Liberté économique, ordre politique
cadre dirigeant dans le secteur financier, mais surtout auteur d’une dizaine d’ouvrages de philosophie sociale, économique et politique, Pierre de Lauzun définit lui-même les orientations qui l’animent : « L’ensemble des livres que j’ai publiés et à venir s’ordonne selon un plan d’ensemble ancré sur la notion de vérité, comprise comme universelle. Car une vérité ou une valeur qui n’a pas de portée universelle, même si ce n’est que sous un angle partiel, ne mérite pas son nom et peut-être pas même celui de pensée. Parallèlement, cette vérité (ou ces valeurs) sont présentes et donc à chercher dans les multiples manifestations de la pensée ou de l’action humaine. Toutes contiennent un élément de vérité ou de sens. En même temps qu’on les y cherche, on doit donc rechercher comment les intégrer dans une perspective universelle qui leur donnera seule leur vérité et leur sens. C’est ce projet au sens propre catholique (le mot veut dire : universel, avec une connotation englobante) qui m’anime. » ((. http://www.pierredelauzun.com/.)) La parution récente d’un nouveau livre, Finance : un regard chrétien ((. Finance : un regard chrétien. De la banque médiévale à la mondialisation financière, Embrasure, 2013, 275 p., 22 €.)) , nous a donné l’idée de le questionner, surtout sur ce que recouvre ce « regard ».
Catholica – Si l’on vous demandait : quelle est l’idée principale de vos livres sur l’économie, que répondriez-vous ?
Pierre de Lauzun – Je dirais que la législation et la réglementation sont essentielles à la moralisation de l’économie, mais pas suffisantes. L’Eglise a toujours rappelé que l’action collective, les domaines économiques ou les marchés quels qu’ils soient ne trouvent pas en eux-mêmes un équilibre spontané qui supposerait que l’homme fût à la fois omniscient et bon. Mais en même temps, tout l’enseignement chrétien est basé sur l’idée que la personne est responsable moralement. L’orientation et l’action des personnes vers le bien ne peuvent pas être organisées principalement par en haut par des lois et des règlements. Cela parait de bon sens, mais le fait est que la plupart des gens qui veulent orienter la vie économique dans le sens du bien tendent presque irrésistiblement à ne viser que la réglementation et la législation. Dans le cas de la dernière crise, dont nous ne sommes pas encore sortis, on voit bien qu’il y a les deux éléments : il y avait des comportements mal orientés et irresponsables, et c’est un facteur majeur de la crise ; mais en même temps, avec un minimum de règles et une régulation plus intelligente, on aurait pu éviter une grande partie du dérapage. Les lois ou règlements peuvent notamment aider à la moralisation en essayant d’organiser la responsabilisation. Prenons un exemple : si vous gérez un hedge fund et que vous avez un intéressement très élevé sur votre gestion, vous pouvez faire gagner de l’argent pendant plusieurs années et dès lors vous-même faire fortune. Or par la suite les investisseurs peuvent perdre leur argent, ou la société souffrir des agissements du hedge fund. Mais vous vous avez fait fortune. Dans ce cas, il est évident qu’il faudrait des règles qui permettent d’une manière ou d’une autre de rattraper le gérant en question pour le rendre responsable de ses actes. Autrefois, dans les firmes de Wall Street, vous étiez responsables sur la totalité de vos biens. Je ne dis pas que c’était un exemple de moralité raffinée, mais c’était une règle élémentaire. Par ailleurs c’était une règle coutumière et non une loi. Car quand on dit règle, ce n’est pas forcément une loi ou un règlement, ce peut être une règle professionnelle, ou même tout simplement la coutume, l’exigence du marché. Mais il faut qu’il y ait des règles qui favorisent le bon comportement personnel et individuel. L’une des règles de base aujourd’hui abandonnée, c’est l’honnêteté dans les affaires, qui allège considérablement le poids des réglementations, en particulier le respect de la parole donnée admise par tous. En fait sans honnêteté de base de la plupart des gens la société et donc l’économie ne pourraient pas fonctionner.
Les théories économiques et philosophiques ont-elles plus d’influence que les lois ?
Il faut bien comprendre que l’économie n’est pas un domaine à part ni un domaine exclusivement technique. La technologie peut certes être analysée de manière déconnectée de la moralité et des buts mais la moralité doit intervenir dans son utilisation. L’économie n’est pas un domaine déconnecté : intrinsèquement, étant le fruit d’actes de la personne, elle est indissociable de la moralité. La moralité, c’est l’orientation vers le bien ; c’est une manière normative de voir notre action dans le monde. Or en fonction des idées, valeurs et pratiques dominantes dans une société ou dans une autre, le comportement et les priorités des acteurs économiques seront différents et donc les résultats. C’est ce qui explique par exemple qu’il y a des difficultés dans certains pays en développement lorsque le FMI impose des modèles inadaptés aux réalités locales. A supposer même que ces règles soient bonnes, elles peuvent ne pas avoir de résultats parce que les hommes ne réagissent pas du tout comme on l’avait prévu : ils réagissent en fonction d’une culture qui n’est pas la même. Par exemple vous cherchez à libérer l’activité économique et vous pouvez favoriser le développement d’une économie mafieuse.
Pouvez-vous préciser de manière concrète ce que signifie la subsidiarité par rapport à l’intervention de l’Etat ?
La subsidiarité suppose que les personnes ou les communautés dites de rang inférieur (en ce sens qu’elles sont plus petites) sont celles qui doivent agir d’abord. Et le niveau au-dessus des autres, l’Etat, ne doit intervenir que quand il y a un vrai besoin d’aider ou d’encadrer. Il peut certes y avoir des cas où il est légitime que l’autorité intervienne, même de façon radicale, à l’égard d’un droit essentiel comme celui de propriété, par exemple dans le cas des latifundios sud-américains, ne serait-ce que pour donner aux gens les moyens de leur autonomie. Le principe est acceptable en tant que tel mais dans la pratique, ce peut être plus compliqué parce que si ceux à qui vous avez donné des terres ne sont pas capables de les exploiter, ce ne sera pas mieux : c’est la raison pour laquelle la subsidiarité suppose aussi une éducation. Mais ce cas est extrême et dans la grande majorité des cas, une telle intervention publique intrusive aboutit en fait à déposséder les personnes, car ce ne sont plus eux qui décident et sont autonomes, mais c’est l’Etat qui le fait à leur place, c’est donc la négation de la subsidiarité. L’idée de généralisation de la propriété est d’ailleurs soutenue dans les textes des encycliques de la doctrine sociale, car la propriété est un moyen pour la personne de s’exprimer économiquement, parce qu’elle lui donne les objets matériels qui sont un support à son développement. Il est donc bon que la propriété se généralise. Mais l’objectif est alors de généraliser la propriété et non pas de lui substituer une propriété d’Etat ou sous sa tutelle. La notion de subsidiarité va bien entendu plus loin et implique la prise en charge d’affaires communes à différents niveaux de communautés. Un exemple évident est celui des collectivités locales. Mais cela peut viser les professions, qui devraient jouer un rôle sensiblement plus important dans la régulation ainsi que dans la solidarité de ses membres, naturellement sous le contrôle de l’autorité supérieure, mais celle-ci ne doit intervenir qu’en cas de défaillance du niveau qui est plus proche des personnes et des réalités. Ceci dit une telle autonomisation suppose une culture et des pratiques adaptées ; ce qui souligne le rôle de l’éducation qui doit à la fois aider à mettre chaque personne sur une piste d’envol et lui donner le sens de son autonomie au sens chrétien. Rappelons que celle-ci ne veut pas dire bricoler comme on veut sa propre morale mais chercher le bien à son niveau avec la responsabilité correspondante.
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