Revue de réflexion politique et religieuse.

Le retour de la nation ?

Article publié le 9 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

En 1950, le jeune Roger Nimier, qui n’eut pas le temps de vieillir, écri­vait : « Il se pré­pare en Europe un trouble consi­dé­rable […] : c’est la fin de la France » (Le grand d’Espagne, Folio-Gal­li­mard, 1997, p. 105). Nimier aurait aujourd’hui quatre-vingt-neuf ans ; sans connaître néces­sai­re­ment cette phrase, Jean-Louis Harouel en reprend l’idée dans un livre pro­vo­cant, plus par sa liber­té de pen­ser et sa volon­té de rigueur que par des indi­gna­tions vio­lentes à la façon du Hus­sard de naguère ((. Jean-Louis Harouel, Reve­nir à la nation, Jean-Cyril Gode­froy, mars 2014, 167 p., 15 €. )) . Au même moment paraît le pre­mier numé­ro d’une revue, Conflits, où l’ancien com­mu­niste et tou­jours grand géo­graphe Yves Lacoste n’hésite pas à faire un hymne à la nation, et, dans cette revue (Catho­li­ca n. 123, prin­temps 2014), Guy Her­met nous pro­met un feu d’artifice sur la post­mo­der­ni­té mon­dia­li­sée qui fait déjà sali­ver. « Les nations euro­péennes sont entrées dans un pro­ces­sus de dés­in­té­gra­tion pro­gram­mée, pré­ten­du­ment conforme à une loi de l’histoire. Mais une loi qui ne concerne appa­rem­ment que l’Europe occi­den­tale ! » (p. 8) C’est jus­te­ment là qu’est né l’Etat-nation, fruit du chris­tia­nisme por­té vers l’universalisme et de la tra­di­tion juive, très natio­na­liste. On retrouve vite l’idée déve­lop­pée il y a peu par Harouel dans son pré­cé­dent ouvrage, Le vrai génie du chris­tia­nisme : seule la laï­ci­té, fon­dée sur l’Evangile et la sépa­ra­tion des deux Cités, a per­mis l’éclosion de la civi­li­sa­tion moderne aujourd’hui en voie de déclin grave. Le pro­blème est posé dans un pre­mier cha­pitre et les éven­tuelles solu­tions font l’objet des deux sui­vants. Nimier déjà, à la sor­tie de la Seconde Guerre mon­diale, insis­tait sur la rup­ture de cet équi­libre dif­fi­cile, pro­mue par ceux qu’il appe­lait « les Giron­dins », entre les valeurs issues du chris­tia­nisme et le chris­tia­nisme lui-même, abou­tis­sant à ces fameuses « idées chré­tiennes deve­nues folles » de Ches­ter­ton. Le constat est peu contes­table ; mais il recèle une dif­fi­cul­té, celle de la concep­tion de la laï­ci­té selon Harouel. La sépa­ra­tion des deux Cités y est tel­le­ment forte pour lui qu’on voit mal com­ment l’Evangile peut encore irri­guer la vie poli­tique, par­tie inté­grante de la vie sociale, et com­ment la recherche du salut per­son­nel n’isole pas le chré­tien de ses pro­chains. Un para­graphe montre bien les limites de cette vision : « L’impossible gou­ver­ne­ment selon l’amour chré­tien » (pp. 20–23). La sphère poli­tique n’est pas iso­lable du reste de la vie sociale, comme le chré­tien n’est pas seule­ment un ana­cho­rète dans le désert ou au som­met de sa colonne. Bien sûr, contrai­re­ment au juri­disme hébraïque, les évan­giles ne contiennent pas de « codes » détaillant toutes les actions des fils de Dieu et les fixant, comme les musul­mans, dans une caté­go­rie, « obli­ga­toires, inter­dites ou tolé­rées ». Mais pour autant, ils ne sont pas neutres. Homme poli­tique, le chré­tien ne peut éva­cuer l’Amour ; que, selon son état et avec les grâces d’état cor­res­pon­dantes, il l’applique dif­fé­rem­ment, c’est évident. Il ne peut, tou­te­fois, l’ignorer. Lorsqu’il décla­rait à un de ses ministres qui lui disait la souf­france des har­kis mas­sa­crés par le FLN, sous le regard on espère hon­teux de l’Armée fran­çaise inter­dite de bou­ger : « Eh ! bien, qu’ils souffrent », le géné­ral De Gaulle était à la fois un mau­vais gou­ver­nant et un mau­vais chré­tien.
Harouel lui-même montre que la laï­ci­sa­tion abso­lue de la poli­tique et le rem­pla­ce­ment du chris­tia­nisme par le droit-de‑l’hommisme qui en résulte indi­rec­te­ment posent beau­coup de pro­blèmes : « La chris­tia­ni­sa­tion du droit est inter­ve­nue parce que la reli­gion s’est effon­drée ». Cette pré­ten­due chris­tia­ni­sa­tion du droit est, en fait, le détour­ne­ment des prin­cipes évan­gé­liques par les règles de droit : au nom de l’égalité de tous les fils de Dieu, on recon­naît le mariage homo­sexuel ; au nom de la liber­té, le « droit » à l’avortement et, bien­tôt, à l’euthanasie. C’est une per­ver­sion com­plète du sens des prin­cipes invo­qués, sous l’influence des nou­veaux « juges-prêtres ». Ceux-ci ne s’intéressent vrai­ment qu’à la nou­velle « bre­bis éga­rée », le cri­mi­nel, et oublient la vic­time (c’est « la culture de l’excuse » des cri­mi­no­logues post­mo­dernes) ; qu’au nou­vel « ouvrier de la onzième heure », l’immigré, en oubliant le pro­chain, le voi­sin, etc. Le devoir d’aimer son pro­chain comme un frère est d’ailleurs juri­di­que­ment trans­for­mé en l’interdiction de toute dis­cri­mi­na­tion, péna­le­ment sanc­tion­née depuis la Conven­tion euro­péenne des Droits de l’Homme signée en 1973 et la réforme du Code Pénal fran­çais en 1994. Les élé­ments sur les­quels se fon­dait la cohé­sion des nations euro­péennes, et d’abord la dis­tinc­tion entre le natio­nal et l’étranger, sont peu à peu abo­lis. Les hommes ne sont plus frères puisque tous fils de Dieu ; ils sont des êtres inter­chan­geables, tous les mêmes, au détri­ment, bien enten­du, des plus proches, et sous le regard sour­cilleux de « l’Etat-église de la reli­gion huma­ni­taire » qui a réta­bli « la puni­tion judi­ciaire du blas­phème et du sacri­lège ». Ce pro­grès est un pro­di­gieux retour en arrière, et l’on peut pen­ser, avec regret, à cette sagesse des Daces qui, bien avant le triomphe de Rome, selon Vir­gil Gheor­ghiu, croyaient que « l’homme était indi­vi­sible, immor­tel et unique ». On en est réduit à cette ridi­cule affaire de « Dieu­don­né et son ministre » (pro­mu depuis à la tête du gou­ver­ne­ment fran­çais !). L’amour des autres, prin­cipe évan­gé­lique fon­da­men­tal, est deve­nu la haine de soi, avec ses consé­quences ouver­te­ment sui­ci­daires et, pour l’heure en Europe, un réel « des­po­tisme anti­ra­ciste, c’est-à-dire uni­ver­sa­liste » (p. 41).
Si la cri­tique est convain­cante, reste le pro­blème déjà évo­qué de la place faite à la laï­ci­té selon Harouel : fon­dée sur une inter­pré­ta­tion lit­té­rale d’une for­mule de Jésus des­ti­née à désa­mor­cer une attaque des « juges-prêtres » de son temps autant qu’à ensei­gner, cette reven­di­ca­tion d’une sépa­ra­tion des affaires de César et des affaires de Dieu relève-t-elle d’une convic­tion fon­da­men­tale de notre auteur ou d’une stra­té­gie visant à désar­çon­ner les hérauts du laï­cisme ? On ne sait. La cri­tique s’étend aus­si à l’Eglise qui, dans le domaine poli­tique, a choi­si l’humanitaire à la place de l’évangélique, à par­tir de Jean XXIII, confir­mé par le dis­cours de Lam­pe­du­sa du pape Fran­çois. Ce post­chris­tia­nisme d’Eglise est mal vécu par les chré­tiens, dont la cha­ri­té est deve­nue une obli­ga­tion fis­cale, par les nations euro­péennes, mais non par les Etats-Unis qui incarnent, seuls, « la nation indis­pen­sable » (Clin­ton), la nation « authen­ti­que­ment bonne » (Bush). L’Amérique est la nou­velle « nation élue », la seule à gar­der intact le lien entre la reven­di­ca­tion chré­tienne (plus que la reli­gion pro­pre­ment dite), avec son uni­ver­sa­lisme, et la tra­di­tion juive, fran­che­ment natio­na­liste et égo­cen­triste. Ain­si se clôt un pre­mier cha­pitre extrê­me­ment riche en maté­riaux que l’on peut résu­mer en quelques idées simples : le post-chris­tia­nisme ravage les nations euro­péennes, la pré­ten­due laï­ci­té est deve­nue une reli­gion à part entière sur les ruines de l’authentique, l’humanitarisme est essen­tiel­le­ment exo­cen­tré, sauf pour les nations qui sur­vivent, les Etats-Unis et Israël. D’où le deuxième cha­pitre, qui conti­nue de sur­prendre, mais dif­fé­rem­ment « Un modèle natio­nal pour les pays euro­péens : Israël ».
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