Le professeur Paolo Pasqualucci, dont on a eu l’occasion de lire plusieurs articles dans cette revue ((. « Le mal et son châtiment » (n. 77, automne 2002) ; « Giovanni Gentile et l’encyclique Pascendi » (n. 96, été 2007) ; « Herméneutique de la continuité, ou continuité de la doctrine ? Remarques de méthode » (n. 100, été 2008). Philosophe du droit, métaphysicien, P. Pasqualucci est également auteur de nombreux ouvrages relatifs à la situation de l’Eglise postconciliaire, dont tout dernièrement Unam Sanctam (Solfanelli, Chieti, 2013).)) , a publié en avril 2013 un petit ouvrage intitulé Unita e cattolica ((. Unita e cattolica. L’istanza etica del Risorgimento e il rinnovamento dell’Unità d’Italia [Une et catholique. L’exigence éthique du Risorgimento et le renouveau de l’unité italienne], Edizioni Nuova Cultura, Rome, avril 2013, 100 p., 11 €. L’ouvrage a été publié avec le soutien de la Fondation Ugo Spirito e Renzo De Felice. )) dans lequel il présentait une sorte de plaidoyer historique en faveur de l’unité italienne, dont on venait de célébrer le cent-cinquantième anniversaire (1861–2011). Pourquoi un plaidoyer ? Parce que l’unité de l’Etat italien, déjà fortement malmenée par la chronicité du malgoverno, se voit mise en cause sous l’effet d’une étrange alliance entre les forces politiques centrifuges, la Ligue du Nord principalement, et certains petits groupes catholiques berçant l’idée d’un retour à la fragmentation antérieure par hostilité à un Etat né sous les auspices de la haine maçonnique à l’endroit du pape et du catholicisme en général. Cette thèse est notamment appuyée par une historienne, Angela Pellicciari, qui a consacré une série de livres au Risorgimento, modalité italienne du « réveil des peuples » au XIXe siècle ((. Cf. entre autres : Risorgimento da riscrivere (Ares, Milan, 1998), L’altro Risorgimento (Piemme, Casale Monferrato, 2000), I papi e la massoneria (Ares, 2007), Risorgimento anticattolico (Piemme, 2004). )) .
Paolo Pasqualucci, sans prendre le contre-pied de cette analyse, et notamment sans nier le caractère anticatholique de la plupart des meneurs de la lutte pour l’unification italienne, s’est efforcé de distinguer entre la réalisation d’une unité qu’il considère comme un bien longtemps refusé aux Italiens, et la manière dont le processus a été conduit, en partie seulement, estime-t-il, par des ennemis de la religion. Par ailleurs il est impossible d’aborder aujourd’hui la question en mettant entre parenthèses les cinquante années postconciliaires. A ce double point de vue, la position de Paolo Pasqualucci est tout sauf conformiste. Le texte qu’il nous a proposé reprend pour l’essentiel la démarche de son petit ouvrage. Nous le reproduisons ci-après, d’autant plus volontiers que son objet est en relation avec d’autres contributions dans ce même numéro de la revue.
L’exposé, ou plutôt la thèse qui s’en dégage, invite au débat, dans la mesure où elle aborde une suite de faits susceptibles d’éventuelle discussion, mais aussi et surtout parce qu’elle soulève de nombreuses questions d’ordre plus général, théoriques et historiques, au-delà même du cas italien. On peut mentionner la nature de l’institution moderne qu’est l’appareil d’Etat, le lien, aujourd’hui battu en brèche et néanmoins problématique, entre cette structure politico-administrative et la nation, la définition même de celle-ci en évitant les mortelles équivoques engendrées par le coup d’audace de Sieyès – identifiant « Nation » et Tiers Etat –, la légitimité ou non de toute « religion civile », les conditions politiques de la liberté d’action de l’Eglise et le statut particulier de la Ville de Rome. Et d’un point de vue historique et sociologique, entre autres, les motifs du conservatisme des papes, le rôle exact de la franc-maçonnerie (hommes, thèmes et objectifs), ou encore la détermination des intérêts de la bourgeoisie industrielle dans l’aspiration à l’unification de la péninsule italique. L’idée même de nation italienne est objet de doutes et de controverses ((. Cf. par exemple Manlio Graziano, L’Italie, un Etat sans nation ? Géopolitique d’une identité nationale incertaine (Erès, Ramonville Saint-Agne, 2007). )) .
Toutes ces questions, et le caractère tranché de la position adoptée par Paolo Pasqualucci devraient susciter de fructueuses discussions.
Les dernières décennies ont connu un fort affaiblissement des liens unitaires dans différents pays européens, spécialement en Belgique, en Espagne, au Royaume-Uni et en Italie, sous la poussée centrifuge des mouvements régionalistes et autres ligues séparatistes, de l’ultralaïque Union européenne, et de la « globalisation ». Parallèlement, en Italie, on a assisté sur le plan culturel à la reprise de la polémique catholique contre le Risorgimento et l’Unité, avec l’intervention médiatique inattendue des héritiers de l’ultramontanisme, du légitimisme et des partisans des Bourbons de jadis. Cependant une telle polémique, qui contribue beaucoup à l’actuelle dérive antiunitaire dans la mesure où elle recoupe la bruyante subculture leghiste (celle-là même des grotesques cérémonies au « dieu Pô » et des non moins ridicules « kermesses celtiques »), n’a pas apporté d’éléments vraiment nouveaux dans le débat sur le Risorgimento. Partiale et reposant sur des idées préconçues, on ne voit pas comment elle pourrait poser les bases d’un renouvellement de la pensée politique italienne et moins encore ouvrir la route à une nouvelle manière de comprendre l’unité de la Péninsule, plus équilibrée et capable de répondre aux graves défis du présent. Cette polémique recourt à un langage extrêmement violent et donne une image presque toujours mythique sinon légendaire des anciens Etats pontificaux, un âge d’or qu’il faudrait de quelque façon rétablir moyennant une future dislocation de l’Etat unitaire (comme l’a relevé le journaliste Ernesto Galli della Loggia).
Les écrivains antiunitaires voient donc avec faveur se renforcer les autonomies régionales introduites en Italie par la constitution de la république « antifasciste », puisqu’elles sont capables de porter atteinte à l’unité du pays. En favorisant le régionalisme dominant, les nouveaux papalini [partisans du pouvoir temporel du pape] et autres néolégitimistes ne se rendent évidemment pas compte que le retour au passé comporterait (déjà en voit-on les signes) le retour aux divisions, aux haines, aux luttes de factions, à ce particularisme mesquin et obtus qui a beaucoup nui à l’Italie, formant la principale composante négative de son histoire, dès la crise finale de l’empire romain d’Occident.
Pour ce qui concerne le pouvoir temporel des papes, contre les courants anticléricaux et anticatholiques, aujourd’hui toujours plus forts au niveau international, qui haïssent la papauté et cherchent à délégitimer le catholicisme, mon livre rappelle que le minuscule Etat du Vatican, créé en 1929 sur la base des accords entre Mussolini et le Saint-Siège, est un véritable Etat selon les critères du droit international. Il s’agit d’un Etat ecclésiastique, donc sui generis, mais pas pour autant dépourvu des attributs de la souveraineté. Un Etat enclavé dont la liberté (en fonction de l’« absolue et visible indépendance du Saint-Siège ») est garantie par l’Etat italien et aussi, en réalité, par les catholiques du monde entier. Cet Etat – c’est ce que je soutiens – pourrait même dans l’avenir s’étendre légitimement et pacifiquement dans Rome et/ou aux alentours, selon les nécessités d’organisation de l’Eglise.
Il est erroné de critiquer l’existence même de ce pouvoir temporel comme s’il était incompatible avec la mission divine de l’Eglise, qui consiste dans le salut des âmes. Ce pouvoir fut indispensable à l’Eglise dans l’anarchie sanglante qui domina en Italie après la terrible Guerre Gothique (535–553) et l’invasion des Lombards qui a suivi (568). Et il en a été de même dans les siècles successifs. Les dures nécessités de l’histoire forcèrent la Papauté à organiser le Duché romano-byzantin (en pratique, tout le Latium), abandonné à lui-même, sous la forme d’un authentique Etat, avec ses armées et sa flotte, en utilisant surtout les forces locales limitées ; forces que parfois le pape en personne mena à la bataille (comme par exemple le valeureux Romain Léon VIII, qui détruisit une flotte de pirates sarrasins devant Monte Circeo, en 877). L’anéantissement des Goths, fut causée par la mégalomanie de Justinien, l’empereur d’Orient, qui voulait reconquérir tout l’Occident sans en avoir les forces. Cela empêcha l’Italie de suivre la même évolution que la Gaule et l’Espagne, et de devenir un Etat unitaire de substrat romain (c’est-à-dire italico-celtique) et germanique, piste qui avait été entamée par Théodoric le Grand, roi d’Italie. Les Goths, hérétiques ariens à l’origine, étaient en passe de se convertir au catholicisme et ce fait entraînera leur assimilation. Ils tiendront le pays dans une solide union monarchique, à la différence des Lombards qui ne réussiront jamais à occuper l’Italie entière, bien qu’envahissant un pays en grande partie vide et ravagé par les guerres précédentes, déjà divisé par les Byzantins en duchés dotés d’une large autonomie. C’est ainsi que s’établit, jusque dans les mentalités, la funeste division de notre pays. Au cours de la guerre naquirent ainsi une Italie gothique et une autre byzantine, qui enrôlaient les autochtones selon les nécessités ; ensuite ce furent une Italie byzantine et une autre lombarde, faibles toutes les deux et toujours mutuellement hostiles. Entre les deux le Duché Romain tentait de s’en sortir, non sans difficultés, sous la direction de fait, puis de droit, du pape. Ces divisions principales suscitaient à leur tour les divisions locales, comme les taches d’une peau de léopard. Dans une situation de ce genre, précaire même du point de vue économique, à la mentalité encore tribale des Lombards s’opposait la vision d’un empire considérant l’Italie comme une simple province de frontière utile à sa défense et à exploiter au mieux ; on ne voit donc pas comment aurait pu se développer le sens de l’Etat, de la loi, de l’unité et de l’indépendance, d’un orgueil national. En revanche commencèrent à prendre racine certaines carences de fond du caractère national, que nous n’avons pas encore réussi à vaincre après cent cinquante années d’unité, ce qui est bien peu dans les presque trente siècles de notre longue histoire : le particularisme, l’esprit de faction, le manque de sens de l’Etat et de la discipline, l’anarchie de fond, le complexe d’infériorité à l’égard des étrangers, le manque de confiance en soi, l’aboulie.
Il est légitime en revanche de critiquer la manière dont le pouvoir temporel de la papauté a été compris dans le passé, à savoir d’une façon trop politique, trop préoccupée de voir compromise la liberté d’action de l’Eglise au cas où l’Italie serait unifiée sous la forme d’un seul Etat. La papauté n’aurait-elle pas dû en rester à l’originaire Duché romain, devenu Patrimoine de Saint-Pierre, sans chercher à s’étendre dans le reste de l’Italie centrale et méridionale, coupant ainsi en deux la Péninsule ? fuir une politique qui dans les siècles l’avait plongée jusqu’au cou dans les interminables conflits de la politique italienne et européenne, avec pour grave conséquence de donner une image négative à la religion elle-même ? rester dans le Patrimoine de Saint-Pierre originel, préexistant comme entité étatique avant même les donations des rois francs, malheureusement demandées, comme cela semble être le cas, sur la base de la pseudo-Donation de Constantin, et pour le restant se confier à la Providence ? Ne serait-ce pas là ce qu’aurait dû être la direction essentielle et constante ? De cette manière le pape aurait pu jouer au mieux son rôle d’arbitre impartial entre les princes chrétiens, et ses appels à la lutte contre le féroce envahisseur musulman (ces justes appels à la croisade que la hiérarchie pacifiste, molle et mentalement confuse d’aujourd’hui, se croit en devoir de renier) auraient eu une tout autre résonance.
Que le libéralisme ait réalisé l’unité de l’Italie, cela a dépendu de facteurs accidentels. Il s’agissait de toute façon d’un libéralisme animé de forts idéaux (la religion de la Patrie, le sens de l’Etat, le désir de relèvement national, de construction d’un Etat à la hauteur des temps), de se battre et de prendre des risques, bien différent en cela du libéralisme hédoniste et nihiliste d’aujourd’hui, maintenant qu’a fini par y prévaloir le noyau vénéneux de l’idée moderne de liberté : l’idée d’absence de toute contrainte opposée à la libre détermination de l’individu, l’anthropocentrisme radical. Si l’Eglise ne s’y était pas opposée durant tant de siècles, notre unité (entendonsnous, toujours respectueuse du Patrimoine de Saint-Pierre originaire) aurait pu se réaliser depuis bien plus longtemps, quand l’Europe était encore catholique.
L’aversion des nouveaux papalini et des néolégitimistes pour l’Italie, l’idée même d’une Italie, d’une patrie italienne commune, digne d’être unifiée en un Etat plus ou moins centralisé, se cache derrière le mythe du complot maçonnique cause de tous les maux du monde : l’unité italienne a été le fruit d’un complot maçonnique, donc elle est mauvaise en soi et doit pour cela être anéantie. Dans mon livre (chap. II) je crois avoir montré qu’il n’y a pas eu de projet concerté de la franc-maçonnerie européenne en vue d’unifier l’Italie. Cela aurait été contraire aux intérêts des grandes puissances, dont les classes dirigeantes regorgeaient de francs-maçons. Mais Napoléon III ne voulait aucune unification italienne, contraire aux intérêts de la France. Dans le domaine de la traditionnelle lutte contre l’Autriche des Habsbourg et contre l’Angleterre désormais puissance méditerranéenne, il voulait une péninsule dominée par la France et divisée en trois royaumes principaux : l’un, piémontais, au nord, jusqu’à l’Isonzo, allié et de fait satellite de la France ; un autre au centre de l’Italie, confié au prince Jérôme Bonaparte ; un autre enfin dans le Sud confié au fils de Joachim Murat, Lucien, Grand Maître du Grand Orient de France. Le pape aurait conservé le Patrimoine de Saint-Pierre et aurait été le président honoraire de toute cette belle construction. La candidature de son Grand Maître au trône d’un Royaume du Sud satellite de la France montre que la puissante franc-maçonnerie française n’était pas du tout en faveur de l’unité d’Italie. Elle était alignée sur la politique française de toujours vis-à-vis de l’Italie, pratiquement la même depuis l’époque des Francs, et réalisée moyennant de vastes annexions par Napoléon Ier, durant son éphémère empire. Le projet de Napoléon III a échoué parce que la situation est à un moment donné tombée des mains de toutes les puissances, par un ensemble de circonstances à attribuer seulement en partie à l’adresse manœuvrière de Cavour. Toutefois, Napoléon III, au prix d’un effort militaire limité, a rattaché à la France la Savoie et le Comté de Nice, ce dernier ligurien et donc italien, toutefois d’importance stratégique considérable pour une ligne de frontière bien avantageuse face au voisin italien. Ces annexions firent vivement enrager les Anglais, qui aspiraient secrètement de leur côté à faire de la Sicile un protectorat et ne voulaient pas voir naître une confédération italienne sous protectorat français.
La franc-maçonnerie organisée était pratiquement en voie de disparition en Italie à l’époque de la Restauration, à cause du discrédit dans lequel elle était tombée auprès de la jeunesse « patriotique » qui y voyait un instrument de gouvernement de Napoléon Ier. De nombreux francs-maçons ont participé au Risorgimento, mais à titre personnel, en se concentrant principalement au sein du mouvement garibaldien, dont la devise était « l’Italie laïque ». Si Garibaldi était un franc-maçon avéré et convaincu, initié en Amérique du Sud, et férocement anticlérical, Cavour et Mazzini ne l’étaient pas. Mais ils s’appuyèrent sur les francs-maçons pour réaliser leurs objectifs politiques. On n’a jamais eu une preuve quelconque de leur affiliation à la secte : si celle-ci avait eu lieu, elle aurait certainement été rendue publique une fois l’unité réalisée, quand furent reconstituées les loges, pour faire étalage des mérites « patriotiques » de celles-ci, bien au-delà de la réalité et assurer influence et pouvoir. Cela n’empêche pas cependant que les publications antiunitaires continuent à présenter sans preuves Cavour comme un des chefs de la franc-maçonnerie en Italie, qui l’aurait utilisé comme une marionnette à des fins anticatholiques.
Peut-être le moment est-il arrivé de se débarrasser du stéréotype de l’unité italienne comme simple résultat d’un complot maçonnique européen contre l’Eglise, et de se demander si à la racine de l’exigence d’unité nationale il n’y a pas eu des arguments valables et méritant d’être reconnus. C’est le discours de fond que j’ai cherché à établir dans mon travail : la mise en lumière de ce que j’ai appelé l’exigence éthique du Risorgimento. Ethique, c’est-à-dire non pas religieuse mais civile, visant à se racheter de siècles d’injustices et d’humiliations subies par les Italiens, un peuple longuement désuni, soumis trois siècles et demi à la domination étrangère directe ou indirecte, moqué et méprisé comme lâche, délinquant et privé du sens de l’honneur, au moins à partir des funestes Guerres d’Italie (1498–1535), au cours desquelles Français, Espagnols, Allemands et Suisses se disputèrent l’Italie et la mirent littéralement en pièces – à l’exception de la valeureuse République vénitienne, qui résista non sans difficulté – avant d’échoir finalement en grand partie à l’Espagne. Je rappelle deux des plus célèbres de ces humiliations (chap. 6) : le honteux acte de soumission face à Louis XIV et à toute sa cour à laquelle fut contraint le doge de Gênes Imperiale Lescaro, en 1685, après que le même roi avait soumis la ville à un bombardement meurtrier par la flotte française pour avoir désobéi à son injonction de ne pas construire certains navires au profit des Espagnols et des Barbaresques (Voltaire, Le siècle de Louis XIV, chap.14, « Soumission de Gênes »). L’attribution du Grand Duché de Toscane et du Duché de Parme à des dynasties étrangères (Bourbons et Habsbourg-Lorraine) par les grandes puissances, au début du XVIIIe siècle, les dynasties locales étant restées sans héritiers, malgré leurs vibrantes protestations adressées à toute l’Europe (âgé, le duc de Parme ne réussissait pas à avoir d’enfant, tandis que le dernier des Médicis était homosexuel). C’est ainsi que la Toscane est devenue un des points de force de la domination autrichienne en Italie, qui a remplacé, à partir de la moitié du XVIIIe siècle, après une série de guerres, celle de l’Espagne, bien que sur des bases plus réduites, le Royaume des Deux-Siciles étant devenu un Etat formellement indépendant, quoique toujours satellite des grandes monarchies européennes. Ce sont les Habsbourg-Lorraine, que regrettent tant aujourd’hui les néolégitimistes et antiunitaires catholiques, qui, outre le fait de favoriser le jansénisme, ont importé en Italie la franc-maçonnerie, née depuis peu en Angleterre et déjà répandue dans la classe dirigeante autrichienne.
La polémique antiunitaire catholique, aujourd’hui comme hier, ne reconnaît aucune dignité – ni historique ni morale – à notre exigence d’unité, nationale et étatique. Dans le cas contraire, on pourrait arriver à cette raisonnable conclusion : l’unité, qui a fini par être opérée, quoique mal sous certains aspects, a toutefois représenté en elle-même un idéal noble, juste et répondant à des exigences sociales et économiques qui ne pouvaient être plus longtemps différées. Le creusement du Canal de Suez (1869) avait rallumé depuis longtemps l’intérêt des Puissances pour la Méditerranée, poussant à la dissolution de ce qui restait de l’empire turc et à l’occupation de la côte nord-africaine. Dans ces conditions une Italie encore morcelée aurait été prisonnière d’un cercle indestructible et étouffant, allant des Balkans à Gibraltar, qui l’aurait réduite à une subordination de type colonial à des puissances toujours plus avides. L’unité a eu certes ses désavantages et ses douleurs, mais aussi ses avantages et ses gloires. Dans la situation d’alors il était inévitable de recourir à la force, à partir de l’unique sujet historique en mesure de l’employer, le solide Piémont, seul Etat italien doté d’élan vital. Au demeurant, quelle nation a‑t-elle jamais réalisé son indépendance et son unification sans devoir recourir à l’emploi de la force ? Les frontières naturelles n’ont été complétées qu’en 1918, au terme de la très sanglante guerre contre la Maison d’Autriche qui n’avait jamais voulu nous reconnaître la dignité de nation et d’Etat. La vraie mission historique de l’Autriche, comme le remarquaient les patriotes italiens, plutôt que d’occuper la Pologne ou la plaine du Pô et de confisquer l’Etat vénitien et la Lombardie, aurait dû se porter exclusivement sur les Balkans, en contenant et refoulant les Turcs et en contribuant ainsi au retour des Slaves schismatiques à Rome. La plus naturelle et graduelle voie vers l’unité, à savoir la fédération entre les principaux Etats italiens après 1859 (Etats pontificaux, Royaume de Naples, Piémont) ne put se réaliser, pas seulement à cause de la « rapacité » des Piémontais, comme on se plaît à le souligner aujourd’hui, mais aussi de l’immobilisme et de l’inertie politique du gouvernement pontifical et de celui des Bourbons, qui n’eurent jamais de politique « italienne » à proposer en lieu et place de l’éternel recours à l’intervention étrangère pour rester à la surface, pour durer, à n’importe quel prix, y compris celui de n’importe quelle humiliation.
Quelle est-elle maintenant notre vraie tâche d’Italiens et de catholiques ? Sûrement pas celle de détruire l’unité (ce qui aurait sans aucun doute des conséquences délétères même pour la liberté de l’Eglise) mais de la renouveler, en nous battant pour réaliser l’idéal d’un Etat unitaire vraiment catholique. C’est la thèse fondamentale du livre, exposée dans le dernier petit chapitre, intitulé : « Renouveler l’Unité dans un Etat chrétien ou périr ». Cela ne signifie évidemment pas proposer de revenir au modèle démocrate-chrétien du passé, Dieu nous en préserve, vu que les « démocraties chrétiennes » n’ont jamais eu comme objectif l’idée de l’Etat chrétien. Elles acceptaient l’Etat laïque, parlementaire, agnostique ou athée, pourvu qu’il s’ouvre à une force de gouvernement, et de sous-gouvernement catholique.
Pourquoi donc les écrits catholiques antiunitaires ne reconnaissent-ils aucune dignité à l’exigence de relèvement national dans un Etat unitaire, exigence ainsi bien interprétée, en son temps, par un poète comme l’Alfieri, ou Manzoni, par la pensée politique des Gioberti et des Mazzini (comprise évidemment dans ce qu’elle a de meilleur, la rédemption morale, le sens du devoir, du juste patriotisme), et de nombreux hommes d’action et de patriotes qui payèrent de leurs personnes ? Qu’on nous l’explique une bonne fois. Et qu’on réponde à l’argumentation que je fais valoir dans l’épilogue de mon travail : pourquoi est-ce seulement en Italie que l’on a créé historiquement une contradiction, apparemment incurable, entre Etat national et religion ? Alors que dans le même temps dans d’autres peuples européens (français, espagnol, anglais avant le schisme, polonais, hongrois, autrichien, allemand avant Luther) la monarchie a pu réaliser l’unité nationale sur la base de la religion catholique ? Cela n’a pas été possible parce que l’Eglise se sentait a priori menacée dans son existence temporelle par un Etat italien (même en partie) unitaire. C’est ainsi qu’entre Etat national et religion s’est instaurée en Italie, et uniquement en Italie, une fracture, la religion ne pouvant pas être invoquée pour fonder un tel Etat, considéré a priori comme devant être ennemi de l’Eglise. Après la Conciliation (Accords du Latran, 1929), indubitablement du grand mérite de Mussolini, tout cela s’est calmé. Il faut reconnaître sur ce point que le régime fasciste a rétabli le respect et la protection pour notre religion ; il a introduit l’enseignement religieux dans les écoles et reconnu une validité civile au mariage religieux. Le pape a vu qu’il pouvait très bien cohabiter avec un Etat unitaire italien sans devenir pour cela un « évêque italien » et terminer comme le Patriarche de Constantinople, toujours subordonné au pouvoir civil. Sur la base du principe de réciprocité, le pape, après avoir pardonné les vexations subies, a donc reconnu l’Etat italien, lequel naturellement s’est engagé à garantir à l’Eglise toute la liberté nécessaire pour atteindre les fins de sa haute mission. Et cet engagement – cette obligation – reste inchangé même après la révision des Accords en 1984, par laquelle notre démocratie athée et la hiérarchie œcuméniste ont de conserve éliminé le catholicisme comme unique religion reconnue par l’Etat italien.
On peut par conséquent affirmer que la roue de l’histoire a accompli sa révolution. Aujourd’hui en effet les catholiques, face à l’irréversible crise de l’Etat laïque noyé dans le matérialisme et dans l’hédonisme grossiers et même toujours plus en révolte contre le droit naturel établi par Dieu, peuvent sans se contredire proposer le renouveau de l’unité nationale, selon l’idéal de l’Etat chrétien, idéal qu’en vérité on devrait réaliser dans chaque nation, parce que le Christ doit régner partout, dans chaque société. Il ne s’agit pas ici de fonder un nouveau nationalisme italien. Il est juste que les communautés allogènes qui vivent depuis des siècles en deçà de nos frontières naturelles conservent des formes d’autonomie, si elles le veulent, pourvu que ce soit toujours dans le respect de notre souveraineté. Il n’y a ici aucune chimérique supériorité ni quelque prétendue suprématie à revendiquer, ni de territoires à conquérir : il est déjà suffisamment difficile de maintenir ce qu’on a péniblement réussi à conserver comme Etat unitaire après l’apocalypse de 1943–1945 et que nous devons défendre bec et ongles face à la globalisation oppressante, avec ses maux innombrables.