Le multiculturalisme. Entre le désordre et la contrainte
Les intellectuels occidentaux, comme s’ils voulaient imiter la devise du dollar américain e pluribus unum, ou celle de l’Union européenne in varietate concordia, semblent chercher un substitut au principe philosophique consacré par le christianisme, celui de l’unité dans la diversité. Par exemple, pour présenter le modèle postdémocratique d’organisation sociale, où pluriel et universel sont censés se réconcilier, Edgar Morin (La Voie. Pour l’avenir de l’humanité) utilise l’adage latin sparsa colligo [je réunis ce qui est dispersé]. La semi-vérité ou le demi-mensonge de Gadamer sur le langage (« le parler n’appartient pas à la sphère du « je » mais à celle du « nous » ») met en garde contre le danger de certaines manières de s’exprimer qui, dans un contexte déterminé, peuvent devenir très nuisibles à la compréhension de la réalité. C’est le cas de certains termes apparemment inoffensifs, récurrents dans le langage ecclésiastique actuel, tels que « multiculturalisme », « pluralisme », « diversité culturelle », etc. Le prisme optimiste déformant qui prévaut dans ce milieu y a créé tout un lexique de « compréhension et de miséricorde envers les personnes différentes ». Certes dans la pensée traditionnelle, l’universalité n’a jamais été ennemie de la diversité et de la différence. Mais l’hégémonie de termes comme ceux qui viennent d’être cités dissimule une intention politique qui prétend éroder le concept d’« universel » (catholique) pour le remplacer par un autre, abstrait, produit conceptuel très éloigné du mode d’expression traditionnel. Si l’on veut comprendre la fonction politique de certains termes, les manipulations conceptuelles auxquelles ils donnent lieu ou l’impasse qu’ils manifestent, on peut se référer à la thèse de María Zambrano, pour qui le pouvoir transformé en absolu est toujours une « méthode », d’où il suit que le langage mis en œuvre par le pouvoir n’est pas neutre mais correspond à une logique de domination ((. María Zambrano, Persona y democracia, Siruela, Madrid, 2004, p. 81. )) . Ainsi en va-t-il du terme « culture », compris comme une sorte d’ethnicité ((. Cf. Sharon Zukin, The culture of cities, Blackwell, Oxford, 1995, p. 263. Cet auteur explique que c’est « l’épuisement de l’idéal d’un destin commun [qui] a renforcé l’attrait de la culture » comme produit de substitution.)) . Tenant compte de la difficulté de définition des termes, on cherchera ici à faire ressortir la différence entre la véritable communauté (la polis) et la configuration postmoderne de pseudo-collectifs ou de prétendues cultures qui tendent à la remplacer. Et soulignons aussi, à la suite de Eric Hobsbawm, l’abus du terme même de « communauté », d’où son épuisement dans le discours et le jugement politiques. « La communauté est en déclin, l’identité en construction » ((. Jock Young, The exclusive Society, Sage publications, Londres, 1999, p. 164. )) . Appliquons ici au concept d’« identité » la création, artificielle ou non, d’éléments non transmis par la tradition, mais provenant d’intentions politiques et de l’épuisement des véritables identités ou même des flux migratoires. Il faut donc entendre le multiculturalisme comme une somme ou un amalgame d’identités qui remplacent une réalité sociale. En d’autres termes, l’émergence des « sociétés multiculturelles » montre l’épuisement d’une réalité communautaire. Aujourd’hui, on veut nous faire croire que ces « contructions multiculturelles » sont de véritables sociétés. Mais la seule démonstration apportée est celle de l’intronisation du nihilisme dans nos sociétés agonisantes. Cette relation qu’établit le nihilisme entre la réalité et la fabulation a d’ailleurs été très bien décrite par Gianni Vattimo ((. Cf. Gianni Vattimo, La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture postmoderne [1985], Seuil, 1987, spécialement « I. Pour une apologie du nihilisme », pp. 23–34. Selon Vattimo, la « fable » du monde vrai est un nihilisme dans la mesure où elle suppose un affaiblissement de la force contraignante du réel.)) . L’apparent vitalisme multiculturaliste de nos sociétés dissimule donc en réalité un profond nihilisme. Il est intéressant de montrer le danger que représente l’utilisation de certains termes qui peuvent dissoudre la compréhension de la société, la capacité de juger les événements en Occident, et, pire encore, enfermer dans le « cycle totalement clos de l’imagination politique moderne », selon l’avertissement de François Furet ((. Cf. François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Calmann-Lévy/Robert Laffont, 1995. )) .
Multiculturalisme : réalité ou idéologie ?
On le sait, la postmodernité exclut le recours aux « grands récits ». La mort des idéologies et de leurs « méta-récits » rationalisateurs a laissé la place aux micro-idéologies les plus disparates qui prétendent combler un vide intellectuel sans précédent dans l’histoire occidentale ((. Cf. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Les Editions de Minuit, 1979. Daniel Bell a bien souligné aussi ce processus dans La Fin de l’idéologie [trad. E. Baillon], Puf, 1997. )) . Si au XVIIIe siècle l’Etat kantien et hégélien se vantait d’incarner l’universalité de la rationalité, aujourd’hui ce principe veut continuer d’exister (avec la proclamation des Droits de l’homme par exemple), dans la mesure où il soutient en même temps le contraire : tout est divers, relatif, l’universel est nié (au moins dans son sens original). Le multiculturalisme est un maillon supplémentaire de cet univers des micro-idéologies, et il ne faut pas en minimiser l’importance dans la conception de l’« imaginaire » social mis en place dans la plus grande partie de la masse des gens.
La fabulation constante de la réalité constatée par Nietzsche se transfère sur des concepts de contenu profondément ambigu, et tel est bien celui de multiculturalisme. Dans un premier temps, l’expression a surgi dans les universités d’Amérique du Nord face à l’échec du melting pot et de la tentative effectuée pour le remplacer par une nouvelle micro-idéologie. Il ne faudrait pourtant pas dire que le multiculturalisme n’est qu’une situation sociale où se produit, par immigration ou décision volontariste, la rencontre de cultures (ethniques ou identitaires) différentes. Si le problème du multiculturalisme se réduisait à cela, il s’agirait seulement d’un objet de simple discussion de sociologie politique : les sociétés qui respectent toutes les cultures seraient meilleures que celles qui appliquent des politiques d’assimilation à partir de la culture dominante (discussion cristallisée dans les modèles proposés par la Grande-Bretagne et la France). Dans cette perspective, il suffirait de reprendre le cadre théorique proposé par Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, les deux stratégies établies par les sociétés pour se relier aux « autres », l’antropoémique et l’antropophagique. La première élimine celles qui ne sont pas comme la moyenne du groupe, la seconde les assimile toutes, jusqu’à ce que disparaisse l’idée d’altérité. Au fond, ces stratégies ont toutes deux été mises en pratique par les politiques gouvernementales dans les pays européens, en particulier protestants, dans les colonies.
Il semblerait donc que le multiculturalisme actuel corresponde à la recherche d’un point intermédiaire où l’on accepterait les caractéristiques différentes et différenciatrices des « autres », tout en maintenant une structure commune légale et uniformisatrice. Telle est la vision « ingénue » d’Alain Touraine qui définit le multiculturalisme comme une « combinaison, dans un territoire donné, d’une unité sociale et d’une pluralité culturelle par le biais d’échanges et de communications entre des acteurs qui utilisent différentes catégories d’expression » ((. Alain Touraine, « ¿ Qué es una sociedad multicultural ? », in Claves de razón práctica [Madrid], 56, 1995, p. 15. )) . Cependant, cette « communauté inclusive » (Jock Young) est une contradiction dans les termes ((. En affirmant que l’homme est égal aux autres et différent des autres, Norberto Bobbio pose le problème sous une dimension plus métaphysique et transcendantale. Cf. Norberto Bobbio, Elogio de la mitezza, Milan, 1993. )) , un modèle pouvant dominer (Lévi-Strauss). Charles Taylor et Jürgen Habermas proposent quant à eux, mais de manière simpliste et réductrice, une flexibilisation du caractère universel des normes d’un Etat pour les adapter aux nécessités des minorités. Il s’agirait alors d’une solution assimilationniste mais avec certains privilèges et flexibilités pour éviter l’accusation d’être peu démocratiques.
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