Le singe, le génome et l’homme
L’idée que les sciences naturelles détiennent le fin mot sur l’homme et sur le monde peut constituer la profession fondatrice d’une doctrine philosophique, que nous désignerons ici sous le vocable de biologisme. Mais cette même idée peut aussi correspondre à une conception respirée avec l’air ambiant, non réfléchie, et par là-même protégée contre toute remise en question. Cela lui donne son importance en tant que clef de compréhension de la modernité. Avec Le singe, le gène et le neurone, Sébastien Lemerle vient opportunément en présenter le déploiement sociologique et culturel en France ((. Sébastien Lemerle, Le singe, le gène et le neurone. Du retour du biologisme en France, PUF, Coll. Science, Histoire et Société, janvier 2014, 245 p., 22 €.)) . Pour commencer par une réserve, peut-on réellement parler de « retour du biologisme », comme le sous-titre cet auteur ? Même s’il ne traite pas la période pré-contemporaine, Lemerle semble adhérer au schéma assez répandu qui veut que le nazisme ait entraîné le biologisme dans sa chute, et que ce dernier n’ait pu reprendre son essor dans les milieux intellectuels que vingt à trente ans après la guerre. Cette idée ne nous semble que superficiellement exacte. Le scientisme, qui s’est surtout reposé sur la physique au XIXe siècle, a commencé à s’appuyer surtout sur la biologie à partir du début du XXe. Ce changement de portage s’explique par de multiples raisons : les révolutions qu’a connues la physique (relativité, quantas) ont ébranlé la croyance naïve en un progrès linéaire et homogène des sciences fondamentales ; la Grande Guerre fut aussi le premier conflit industriel, et Hiroshima apprit brutalement au monde qu’il vivait sous une épée de Damoclès physique ; dans le même temps, les sciences naturelles ont progressé tout aussi rapidement mais sans remise en cause traumatisante. Et puis, quand la physique nucléaire tue, les sciences naturelles soignent. Bref, le biologisme et son corrélat eugéniste ne datent pas de l’ère post-68 mais plutôt de la seconde moitié du XIXe ; ils n’ont pas été l’apanage du seul IIIe Reich, et n’ont que superficiellement souffert de la chute du nazisme. Parler de « retour » du biologisme nous semble donc impropre : il faudrait parler de progrès voire simplement de permanence. Nous renvoyons à la remarquable étude d’André Pichot, La société pure de Darwin à Hitler. « Julian Huxley, écrit-il en 1941, au moment où les nazis gazaient les malades mentaux au vu et au su du monde entier, écrivait que l’eugénisme faisait « partie intégrante de la religion de l’avenir ». Ou encore Hermann J. Muller qui, dans les années 30, voulait voir Staline adopter une politique biologique comportant un volet eugéniste (un eugénisme positif, et non pas négatif comme celui qui était mis en œuvre à la même époque aux Etats-Unis, en Allemagne et dans les pays scandinaves). Mais évoquer de tels généticiens présentait un inconvénient : Huxley était un humaniste social-démocrate et il fut nommé directeur de l’Unesco en 1946 ; Muller, lui, était communiste, et il reçut le prix Nobel la même année 1946 (en outre, il était d’origine juive allemande) » ((. André Pichot, La société pure de Darwin à Hitler, Flammarion, 2000, pp. 9–10.)) .
Quoi qu’il en soit, cette question historique ne se trouve pas au cœur d’un livre dans lequel, avec un sérieux non dénué d’humour, Lemerle peint le portrait du biologiste grand public, que le grand public connaît surtout pour ses prises de position dans des champs qui ne relèvent pas principalement de la biologie. « A partir du milieu des années 1980, les biologistes semblent de plus en plus préférer la sphère morale et éthique, comme terrain de réflexion privilégié. […]