Le retour de la nation ?
En 1950, le jeune Roger Nimier, qui n’eut pas le temps de vieillir, écrivait : « Il se prépare en Europe un trouble considérable […] : c’est la fin de la France » (Le grand d’Espagne, Folio-Gallimard, 1997, p. 105). Nimier aurait aujourd’hui quatre-vingt-neuf ans ; sans connaître nécessairement cette phrase, Jean-Louis Harouel en reprend l’idée dans un livre provocant, plus par sa liberté de penser et sa volonté de rigueur que par des indignations violentes à la façon du Hussard de naguère ((. Jean-Louis Harouel, Revenir à la nation, Jean-Cyril Godefroy, mars 2014, 167 p., 15 €. )) . Au même moment paraît le premier numéro d’une revue, Conflits, où l’ancien communiste et toujours grand géographe Yves Lacoste n’hésite pas à faire un hymne à la nation, et, dans cette revue (Catholica n. 123, printemps 2014), Guy Hermet nous promet un feu d’artifice sur la postmodernité mondialisée qui fait déjà saliver. « Les nations européennes sont entrées dans un processus de désintégration programmée, prétendument conforme à une loi de l’histoire. Mais une loi qui ne concerne apparemment que l’Europe occidentale ! » (p. 8) C’est justement là qu’est né l’Etat-nation, fruit du christianisme porté vers l’universalisme et de la tradition juive, très nationaliste. On retrouve vite l’idée développée il y a peu par Harouel dans son précédent ouvrage, Le vrai génie du christianisme : seule la laïcité, fondée sur l’Evangile et la séparation des deux Cités, a permis l’éclosion de la civilisation moderne aujourd’hui en voie de déclin grave. Le problème est posé dans un premier chapitre et les éventuelles solutions font l’objet des deux suivants. Nimier déjà, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, insistait sur la rupture de cet équilibre difficile, promue par ceux qu’il appelait « les Girondins », entre les valeurs issues du christianisme et le christianisme lui-même, aboutissant à ces fameuses « idées chrétiennes devenues folles » de Chesterton. Le constat est peu contestable ; mais il recèle une difficulté, celle de la conception de la laïcité selon Harouel. La séparation des deux Cités y est tellement forte pour lui qu’on voit mal comment l’Evangile peut encore irriguer la vie politique, partie intégrante de la vie sociale, et comment la recherche du salut personnel n’isole pas le chrétien de ses prochains. Un paragraphe montre bien les limites de cette vision : « L’impossible gouvernement selon l’amour chrétien » (pp. 20–23). La sphère politique n’est pas isolable du reste de la vie sociale, comme le chrétien n’est pas seulement un anachorète dans le désert ou au sommet de sa colonne. Bien sûr, contrairement au juridisme hébraïque, les évangiles ne contiennent pas de « codes » détaillant toutes les actions des fils de Dieu et les fixant, comme les musulmans, dans une catégorie, « obligatoires, interdites ou tolérées ». Mais pour autant, ils ne sont pas neutres. Homme politique, le chrétien ne peut évacuer l’Amour ; que, selon son état et avec les grâces d’état correspondantes, il l’applique différemment, c’est évident. Il ne peut, toutefois, l’ignorer. Lorsqu’il déclarait à un de ses ministres qui lui disait la souffrance des harkis massacrés par le FLN, sous le regard on espère honteux de l’Armée française interdite de bouger : « Eh ! bien, qu’ils souffrent », le général De Gaulle était à la fois un mauvais gouvernant et un mauvais chrétien.
Harouel lui-même montre que la laïcisation absolue de la politique et le remplacement du christianisme par le droit-de‑l’hommisme qui en résulte indirectement posent beaucoup de problèmes : « La christianisation du droit est intervenue parce que la religion s’est effondrée ». Cette prétendue christianisation du droit est, en fait, le détournement des principes évangéliques par les règles de droit : au nom de l’égalité de tous les fils de Dieu, on reconnaît le mariage homosexuel ; au nom de la liberté, le « droit » à l’avortement et, bientôt, à l’euthanasie. C’est une perversion complète du sens des principes invoqués, sous l’influence des nouveaux « juges-prêtres ». Ceux-ci ne s’intéressent vraiment qu’à la nouvelle « brebis égarée », le criminel, et oublient la victime (c’est « la culture de l’excuse » des criminologues postmodernes) ; qu’au nouvel « ouvrier de la onzième heure », l’immigré, en oubliant le prochain, le voisin, etc. Le devoir d’aimer son prochain comme un frère est d’ailleurs juridiquement transformé en l’interdiction de toute discrimination, pénalement sanctionnée depuis la Convention européenne des Droits de l’Homme signée en 1973 et la réforme du Code Pénal français en 1994. Les éléments sur lesquels se fondait la cohésion des nations européennes, et d’abord la distinction entre le national et l’étranger, sont peu à peu abolis. Les hommes ne sont plus frères puisque tous fils de Dieu ; ils sont des êtres interchangeables, tous les mêmes, au détriment, bien entendu, des plus proches, et sous le regard sourcilleux de « l’Etat-église de la religion humanitaire » qui a rétabli « la punition judiciaire du blasphème et du sacrilège ». Ce progrès est un prodigieux retour en arrière, et l’on peut penser, avec regret, à cette sagesse des Daces qui, bien avant le triomphe de Rome, selon Virgil Gheorghiu, croyaient que « l’homme était indivisible, immortel et unique ». On en est réduit à cette ridicule affaire de « Dieudonné et son ministre » (promu depuis à la tête du gouvernement français !). L’amour des autres, principe évangélique fondamental, est devenu la haine de soi, avec ses conséquences ouvertement suicidaires et, pour l’heure en Europe, un réel « despotisme antiraciste, c’est-à-dire universaliste » (p. 41).
Si la critique est convaincante, reste le problème déjà évoqué de la place faite à la laïcité selon Harouel : fondée sur une interprétation littérale d’une formule de Jésus destinée à désamorcer une attaque des « juges-prêtres » de son temps autant qu’à enseigner, cette revendication d’une séparation des affaires de César et des affaires de Dieu relève-t-elle d’une conviction fondamentale de notre auteur ou d’une stratégie visant à désarçonner les hérauts du laïcisme ? On ne sait. La critique s’étend aussi à l’Eglise qui, dans le domaine politique, a choisi l’humanitaire à la place de l’évangélique, à partir de Jean XXIII, confirmé par le discours de Lampedusa du pape François. Ce postchristianisme d’Eglise est mal vécu par les chrétiens, dont la charité est devenue une obligation fiscale, par les nations européennes, mais non par les Etats-Unis qui incarnent, seuls, « la nation indispensable » (Clinton), la nation « authentiquement bonne » (Bush). L’Amérique est la nouvelle « nation élue », la seule à garder intact le lien entre la revendication chrétienne (plus que la religion proprement dite), avec son universalisme, et la tradition juive, franchement nationaliste et égocentriste. Ainsi se clôt un premier chapitre extrêmement riche en matériaux que l’on peut résumer en quelques idées simples : le post-christianisme ravage les nations européennes, la prétendue laïcité est devenue une religion à part entière sur les ruines de l’authentique, l’humanitarisme est essentiellement exocentré, sauf pour les nations qui survivent, les Etats-Unis et Israël. D’où le deuxième chapitre, qui continue de surprendre, mais différemment « Un modèle national pour les pays européens : Israël ».
[…]