Revue de réflexion politique et religieuse.

Natha­lie Hei­nich : Le para­digme de l’art contem­po­rain. Struc­ture d’une révo­lu­tion artis­tique

Article publié le 9 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Auteur déjà enga­gée sur le ter­rain dit de l’Art contem­po­rain, Natha­lie Hei­nich veut ici mener une enquête socio­lo­gique – sou­vent tein­tée de phi­lo­so­phie – sur un phé­no­mène qu’elle clas­sait aupa­ra­vant dans la caté­go­rie d’un genre artis­tique par­ti­cu­lier, qu’elle dis­tin­guait alors des appel­la­tions reçues telles que l’Art moderne ou l’Art clas­sique. Mais, pro­lon­geant l’analyse qu’elle don­nait dans Le triple jeu de l’art contem­po­rain (édi­tions de Minuit, 1998) – trans­gres­sion, récu­pé­ra­tion mar­chande et admi­nis­tra­tive, trans­gres­sion accen­tuée – elle a chan­gé d’avis, recon­nais­sant que l’objet de son inté­rêt est radi­ca­le­ment dis­tinct des grands cou­rants artis­tiques à pro­pre­ment par­ler. Elle consi­dère désor­mais l’« Art contem­po­rain » comme un para­digme, en fait comme un prin­cipe révo­lu­tion­naire conqué­rant, fon­dant une rup­ture telle qu’il fau­drait consi­dé­rer un avant et un après sa sur­ve­nue. L’auteur iden­ti­fie cer­taines marques de ce chan­ge­ment d’époque, et note une consé­quence effec­ti­ve­ment digne d’être sou­li­gnée : l’impossibilité même d’un échange d’arguments entre ceux qui ont une notion de l’art au sens clas­sique, et ceux qui le pensent dans le cadre d’un posi­ti­visme tota­le­ment arbi­traire. La des­crip­tion des moda­li­tés du sur­gis­se­ment de cette nou­velle nor­ma­li­té n’apporte rien de neuf, cha­cun en connais­sant déjà bien les ingré­dients (concur­rence d’excentricités, gains fara­mi­neux de tous ceux qui en vivent, impli­ca­tion de l’Etat pour des motifs bureau­cra­tiques, idéo­lo­giques et de cor­rup­tion). La des­crip­tion des pro­ces­sus de la « média­tion » (mar­chands, com­mis­saires, gale­ristes…) et de « l’inversion des cercles de recon­nais­sance », qui accordent au public un rôle ana­logue au peuple sou­ve­rain en démo­cra­tie, celui d’une masse de manœuvre (la com­pa­rai­son n’est pas de N. Hei­nich), sans être ici non plus très inno­vante a cepen­dant l’intérêt d’une utile petite syn­thèse. Un cha­pitre (« Les affres du res­tau­ra­teur ») aborde un pro­blème moins connu : que faire pour main­te­nir en état des « œuvres » telles qu’un assem­blage de bif­teks (titré par son concep­teur « Vani­té : robe de chair pour albi­nos ano­rexique »), de la salade verte, des éplu­chures, etc. ? Lais­sons là ces per­plexi­tés, par­ta­gées avec les trans­por­teurs de ces œuvres d’un lieu à l’autre, ou pire, le per­son­nel d’entretien des lieux d’exposition dont l’inculture crasse pré­ten­due fait confondre une ins­tal­la­tion concep­tuelle d’ordures avec des détri­tus à déblayer.
N. Hei­nich cherche à conser­ver la dis­tance socio­lo­gique obli­gée envers son objet. Elle men­tionne les cri­tiques qui se sont éle­vées depuis long­temps déjà contre cette mani­fes­ta­tion par­ti­cu­lière de la moder­ni­té tar­dive, bien qu’elle le fasse avec beau­coup de par­ci­mo­nie, rele­vant seule­ment que les contes­ta­taires se renou­vellent. A la fin de son livre, elle tente de jus­ti­fier son sous-titre – struc­tures d’une révo­lu­tion artis­tique – mais il est regret­table qu’elle n’ait pas réel­le­ment abor­dé ce qu’il annon­çait. Car, d’une part, ce n’est pas d’une révo­lu­tion dans l’art qu’il s’agit, mais d’une des­truc­tion de l’art, qui n’emploie qu’une toute petite par­tie seule­ment de ses moyens directs (de la pein­ture par exemple). Cette des­truc­tion est elle-même le signe d’une époque de confu­sion, mais aus­si de l’hypocrisie pro­fonde qui l’anime, car même son nihi­lisme relève du dan­dysme et de la cupi­di­té. Sans oublier que ce pro­ces­sus, qui n’a avec l’art qu’une rela­tion entre acteurs du milieu artis­tique, n’est en fait qu’un maillon de la struc­ture du pou­voir dans l’organisation poli­tique du monde occi­den­ta­li­sé.

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