Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 124 : Les mirages du plu­ra­lisme

Article publié le 9 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le bon ordre d’une com­mu­nau­té poli­tique consiste dans la cohé­sion d’un tout dont chaque élé­ment est cepen­dant res­pec­té dans sa sin­gu­la­ri­té, qu’il s’agisse des indi­vi­dus, des familles, des autres corps sociaux. Et ce tout, dans un temps pré­cis et dans la conti­nui­té his­to­rique, est ce qui per­met à cha­cune des par­ties de gran­dir dans sa propre iden­ti­té : le bien com­mun est le bien de cha­cun, vers lequel tous tendent et qui les élève en digni­té. Ce n’est certes pas cette vision clas­sique d’une diver­si­té ordon­née que recouvre le terme plu­ra­lisme. Dans son accep­tion la plus répan­due aujourd’hui, il s’agit d’un concept fabri­qué par l’idéologie démo­cra­tique d’origine amé­ri­caine, deve­nu depuis la période de la Seconde Guerre mon­diale, et sur­tout après l’effondrement du régime sovié­tique, un leit­mo­tiv de l’ordre « occi­den­tal » et de sa pro­mo­tion enva­his­sante. Le terme est conno­té posi­ti­ve­ment et paraît immé­dia­te­ment dési­gner la pai­sible convi­via­li­té entre les indi­vi­dus et les com­mu­nau­tés élec­tives qui couverturecatholica124les réunissent au-delà de leurs dif­fé­rences. En sur­plomb du « poly­théisme des valeurs » pré­do­mi­ne­rait ain­si une valeur suprême et par elle-même uni­fiante, pré­ci­sé­ment celle d’une totale liber­té de pen­sée, d’expression et de mode de vie bai­gnant dans un cli­mat de mutuelle accep­ta­tion. Le plu­ra­lisme repré­sen­te­rait ain­si la ver­sion la plus sociable de l’égalité, un moyen de réduire les ten­sions au sein de la socié­té par un régime de tolé­rance uni­ver­selle envers toutes les opi­nions et tous les styles de vie. Cette vision idéa­li­sée cor­res­pond assez à ce human fel­low­ship que Jacques Mari­tain, avec ses Réflexions sur l’Amérique (1958), s’employa à pro­pa­ger auprès des milieux les plus mar­qués par la culture catho­lique ; des mili­tants intel­lec­tuels de la démo­cra­tie libé­rale, comme Karl Pop­per ou Isaiah Ber­lin, ont fait de même auprès d’autres milieux. On retrouve la même idée sous-jacente aux pro­jets de paix des reli­gions aux­quels s’affairent un cer­tain nombre d’organisations inter­na­tio­nales et ONG, dans une sorte d’œcuménisme péda­go­gique dési­reux d’apprendre à « oser vivre nos dif­fé­rences » au sein d’un uni­vers plu­ral – cer­tains disent un « plu­ri­vers ».
Tou­te­fois, en dépit du main­tien de l’usage ter­mi­no­lo­gique, le plu­ra­lisme a eu ten­dance à céder le pas à des éla­bo­ra­tions com­plexes et moins aimables, comme les pres­crip­tions et inter­dits du « poli­ti­que­ment cor­rect », ou encore l’« inter­cul­tu­ra­lisme », qui consti­tuent une sorte de codi­fi­ca­tion plus ou moins poin­tilleuse du plu­ra­lisme, cela dans le même temps qu’apparaissaient des concep­tions plus radi­cales et dis­sol­vantes : le rela­ti­visme nihi­liste de la pen­sée faible, le mul­ti­cul­tu­ra­lisme reven­di­ca­tif et fac­teur poten­tiel de guerre civile. Ces pal­lia­tifs répondent bien à l’esprit d’un sys­tème de pen­sée poli­tique dont la règle d’or veut qu’il n’y ait jamais de solu­tions mais seule­ment des com­pro­mis. Cette conscience de la pré­ca­ri­té est iné­luc­table pour une rai­son qui tient à la nature même des prin­cipes phi­lo­so­phiques qui ins­pirent direc­te­ment la démo­cra­tie moderne et le régime impré­cis qui lui suc­cède sous nos yeux.
Dans ses Fon­de­ments de la méta­phy­sique des mœurs, Kant affirme que « l’autonomie de la volon­té est cette pro­prié­té qu’a la volon­té d’être à elle-même sa loi indé­pen­dam­ment de toute pro­prié­té des objets du vou­loir ». Cette pré­ten­tion à l’autodétermination sou­ve­raine ren­contre des obs­tacles à l’intérieur même de l’individu. L’homme adulte de la moder­ni­té est répu­té « par­tout dans les fers » (Rous­seau), vic­time de pré­ju­gés sus­ci­tés et exploi­tés par des êtres trom­peurs qui cherchent à le main­te­nir dans un état de mino­ri­té en fai­sant peser sur lui le far­deau d’illusoires obli­ga­tions. Son pro­grès moral devrait donc résul­ter d’une ascèse de la libé­ra­tion, toute sujé­tion à une loi exté­rieure à sa volon­té étant assi­mi­lée à l’indignité de l’esclavage. L’homme libre est celui que rien ne retient, peut-être même pas sa propre iden­ti­té, si l’on en croit une par­tie de la pen­sée contem­po­raine héri­tière de Hume. Ce dis­cours « libé­ra­teur » tra­verse toute l’histoire de la pen­sée moderne, de Condor­cet à Freud, de Kant à Fou­cault, de Rous­seau à Marx. La seule énu­mé­ra­tion de ces quelques per­son­nages montre que les voies de la libé­ra­tion envi­sa­gée sont diverses et non défi­ni­tives, bien qu’elles par­ti­cipent toutes du même esprit au-delà de leur anta­go­nisme. C’est que tous ces per­son­nages riva­lisent entre eux dans leurs efforts pour vaincre la résis­tance des « pré­ju­gés », si pos­sible dès la prime enfance, cette résis­tance étant d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur des attaches natu­relles, fami­liales, natio­nales, his­to­riques, reli­gieuses, sur la conscience com­mune du bien et du mal, et sur des ins­ti­tu­tions qui font obs­tacle à la libé­ra­tion atten­due, telle l’Eglise. De là cette cri­tique inter­mi­nable des contraintes, ces inter­pré­ta­tions psy­cho­lo­giques des « névroses reli­gieuses », cette pho­bie des com­mu­nau­tés non éta­blies sur des bases contrac­tuelles. Xavier Mar­tin a mon­tré dans S’approprier l’homme : un thème obses­sion­nel de la Révo­lu­tion (DMM, Poi­tiers, 2013) à quel point cette pré­ten­tion de libé­rer les autres pou­vait débou­cher, dès la fin du XVIIIe siècle, sur la recherche de moyens très contrai­gnants de mani­pu­la­tion visant à trans­for­mer la nature humaine elle-même.
Et pour­tant l’obstacle prin­ci­pal à la réa­li­sa­tion du pro­jet des Lumières se situe à l’intérieur même du concept moderne de liber­té. Il découle tout sim­ple­ment de la pré­ten­tion de faire coha­bi­ter dans la paix une mul­ti­pli­ci­té de sou­ve­rai­ne­tés indi­vi­duelles, dont l’espace vital est par la force des choses limi­té. Chaque sujet affronte l’existence d’autrui dont l’aspiration est défi­nie sur le même prin­cipe que la sienne, mais sou­vent en contra­dic­tion avec elle : les liber­tés, abso­lues dans l’abstrait, sont donc contraintes de s’autolimiter du fait de leur coexis­tence. Que la pro­prié­té soit consi­dé­rée par Rous­seau comme un mal­heur, ou bien comme un moyen de défense par Locke ne change rien au pro­blème concret. L’important est d’essayer de trou­ver un moyen de pra­ti­quer l’autonomie dans son plus grand degré de réa­li­sa­tion pos­sible.
L’individu idéal de la moder­ni­té n’est pas, sauf rares excep­tions, un soli­taire abso­lu : il n’est pas aso­cial dans la mesure où il trouve sou­vent utile ou agréable (ce qui revient au même) la com­pa­gnie de ses sem­blables. Mais dans cette pers­pec­tive sa socia­bi­li­té ne sau­rait être mesu­rée, par défi­ni­tion, sur les exi­gences décou­lant de la rai­son des choses, moins encore sur la cha­ri­té chré­tienne, parce que ces concepts lui sont étran­gers et doivent le res­ter. Le même indi­vi­du n’est pas non plus dépour­vu de mora­li­té, en ce sens que, consé­quent avec l’affirmation de son auto­no­mie, il se fait un devoir d’être libre, c’est-à-dire éman­ci­pé de toute obli­ga­tion de res­pec­ter une quel­conque loi exté­rieure à son propre désir. Il faut qu’il se libère, et les plus avan­cés sur le che­min de cette libé­ra­tion se doivent de l’y aider, du moins le pré­tendent-ils fré­quem­ment. S’il choi­sit de faire le bien (objec­ti­ve­ment consi­dé­ré), c’est non parce que c’est le bien qu’il a le devoir d’accomplir, mais parce que c’est lui qui le choi­sit.
Il est facile de com­prendre le dan­ger social d’une telle pro­cé­dure. Que tous choi­sissent la même conduite relève d’une croyance dans l’ordre spon­ta­né sor­ti du chaos. A moins que soit à l’œuvre quelque « main cachée », comme l’imaginait Adam Smith dans le domaine par­ti­cu­lier de l’économie. La seule pos­si­bi­li­té envi­sa­gée est celle d’un choix com­mun à plu­sieurs, fon­da­teur d’une com­mu­nau­té contrac­tuelle ins­ti­tu­trice de sa propre tra­di­tion : telle est la ver­sion com­mu­nau­ta­rienne de la ques­tion.
En réa­li­té, l’anthropologie poli­tique moderne n’a jamais pu se pas­ser d’un coup de pouce ; l’individu tota­le­ment légis­la­teur de lui-même tient de l’exception patho­lo­gique, mieux vaut donc s’en méfier. L’idée démo­cra­tique s’accommode donc tou­jours de for­mules mixtes. C’était d’ailleurs la han­tise de Rous­seau, très conscient de la contra­dic­tion entre la plu­ra­li­té des sou­ve­rai­ne­tés indi­vi­duelles et l’unité néces­saire à l’existence d’un corps poli­tique, contra­dic­tion dont il crut un temps pou­voir sor­tir par une abs­trac­tion : « Trou­ver une forme d’association qui défende et pro­tège de toute la force com­mune la per­sonne et les biens de chaque asso­cié, et par laquelle cha­cun s’unissant à tous n’obéisse pour­tant qu’à lui-même et reste aus­si libre qu’auparavant. Tel est le pro­blème fon­da­men­tal dont le contrat social donne la solu­tion. » (Contrat social, I, 6) Solu­tion mal­heu­reu­se­ment des plus impro­bables, pour la plus grande peine de son inven­teur, qui s’est éten­du sur la des­crip­tion des moyens de sabo­ter un pro­jet aus­si miro­bo­lant, du règne des fac­tions à l’inconstance de la volon­té géné­rale, avant de conclure qu’il valait mieux essayer de trans­for­mer les hommes par une édu­ca­tion adé­quate – d’où l’Emile – plu­tôt que de rêver d’un peuple de dieux. Cette inten­tion péda­go­gique n’a jamais ces­sé d’être à l’ordre du jour dans toutes les confi­gu­ra­tions du sys­tème démo­cra­tique, qu’il soit libé­ral, socia­liste ou com­mu­niste. Et elle est res­tée constam­ment asso­ciée à des formes tou­jours plus éla­bo­rées de pro­pa­gande, adju­vant évi­dem­ment utile, mais sans jamais par­ve­nir dura­ble­ment au contrôle total des consciences.
La pra­tique his­to­rique du régime démo­cra­tique a paral­lè­le­ment ten­du a réduire l’importance quan­ti­ta­tive du pro­blème, et d’autre part elle s’est effor­cée de détour­ner les sen­ti­ments natu­rels per­sis­tant par­mi les peuples pour en récu­pé­rer l’énergie uni­fiante.
Dans le pre­mier cas, le prin­cipe de la « repré­sen­ta­tion » – appli­quée à une enti­té et non à une somme de man­da­taires – a per­mis, de manière très concrète, de limi­ter l’entrechoc des sou­ve­rai­ne­tés indi­vi­duelles au nombre très res­treint de pro­fes­sion­nels de la poli­tique, et plus concrè­te­ment à un nombre plus res­treint encore de par­tis, cote­ries et clien­tèles, réser­vant aux autres sou­ve­rai­ne­tés indi­vi­duelles la facul­té de se mani­fes­ter dans les rares périodes élec­to­rales dûment enca­drées.

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