldez, Lettre au père Maurice Borrmans, 7 septembre 1994 (disponible sur : http://islam-connaissance.blogspot.fr/2008/04/lettre-de-roger-arnaldez-islamologue-au.html).)) . Islamologue de haut niveau, engagé aussi dans ce dialogue, Roger Arnaldez remet ainsi en cause une partie de sa carrière, toute son action envers les musulmans, à l’approche de la fin de sa vie. Et il fait part de ses « doutes » à son ami, le père Borrmans, devenu l’un des personnages-clés de ce dialogue. L’effet de ce « pas en arrière » fut très limité, aussi bien auprès du destinataire de sa lettre que sur le développement du dialogue interreligieux, complètement entré dans les mœurs de l’Eglise. La rencontre de l’islam n’est pas une nouveauté pour les chrétiens. Mais l’expansion de l’Islam, puis l’expansion coloniale européenne dans les pays conquis par les musulmans et enfin l’installation de plus en plus massive de musulmans africains, asiatiques ou autres dans les pays d’ancienne « chrétienté » posent le problème de la coexistence de deux civilisations peu miscibles. Sur le plan social le plus simple, les heurts ne sont que secondaires par rapport à la convivialité naturelle ; foulard et nourriture hallal ont une importance relativement limitée, et témoignent surtout des tensions au sein des communautés musulmanes confrontées à une civilisation plus libérale et moins religieuse. Plus complexe apparaît l’ensemble des relations mettant en cause l’appartenance à l’une des deux religions : conversion/ apostasie, religion des enfants issus de couples religieusement mixtes, etc. Et encore plus complexe la question d’un dialogue conçu comme une mise en commun des doctrines des deux religions.
Pendant longtemps, la coexistence sans « dialogue » a pu subsister sans difficulté. Dans un livre charmant que nous avons chroniqué naguère, un pied-noir raconte la substance du « dialogue interreligieux » qu’il eut, comme beaucoup d’autres, avec un voisin musulman : « Dieu, il y croit vraiment. Il ne sait pas quelle est la religion du vrai. Est-ce celle du Coran, du Talmud ou des Evangiles ? Mais il ne craint pas, parce qu’il sait que Dieu est unique. Pour la surprise, conclut-il, on verra au bout du compte » ((. Maurice Brunetti, Des pépites dans mon marigot. Les Presses du midi, 2011, pp 161–162.)) . Ce comportement, il est vrai peu scientifique, n’est plus de mise, au moins chez les chrétiens. Car, dans sa contribution au livre qu’elle a coordonné, Marie-Thérèse Urvoy cite cette merveilleuse phrase du recteur de la grande université islamique du Caire, Al Azhar, apprenant qu’un dialogue interreligieux a été prévu dans ses locaux : « Le dialogue, pourquoi ? Ici l’islam a tout prévu pour les juifs et les chrétiens » ((. In Le dialogue d’après Vatican II, Editions de Paris, Versailles, 2013. Le dialogue islamo-chrétien contemporain : raison et sentiments, pp. 47–59 ; ici, p. 56, note 8. )) . Au moins, du côté d’Al Azhar, on pose les bonnes questions, même si la réponse ne peut convaincre tout le monde.
Après un remarquable petit livre, qui rend des services incomparables à toute personne intéressée par le dialogue et désireuse d’éviter tous les « faux-amis » qui le rendent vain ((. Abécédaire du christianisme et de l’islam. Précis de notions théologiques comparées. Editions de Paris, 2008.)) , Marie-Thérèse et Dominique Urvoy publient un « dictionnaire des difficultés doctrinales du dialogue islamo-chrétien » (c’est le sous-titre de leur livre), présenté par Le Point (10 avril 2014) comme « le livre-choc ». Souhaitons effectivement qu’il y ait un choc, peut-être frontal, mais en tout cas très utile, avec les pratiques et les praticiens de ce dialogue ((. La Mésentente, Cerf, avril 2014, 352 p., 24 €. )) . On peut en douter : toutes les institutions humaines (et celles de l’Eglise sont aussi humaines) peuvent étouffer les voix dérangeantes. Un exemple : dans le numéro du magazine qui présente La mésentente, une réponse à l’entretien avec ses auteurs est laissée aux bons soins de Hans Küng et d’un spécialiste du soufisme. Oublions celui-ci, pourtant intéressant puisqu’il travaille aussi sur « les liens entre spiritualité et écologie ». Hans Küng, pour sa part, a vite fait de dénier toute compétence aux Urvoy « en matière de théologie chrétienne » (quoique toutes ses affirmations-accusations absurdes, dans ce domaine, commencent prudemment par « ils semblent »). Mais quelle est sa propre compétence en islamologie, pour qu’il se permette, sans connaître l’arabe (or, le seul Coran véritable ne peut être qu’en arabe), de pondre des centaines de pages sur l’islam ? En outre, sur le plan de la théologie catholique que déjà l’Abécédaire présentait fort bien, quelle confiance peut-on lui accorder ? Depuis 1979, Rome lui a retiré sa missio canonica, ce qui le disqualifie quelque peu de ce côté ; et comme il refuse avec force le qualificatif de théologien « indépendant » que lui attribuent les Urvoy, de qui ou de quoi dépend-il ?
Mais surtout, peut-on espérer lutter avec succès contre « l’esprit du temps », souvent affublé d’une majuscule pour parfaire la confusion ? L’origine de la conception actuelle du dialogue est bien établie, notamment dans la contribution de Marie-Thérèse Urvoy au Dialogue d’après Vatican II : elle résulte de quelques approximations et extrapolations de Paul VI. Dans son corpus doctrinal, Vatican II est resté plus traditionnel, et lie encore dialogue et conversion souhaitée et possible.
Lors de son voyage à Jérusalem, il y a tout juste cinquante ans, où il rencontre le patriarche orthodoxe Athénagoras, le pape salue avec une déférence « particulière […] quiconque professe le monothéisme et rend un culte religieux à l’unique et vrai Dieu […] le Dieu d’Abraham ». Cette formule est en soi incontestable, mais d’intonation très coranique. C’est l’époque de la grande vogue de Louis Massignon, où l’un de ses disciples, Yohakim Moubarak affirme que le seul véritable héritier d’Abraham est l’islam. Puis, dans l’encyclique Ecclesiam Suam, qui exalte le dialogue, « l’Eglise se fait « conversation » » (n. 53). On comprend que, sous cet aspect, elle doive limiter ses ambitions : « Nous voulons préparer les esprits, non pas traiter les sujets » (n. 54). Dans cette ligne modeste, Hans Küng pourra fort bien près d’un demi-siècle plus tard synthétiser la nouvelle méthodologie : « Ici et maintenant, nous ne sommes plus dans une situation de dogmatisme religieux, mais dans celle, postmoderne, du dialogue interreligieux » ((. Hans Küng, L’Islam, Cerf, 2010, p. 727. )) . Exclure le « dogmatisme », c’est aussi exclure l’objectif de conversion que, au milieu de phrases malheureuses ou maladroites, l’encyclique conservait encore.
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