Revue de réflexion politique et religieuse.

Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme. Entre le désordre et la contrainte

Article publié le 9 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les intel­lec­tuels occi­den­taux, comme s’ils vou­laient imi­ter la devise du dol­lar amé­ri­cain e plu­ri­bus unum, ou celle de l’Union euro­péenne in varie­tate concor­dia, semblent cher­cher un sub­sti­tut au prin­cipe phi­lo­so­phique consa­cré par le chris­tia­nisme, celui de l’unité dans la diver­si­té. Par exemple, pour pré­sen­ter le modèle post­dé­mo­cra­tique d’organisation sociale, où plu­riel et uni­ver­sel sont cen­sés se récon­ci­lier, Edgar Morin (La Voie. Pour l’avenir de l’humanité) uti­lise l’adage latin spar­sa col­li­go [je réunis ce qui est dis­per­sé]. La semi-véri­té ou le demi-men­songe de Gada­mer sur le lan­gage (« le par­ler n’appartient pas à la sphère du « je » mais à celle du « nous » ») met en garde contre le dan­ger de cer­taines manières de s’exprimer qui, dans un contexte déter­mi­né, peuvent deve­nir très nui­sibles à la com­pré­hen­sion de la réa­li­té. C’est le cas de cer­tains termes appa­rem­ment inof­fen­sifs, récur­rents dans le lan­gage ecclé­sias­tique actuel, tels que « mul­ti­cul­tu­ra­lisme », « plu­ra­lisme », « diver­si­té cultu­relle », etc. Le prisme opti­miste défor­mant qui pré­vaut dans ce milieu y a créé tout un lexique de « com­pré­hen­sion et de misé­ri­corde envers les per­sonnes dif­fé­rentes ». Certes dans la pen­sée tra­di­tion­nelle, l’universalité n’a jamais été enne­mie de la diver­si­té et de la dif­fé­rence. Mais l’hégémonie de termes comme ceux qui viennent d’être cités dis­si­mule une inten­tion poli­tique qui pré­tend éro­der le concept d’« uni­ver­sel » (catho­lique) pour le rem­pla­cer par un autre, abs­trait, pro­duit concep­tuel très éloi­gné du mode d’expression tra­di­tion­nel. Si l’on veut com­prendre la fonc­tion poli­tique de cer­tains termes, les mani­pu­la­tions concep­tuelles aux­quelles ils donnent lieu ou l’impasse qu’ils mani­festent, on peut se réfé­rer à la thèse de María Zam­bra­no, pour qui le pou­voir trans­for­mé en abso­lu est tou­jours une « méthode », d’où il suit que le lan­gage mis en œuvre par le pou­voir n’est pas neutre mais cor­res­pond à une logique de domi­na­tion ((. María Zam­bra­no, Per­so­na y demo­cra­cia, Sirue­la, Madrid, 2004, p. 81. )) . Ain­si en va-t-il du terme « culture », com­pris comme une sorte d’ethnicité ((. Cf. Sha­ron Zukin, The culture of cities, Bla­ck­well, Oxford, 1995, p. 263. Cet auteur explique que c’est « l’épuisement de l’idéal d’un des­tin com­mun [qui] a ren­for­cé l’attrait de la culture » comme pro­duit de sub­sti­tu­tion.)) . Tenant compte de la dif­fi­cul­té de défi­ni­tion des termes, on cher­che­ra ici à faire res­sor­tir la dif­fé­rence entre la véri­table com­mu­nau­té (la polis) et la confi­gu­ra­tion post­mo­derne de pseu­do-col­lec­tifs ou de pré­ten­dues cultures qui tendent à la rem­pla­cer. Et sou­li­gnons aus­si, à la suite de Eric Hobs­bawm, l’abus du terme même de « com­mu­nau­té », d’où son épui­se­ment dans le dis­cours et le juge­ment poli­tiques. « La com­mu­nau­té est en déclin, l’identité en construc­tion » ((. Jock Young, The exclu­sive Socie­ty, Sage publi­ca­tions, Londres, 1999, p. 164. )) . Appli­quons ici au concept d’« iden­ti­té » la créa­tion, arti­fi­cielle ou non, d’éléments non trans­mis par la tra­di­tion, mais pro­ve­nant d’intentions poli­tiques et de l’épuisement des véri­tables iden­ti­tés ou même des flux migra­toires. Il faut donc entendre le mul­ti­cul­tu­ra­lisme comme une somme ou un amal­game d’identités qui rem­placent une réa­li­té sociale. En d’autres termes, l’émergence des « socié­tés mul­ti­cul­tu­relles » montre l’épuisement d’une réa­li­té com­mu­nau­taire. Aujourd’hui, on veut nous faire croire que ces « contruc­tions mul­ti­cul­tu­relles » sont de véri­tables socié­tés. Mais la seule démons­tra­tion appor­tée est celle de l’intronisation du nihi­lisme dans nos socié­tés ago­ni­santes. Cette rela­tion qu’établit le nihi­lisme entre la réa­li­té et la fabu­la­tion a d’ailleurs été très bien décrite par Gian­ni Vat­ti­mo ((. Cf. Gian­ni Vat­ti­mo, La fin de la moder­ni­té. Nihi­lisme et her­mé­neu­tique dans la culture post­mo­derne [1985], Seuil, 1987, spé­cia­le­ment « I. Pour une apo­lo­gie du nihi­lisme », pp. 23–34. Selon Vat­ti­mo, la « fable » du monde vrai est un nihi­lisme dans la mesure où elle sup­pose un affai­blis­se­ment de la force contrai­gnante du réel.)) . L’apparent vita­lisme mul­ti­cul­tu­ra­liste de nos socié­tés dis­si­mule donc en réa­li­té un pro­fond nihi­lisme. Il est inté­res­sant de mon­trer le dan­ger que repré­sente l’utilisation de cer­tains termes qui peuvent dis­soudre la com­pré­hen­sion de la socié­té, la capa­ci­té de juger les évé­ne­ments en Occi­dent, et, pire encore, enfer­mer dans le « cycle tota­le­ment clos de l’imagination poli­tique moderne », selon l’avertissement de Fran­çois Furet ((. Cf. Fran­çois Furet, Le Pas­sé d’une illu­sion. Essai sur l’idée com­mu­niste au XXe siècle, Cal­mann-Lévy/­Ro­bert Laf­font, 1995. )) .

Mul­ti­cul­tu­ra­lisme : réa­li­té ou idéo­lo­gie ?

On le sait, la post­mo­der­ni­té exclut le recours aux « grands récits ». La mort des idéo­lo­gies et de leurs « méta-récits » ratio­na­li­sa­teurs a lais­sé la place aux micro-idéo­lo­gies les plus dis­pa­rates qui pré­tendent com­bler un vide intel­lec­tuel sans pré­cé­dent dans l’histoire occi­den­tale ((. Cf. Jean-Fran­çois Lyo­tard, La Condi­tion post­mo­derne. Rap­port sur le savoir, Les Edi­tions de Minuit, 1979. Daniel Bell a bien sou­li­gné aus­si ce pro­ces­sus dans La Fin de l’idéologie [trad. E. Baillon], Puf, 1997. )) . Si au XVIIIe siècle l’Etat kan­tien et hégé­lien se van­tait d’incarner l’universalité de la ratio­na­li­té, aujourd’hui ce prin­cipe veut conti­nuer d’exister (avec la pro­cla­ma­tion des Droits de l’homme par exemple), dans la mesure où il sou­tient en même temps le contraire : tout est divers, rela­tif, l’universel est nié (au moins dans son sens ori­gi­nal). Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme est un maillon sup­plé­men­taire de cet uni­vers des micro-idéo­lo­gies, et il ne faut pas en mini­mi­ser l’importance dans la concep­tion de l’« ima­gi­naire » social mis en place dans la plus grande par­tie de la masse des gens.
La fabu­la­tion constante de la réa­li­té consta­tée par Nietzsche se trans­fère sur des concepts de conte­nu pro­fon­dé­ment ambi­gu, et tel est bien celui de mul­ti­cul­tu­ra­lisme. Dans un pre­mier temps, l’expression a sur­gi dans les uni­ver­si­tés d’Amérique du Nord face à l’échec du mel­ting pot et de la ten­ta­tive effec­tuée pour le rem­pla­cer par une nou­velle micro-idéo­lo­gie. Il ne fau­drait pour­tant pas dire que le mul­ti­cul­tu­ra­lisme n’est qu’une situa­tion sociale où se pro­duit, par immi­gra­tion ou déci­sion volon­ta­riste, la ren­contre de cultures (eth­niques ou iden­ti­taires) dif­fé­rentes. Si le pro­blème du mul­ti­cul­tu­ra­lisme se rédui­sait à cela, il s’agirait seule­ment d’un objet de simple dis­cus­sion de socio­lo­gie poli­tique : les socié­tés qui res­pectent toutes les cultures seraient meilleures que celles qui appliquent des poli­tiques d’assimilation à par­tir de la culture domi­nante (dis­cus­sion cris­tal­li­sée dans les modèles pro­po­sés par la Grande-Bre­tagne et la France). Dans cette pers­pec­tive, il suf­fi­rait de reprendre le cadre théo­rique pro­po­sé par Lévi-Strauss dans Tristes tro­piques, les deux stra­té­gies éta­blies par les socié­tés pour se relier aux « autres », l’antropoémique et l’antropophagique. La pre­mière éli­mine celles qui ne sont pas comme la moyenne du groupe, la seconde les assi­mile toutes, jusqu’à ce que dis­pa­raisse l’idée d’altérité. Au fond, ces stra­té­gies ont toutes deux été mises en pra­tique par les poli­tiques gou­ver­ne­men­tales dans les pays euro­péens, en par­ti­cu­lier pro­tes­tants, dans les colo­nies.
Il sem­ble­rait donc que le mul­ti­cul­tu­ra­lisme actuel cor­res­ponde à la recherche d’un point inter­mé­diaire où l’on accep­te­rait les carac­té­ris­tiques dif­fé­rentes et dif­fé­ren­cia­trices des « autres », tout en main­te­nant une struc­ture com­mune légale et uni­for­mi­sa­trice. Telle est la vision « ingé­nue » d’Alain Tou­raine qui défi­nit le mul­ti­cul­tu­ra­lisme comme une « com­bi­nai­son, dans un ter­ri­toire don­né, d’une uni­té sociale et d’une plu­ra­li­té cultu­relle par le biais d’échanges et de com­mu­ni­ca­tions entre des acteurs qui uti­lisent dif­fé­rentes caté­go­ries d’expression » ((. Alain Tou­raine, « ¿ Qué es una socie­dad mul­ti­cul­tu­ral ? », in Claves de razón prác­ti­ca [Madrid], 56, 1995, p. 15. )) . Cepen­dant, cette « com­mu­nau­té inclu­sive » (Jock Young) est une contra­dic­tion dans les termes ((. En affir­mant que l’homme est égal aux autres et dif­fé­rent des autres, Nor­ber­to Bob­bio pose le pro­blème sous une dimen­sion plus méta­phy­sique et trans­cen­dan­tale. Cf. Nor­ber­to Bob­bio, Elo­gio de la mitez­za, Milan, 1993. )) , un modèle pou­vant domi­ner (Lévi-Strauss). Charles Tay­lor et Jür­gen Haber­mas pro­posent quant à eux, mais de manière sim­pliste et réduc­trice, une flexi­bi­li­sa­tion du carac­tère uni­ver­sel des normes d’un Etat pour les adap­ter aux néces­si­tés des mino­ri­tés. Il s’agirait alors d’une solu­tion assi­mi­la­tion­niste mais avec cer­tains pri­vi­lèges et flexi­bi­li­tés pour évi­ter l’accusation d’être peu démo­cra­tiques.
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