Le leurre fédéraliste
Il y a près de vingt ans j’avais abordé la question, déjà rebattue depuis des décennies, de la « crise de l’Etat », sorte de toile de fond qui nous permet de contempler, en plan rapproché, un ensemble de thèmes apparemment indépendants mais qui sont, en dernier ressort, très fortement associés ((. Miguel Ayuso, ¿Después del Leviathan ? Sobre el Estado y su signo, Speiro, Madrid, 1996. )) . Cinq niveaux au moins de considération peuvent ainsi être distingués. Tout d’abord la faillite de la nation, entre l’intégration supranationale et la désintégration infrarégionale, avec pour corollaire l’éclosion des nationalismes. Second bloc d’investigation : devant le recul palpable du politique ou du public, le « retour » supposé de la société. Puis nous trouvons la reconsidération du rôle de l’Etat dans l’économie globalisée et régie par une « gouvernance ». Arrive ensuite le discrédit du système politique dominant – à l’opposé du mirage qui l’imaginait, il y a peu encore, installé dans la splendeur de la « fin de l’histoire » – discrédit qui nous plonge dans le désenchantement et l’épuisement. Pour finir, la question du pluralisme bourgeonne de nouveau avec le paradigme du « multiculturalisme ». Pour résumer d’un mot, on pouvait dire que nous nous trouvions ainsi devant les marques de la postmodernité, caractérisée par la sécularisation radicale et la dissolution totale des religions civiles. Cependant, la nature fluide, c’est-à-dire, dans l’absolu, consolidée, de la situation qu’il s’agissait de comprendre, et son caractère critique du fait d’être affectée inexorablement de signes contradictoires, obligeait à moduler avec beaucoup de soin les jugements apportés. Ainsi, en premier lieu, beaucoup d’Etats nationaux – spécialement les plus anciens et les plus cohérents – présentent des bases plus solides que celles des nouvelles formules d’organisation : en Espagne, par exemple, il semble nécessaire de protéger un ordre national, simultanément atrophié et hypertrophié, face aux nationalismes séparatistes purement dissolvants ou à la tendance à l’amoralisme des institutions technocratiques, cryptocratiques ou communautaires. En même temps cependant, la tendance clairement perceptible vers un « régionalisme fonctionnel » réunit des avantages indubitables en comparaison de la rigidité étatique. D’un second point de vue, la société civile peut n’être aujourd’hui qu’un amas assez informe de lobbies et de groupes de pression, plutôt qu’un corps vivant ; cependant le retour d’une société civile – quelle qu’elle soit – introduit des facteurs salutaires de vitalité et d’initiative dans une situation vieillissante. La crise de l’Etat-providence contribue à ramener le colosse étatique à des proportions plus raisonnables – certains voudraient même poursuivre la réduction en dessous du minimum indispensable – et abandonne à son sort l’insane utopie socialiste ; mais elle consacre le règne du néolibéralisme en comprenant faussement le principe de subsidiarité – qui dans son acception correcte suppose, selon le cas, aussi bien l’abstention que l’aide – et favorise l’injustice et l’absence de solidarité. La décadence des mécanismes représentatifs et même de toute la machinerie politique moderne annonce – et nous arrivons au dernier point – la fin d’une certaine mythologie, mais en même temps elle cache à peine la convoitise des grands intérêts, des grandes frustrations et des mises à l’écart. Pour finir, le pluralisme exacerbé, politique et culturel, permet, d’une part, de récupérer partiellement le sens de la communauté, en même temps qu’il menace de détruire la vie en commun aux niveaux supérieurs. Et ainsi de suite. C’est pourquoi, et telle était la conclusion, après avoir abattu l’Etat moderne, on courait le risque de dissoudre quelque chose de plus profond et de plus stable, à savoir la communauté politique elle-même ((. Ibid., pp. 188–189. )) .
État fédéral et crise de l’État
Il convient donc d’approfondir dans ce tableau le premier des niveaux énumérés et, en particulier, la signification du fédéralisme dans la culture juridique contemporaine. Celui-ci apparaît dans les deux tendances signalées plus haut, c’est-à-dire la subordination inexorable de l’Etat à des instances supranationales, et le relâchement de l’unité interne des Etats sous l’effet des tensions interrégionales. Mais tandis que, dans le premier cas, les différences sont à peine perceptibles, la gravité du deuxième est plus accusée dans certaines nations que dans d’autres, au point que l’on peut dire que si la forme fédérale de l’Etat semble mieux résister, c’est précisément parce que – dans une certain mesure – elle inclut déjà la division, bien que sans arriver à la rupture ((. Cf. Álvaro d’Ors, La violencia y el orden, Dyrsa, Madrid, 1987, pp. 107 ss. )) . Il est remarquable dans ce sens que les Etats-Unis, comme auparavant l’Union soviétique, présentent cette forme constitutionnelle, tout comme l’Allemagne d’une manière différente. L’Italie et l’Espagne, qui pour leur part sont d’authentiques Etats régionaux, unitaires certes, mais décentralisés non seulement administrativement mais aussi politiquement, ont connu une forte accentuation fédéralisante dans les dernières décennies. Il semble que seule la France présente une forte résistance à la décomposition territoriale intérieure, ce qui est logique puisque l’Etat y est né et n’a nulle part atteint une plus grande pureté. Et cela malgré le fait que soit sorti d’elle, dans une direction apparemment opposée, le plan d’organisation du territoire européen comme ensemble de régions : « l’Europe des régions ».
Peut-être que le cas espagnol est de toutes façons celui qui montre le plus nettement la tendance à la désagrégation.
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