Unité italienne : histoire et controverses
Le professeur Paolo Pasqualucci, dont on a eu l’occasion de lire plusieurs articles dans cette revue ((. « Le mal et son châtiment » (n. 77, automne 2002) ; « Giovanni Gentile et l’encyclique Pascendi » (n. 96, été 2007) ; « Herméneutique de la continuité, ou continuité de la doctrine ? Remarques de méthode » (n. 100, été 2008). Philosophe du droit, métaphysicien, P. Pasqualucci est également auteur de nombreux ouvrages relatifs à la situation de l’Eglise postconciliaire, dont tout dernièrement Unam Sanctam (Solfanelli, Chieti, 2013).)) , a publié en avril 2013 un petit ouvrage intitulé Unita e cattolica ((. Unita e cattolica. L’istanza etica del Risorgimento e il rinnovamento dell’Unità d’Italia [Une et catholique. L’exigence éthique du Risorgimento et le renouveau de l’unité italienne], Edizioni Nuova Cultura, Rome, avril 2013, 100 p., 11 €. L’ouvrage a été publié avec le soutien de la Fondation Ugo Spirito e Renzo De Felice. )) dans lequel il présentait une sorte de plaidoyer historique en faveur de l’unité italienne, dont on venait de célébrer le cent-cinquantième anniversaire (1861–2011). Pourquoi un plaidoyer ? Parce que l’unité de l’Etat italien, déjà fortement malmenée par la chronicité du malgoverno, se voit mise en cause sous l’effet d’une étrange alliance entre les forces politiques centrifuges, la Ligue du Nord principalement, et certains petits groupes catholiques berçant l’idée d’un retour à la fragmentation antérieure par hostilité à un Etat né sous les auspices de la haine maçonnique à l’endroit du pape et du catholicisme en général. Cette thèse est notamment appuyée par une historienne, Angela Pellicciari, qui a consacré une série de livres au Risorgimento, modalité italienne du « réveil des peuples » au XIXe siècle ((. Cf. entre autres : Risorgimento da riscrivere (Ares, Milan, 1998), L’altro Risorgimento (Piemme, Casale Monferrato, 2000), I papi e la massoneria (Ares, 2007), Risorgimento anticattolico (Piemme, 2004). )) .
Paolo Pasqualucci, sans prendre le contre-pied de cette analyse, et notamment sans nier le caractère anticatholique de la plupart des meneurs de la lutte pour l’unification italienne, s’est efforcé de distinguer entre la réalisation d’une unité qu’il considère comme un bien longtemps refusé aux Italiens, et la manière dont le processus a été conduit, en partie seulement, estime-t-il, par des ennemis de la religion. Par ailleurs il est impossible d’aborder aujourd’hui la question en mettant entre parenthèses les cinquante années postconciliaires. A ce double point de vue, la position de Paolo Pasqualucci est tout sauf conformiste. Le texte qu’il nous a proposé reprend pour l’essentiel la démarche de son petit ouvrage. Nous le reproduisons ci-après, d’autant plus volontiers que son objet est en relation avec d’autres contributions dans ce même numéro de la revue.
L’exposé, ou plutôt la thèse qui s’en dégage, invite au débat, dans la mesure où elle aborde une suite de faits susceptibles d’éventuelle discussion, mais aussi et surtout parce qu’elle soulève de nombreuses questions d’ordre plus général, théoriques et historiques, au-delà même du cas italien. On peut mentionner la nature de l’institution moderne qu’est l’appareil d’Etat, le lien, aujourd’hui battu en brèche et néanmoins problématique, entre cette structure politico-administrative et la nation, la définition même de celle-ci en évitant les mortelles équivoques engendrées par le coup d’audace de Sieyès – identifiant « Nation » et Tiers Etat –, la légitimité ou non de toute « religion civile », les conditions politiques de la liberté d’action de l’Eglise et le statut particulier de la Ville de Rome. Et d’un point de vue historique et sociologique, entre autres, les motifs du conservatisme des papes, le rôle exact de la franc-maçonnerie (hommes, thèmes et objectifs), ou encore la détermination des intérêts de la bourgeoisie industrielle dans l’aspiration à l’unification de la péninsule italique. L’idée même de nation italienne est objet de doutes et de controverses ((. Cf. par exemple Manlio Graziano, L’Italie, un Etat sans nation ? Géopolitique d’une identité nationale incertaine (Erès, Ramonville Saint-Agne, 2007). )) .
Toutes ces questions, et le caractère tranché de la position adoptée par Paolo Pasqualucci devraient susciter de fructueuses discussions.
Les dernières décennies ont connu un fort affaiblissement des liens unitaires dans différents pays européens, spécialement en Belgique, en Espagne, au Royaume-Uni et en Italie, sous la poussée centrifuge des mouvements régionalistes et autres ligues séparatistes, de l’ultralaïque Union européenne, et de la « globalisation ». Parallèlement, en Italie, on a assisté sur le plan culturel à la reprise de la polémique catholique contre le Risorgimento et l’Unité, avec l’intervention médiatique inattendue des héritiers de l’ultramontanisme, du légitimisme et des partisans des Bourbons de jadis. Cependant une telle polémique, qui contribue beaucoup à l’actuelle dérive antiunitaire dans la mesure où elle recoupe la bruyante subculture leghiste (celle-là même des grotesques cérémonies au « dieu Pô » et des non moins ridicules « kermesses celtiques »), n’a pas apporté d’éléments vraiment nouveaux dans le débat sur le Risorgimento. Partiale et reposant sur des idées préconçues, on ne voit pas comment elle pourrait poser les bases d’un renouvellement de la pensée politique italienne et moins encore ouvrir la route à une nouvelle manière de comprendre l’unité de la Péninsule, plus équilibrée et capable de répondre aux graves défis du présent. Cette polémique recourt à un langage extrêmement violent et donne une image presque toujours mythique sinon légendaire des anciens Etats pontificaux, un âge d’or qu’il faudrait de quelque façon rétablir moyennant une future dislocation de l’Etat unitaire (comme l’a relevé le journaliste Ernesto Galli della Loggia).
Les écrivains antiunitaires voient donc avec faveur se renforcer les autonomies régionales introduites en Italie par la constitution de la république « antifasciste », puisqu’elles sont capables de porter atteinte à l’unité du pays. En favorisant le régionalisme dominant, les nouveaux papalini [partisans du pouvoir temporel du pape] et autres néolégitimistes ne se rendent évidemment pas compte que le retour au passé comporterait (déjà en voit-on les signes) le retour aux divisions, aux haines, aux luttes de factions, à ce particularisme mesquin et obtus qui a beaucoup nui à l’Italie, formant la principale composante négative de son histoire, dès la crise finale de l’empire romain d’Occident.
Pour ce qui concerne le pouvoir temporel des papes, contre les courants anticléricaux et anticatholiques, aujourd’hui toujours plus forts au niveau international, qui haïssent la papauté et cherchent à délégitimer le catholicisme, mon livre rappelle que le minuscule Etat du Vatican, créé en 1929 sur la base des accords entre Mussolini et le Saint-Siège, est un véritable Etat selon les critères du droit international. Il s’agit d’un Etat ecclésiastique, donc sui generis, mais pas pour autant dépourvu des attributs de la souveraineté. Un Etat enclavé dont la liberté (en fonction de l’« absolue et visible indépendance du Saint-Siège ») est garantie par l’Etat italien et aussi, en réalité, par les catholiques du monde entier. Cet Etat – c’est ce que je soutiens – pourrait même dans l’avenir s’étendre légitimement et pacifiquement dans Rome et/ou aux alentours, selon les nécessités d’organisation de l’Eglise.
Il est erroné de critiquer l’existence même de ce pouvoir temporel comme s’il était incompatible avec la mission divine de l’Eglise, qui consiste dans le salut des âmes. Ce pouvoir fut indispensable à l’Eglise dans l’anarchie sanglante qui domina en Italie après la terrible Guerre Gothique (535–553) et l’invasion des Lombards qui a suivi (568). Et il en a été de même dans les siècles successifs. Les dures nécessités de l’histoire forcèrent la Papauté à organiser le Duché romano-byzantin (en pratique, tout le Latium), abandonné à lui-même, sous la forme d’un authentique Etat, avec ses armées et sa flotte, en utilisant surtout les forces locales limitées ; forces que parfois le pape en personne mena à la bataille (comme par exemple le valeureux Romain Léon VIII, qui détruisit une flotte de pirates sarrasins devant Monte Circeo, en 877). L’anéantissement des Goths, fut causée par la mégalomanie de Justinien, l’empereur d’Orient, qui voulait reconquérir tout l’Occident sans en avoir les forces. Cela empêcha l’Italie de suivre la même évolution que la Gaule et l’Espagne, et de devenir un Etat unitaire de substrat romain (c’est-à-dire italico-celtique) et germanique, piste qui avait été entamée par Théodoric le Grand, roi d’Italie. Les Goths, hérétiques ariens à l’origine, étaient en passe de se convertir au catholicisme et ce fait entraînera leur assimilation. Ils tiendront le pays dans une solide union monarchique, à la différence des Lombards qui ne réussiront jamais à occuper l’Italie entière, bien qu’envahissant un pays en grande partie vide et ravagé par les guerres précédentes, déjà divisé par les Byzantins en duchés dotés d’une large autonomie. C’est ainsi que s’établit, jusque dans les mentalités, la funeste division de notre pays. Au cours de la guerre naquirent ainsi une Italie gothique et une autre byzantine, qui enrôlaient les autochtones selon les nécessités ; ensuite ce furent une Italie byzantine et une autre lombarde, faibles toutes les deux et toujours mutuellement hostiles. Entre les deux le Duché Romain tentait de s’en sortir, non sans difficultés, sous la direction de fait, puis de droit, du pape. Ces divisions principales suscitaient à leur tour les divisions locales, comme les taches d’une peau de léopard. Dans une situation de ce genre, précaire même du point de vue économique, à la mentalité encore tribale des Lombards s’opposait la vision d’un empire considérant l’Italie comme une simple province de frontière utile à sa défense et à exploiter au mieux ; on ne voit donc pas comment aurait pu se développer le sens de l’Etat, de la loi, de l’unité et de l’indépendance, d’un orgueil national. En revanche commencèrent à prendre racine certaines carences de fond du caractère national, que nous n’avons pas encore réussi à vaincre après cent cinquante années d’unité, ce qui est bien peu dans les presque trente siècles de notre longue histoire : le particularisme, l’esprit de faction, le manque de sens de l’Etat et de la discipline, l’anarchie de fond, le complexe d’infériorité à l’égard des étrangers, le manque de confiance en soi, l’aboulie.
Il est légitime en revanche de critiquer la manière dont le pouvoir temporel de la papauté a été compris dans le passé, à savoir d’une façon trop politique, trop préoccupée de voir compromise la liberté d’action de l’Eglise au cas où l’Italie serait unifiée sous la forme d’un seul Etat. La papauté n’aurait-elle pas dû en rester à l’originaire Duché romain, devenu Patrimoine de Saint-Pierre, sans chercher à s’étendre dans le reste de l’Italie centrale et méridionale, coupant ainsi en deux la Péninsule ? fuir une politique qui dans les siècles l’avait plongée jusqu’au cou dans les interminables conflits de la politique italienne et européenne, avec pour grave conséquence de donner une image négative à la religion elle-même ? rester dans le Patrimoine de Saint-Pierre originel, préexistant comme entité étatique avant même les donations des rois francs, malheureusement demandées, comme cela semble être le cas, sur la base de la pseudo-Donation de Constantin, et pour le restant se confier à la Providence ? Ne serait-ce pas là ce qu’aurait dû être la direction essentielle et constante ? De cette manière le pape aurait pu jouer au mieux son rôle d’arbitre impartial entre les princes chrétiens, et ses appels à la lutte contre le féroce envahisseur musulman (ces justes appels à la croisade que la hiérarchie pacifiste, molle et mentalement confuse d’aujourd’hui, se croit en devoir de renier) auraient eu une tout autre résonance.
Que le libéralisme ait réalisé l’unité de l’Italie, cela a dépendu de facteurs accidentels. Il s’agissait de toute façon d’un libéralisme animé de forts idéaux (la religion de la Patrie, le sens de l’Etat, le désir de relèvement national, de construction d’un Etat à la hauteur des temps), de se battre et de prendre des risques, bien différent en cela du libéralisme hédoniste et nihiliste d’aujourd’hui, maintenant qu’a fini par y prévaloir le noyau vénéneux de l’idée moderne de liberté : l’idée d’absence de toute contrainte opposée à la libre détermination de l’individu, l’anthropocentrisme radical. Si l’Eglise ne s’y était pas opposée durant tant de siècles, notre unité (entendonsnous, toujours respectueuse du Patrimoine de Saint-Pierre originaire) aurait pu se réaliser depuis bien plus longtemps, quand l’Europe était encore catholique.