Vatican II fut-il un bloc ?
Prêtre du diocèse de Ratisbonne, official au sein de la IIe section (relations avec les Etats) de la Secrétairerie d’Etat du Vatican, Mgr Florian Kolfhaus est l’auteur d’une thèse sur le « magistère pastoral » du concile Vatican II (Pastorale Lehrverkündigung – Grundmotiv des II. Vatikanischen Konzils. Untersuchungen zu Unitatis Redintegratio, Dignitatis humanae und Nostra Aetate, Lit-Verlag, Münster, 2010). Ce travail, soutenu en 2006, avait été effectué sous la direction de Karl Becker, s.j., alors professeur de théologie à l’Université grégorienne et désormais cardinal. Faisant ressortir que Vatican II avait abouti, fait inédit dans l’histoire des conciles, à des textes de nature et de portée diverses, il s’efforçait d’analyser les raisons qui ont poussé à faire de ces documents un bloc d’égale valeur. Il y voyait la tentation d’ériger en dogmes des affirmations « pastorales » et, ce faisant, de transformer la doctrine à partir d’éléments destinés à l’origine à répondre aux exigences d’un temps donné.
Dans l’entretien qui suit, l’auteur récuse l’interprétation fallacieuse de l’Ecole de Bologne, qui, sous la direction de Giuseppe Alberigo, a prétendu donner des lettres scientifiques à la compréhension progressiste – au sens étymologique – de Vatican II, faisant de celui-ci un bloc historique marquant un changement d’époque et le début d’un processus continu dont la clé a été et doit rester l’esprit du Concile, une clé supérieure d’interprétation parfois même contre la lettre du texte. Il ressort de l’entretien que si ce concile fut un processus, c’est plutôt parce qu’il a été au fur et à mesure dépassé dans ses objectifs initiaux, très limités au départ dans l’esprit de la grande majorité de ses protagonistes, y compris peut-être de Jean XXIII. Il faudrait ajouter que son interprétation authentique, c’est-à-dire sa « réception » par les diverses autorités concernées, entre nécessairement en jeu dans cette problématique, notamment pour comprendre le sens et la portée de termes comme aggiornamento et pastoral.
D’autre part, et c’est le second intérêt de cet entretien, cette fois à l’encontre d’une tendance conservatrice fermée à toute discussion, il convient de tenir compte des caractères très originaux des textes produits par Vatican II. Tout d’abord, ils sont de formes et de valeur diverses, il est donc impossible d’en faire, cette fois, un bloc dogmatique, d’autant moins qu’ils ne contiennent pas d’énoncés formels, des « définitions » – sauf peut-être dans Dignitatis humanae (2–2), qui est une « déclaration », c’est-à-dire un texte de catégorie secondaire. Ajoutons que même lorsqu’ils sont rangés dans une catégorie plus solennisée (« constitutions »), ils présentent encore une exigence particulière de lecture, toujours du fait de l’absence de définition formelle, pour distinguer ce qui, en eux, relève de la doctrine commune, de la sociologie, de l’esprit du temps, etc. Ainsi les textes de Vatican II ne sont un bloc ni à titre singulier, ni dans leur ensemble.
A un moment où la question de l’herméneutique du Concile, ouverte par Benoît XVI dès son accession en 2005, semble être reléguée dans l’oubli, ce travail d’analyse revêt, on en conviendra aisément, une grande importance. Si tel ou tel point de cet entretien devait susciter remarques ou objections, nous en ferions volontiers état, laissant à Mgr Kolfhaus le soin d’y apporter commentaires et réponses.
Catholica – Commençons, si vous le voulez bien, par revenir sur le point de départ de votre thèse, le constat de la diversité des documents de Vatican II.
Florian Kolfhaus – Dans ma thèse, je suis effectivement parti du constat que, pour la première fois dans l’histoire, un concile œcuménique avait débouché sur l’adoption de documents de trois natures clairement distinctes. Le concile de Trente ne connaissait que des décrets, celui de Vatican I n’avait donné lieu qu’à des constitutions. Vatican II donne naissance à des constitutions, des décrets et des déclarations. C’est ainsi que je me suis posé une question jusqu’alors non soulevée par les théologiens, sur la raison d’être de la différence entre ces trois types de documents. Si l’on examine les actes de Vatican II, il apparaît assez vite de manière claire que les pères avaient très bien pesé leurs propos et que, contrairement à certaines affirmations de l’herméneutique dominante de ce concile, les textes qui en émanent ne constituent pas un bloc monolithique. Dans son remarquable discours aux évêques du Chili, le 13 juillet 1988, le cardinal Ratzinger évoquait le « simple fait que tous les documents du Concile n’ont pas le même rang ». Quelles sont donc les différences entre ces textes ? Mgr Rudolf Voderholzer, évêque de Ratisbonne qui vient d’être nommé à la Congrégation pour la doctrine de la foi, en a donné une explication incisive lors d’une intervention, le 12 octobre 2012, à Passau. « Au premier regard, déclarait-il, on perçoit que les seize textes présentent une hiérarchie et un ordre. Tous les textes n’ont pas le même poids. Fondamentalement, il faut distinguer les quatre constitutions – le groupe de textes le plus important – des décrets – il y en a neuf, et ce sont des mesures d’application, qui découlent de ce qui est contenu dans les constitutions. Enfin viennent trois déclarations, des textes qui ont un contenu dirigé vers l’extérieur […]. A partir de cette hiérarchie interne apparaît déjà une première indication pour l’interprétation : les déclarations et décrets doivent être lus à la lumière des constitutions, et non l’inverse. » ((. Diözesanes Zentrum für liturgische Bildung (DZLB) Passau (dir.), Bruch oder Kontinuität ? Zur Hermeneutik des II. Vatikanischen Konzils. Festvortrag am 12. Oktober 2012 von Univ.-Prof. Dr. Rudolf Voderholzer, Passau, 2012, p. 8. Voir dans un autre sens le commentaire introductif de Karl Rahner et Herbert Vorgrimmler au sujet du décret sur l’œcuménisme : « L’enseignement du Concile sur le lien de l’Eglise catholique aux Eglises et chrétiens non catholiques est contenu dans la Constitution dogmatique sur l’Eglise, dans le Décret sur l’œcuménisme et dans le Décret sur les Eglises orientales. Cet enseignement doit être considéré comme un seul bloc. Il serait faux de ne voir dans le Décret sur l’œcuménisme que la traduction pratique de l’enseignement de la Constitution sur l’Eglise. » (K. Rahner, H. Vorgrimmler, Kleines Konzilskompendium, Fribourg, 1966, p. 217))) L’objet de mon doctorat est de montrer que les déclarations et décrets ne sont pas des textes magistériels, mais des documents liés à la pratique.
Si tous les documents n’ont pas, comme le disait le cardinal Ratzinger, le même rang, qu’est-ce que cela signifie pour la réception du concile Vatican II ?
En premier lieu, cela ne veut pas dire que certains documents seraient sans valeur et qu’on pourrait les écarter sans autre forme de procès. Cela ne signifie pas non plus que les éléments présents dans les Constitutions doivent être érigés au rang de dogmes, l’objectif du Concile étant, comme le déclarait Jean XXIII dans son discours d’ouverture, principalement « pastoral ». « Nous n’avons pas non plus comme premier but », déclarait-il, « de discuter de certains chapitres fondamentaux de la doctrine de l’Eglise ». Il aurait alors dû en résulter, comme le dit Mgr Voderholzer, une subordination de la pastorale à la doctrine. Ce que l’on nomme l’Ecole de Bologne, réunie autour de Giuseppe Alberigo, a totalement inversé ce point de départ fondamental de l’herméneutique du Concile, le considérant comme un événement et plaçant son « esprit » au-dessus des textes quels qu’ils soient, jusqu’à dire que l’orthopraxie précède l’orthodoxie, conformément à la ligne donnée par Jean XXIII, résumée sous le terme insaisissable d’« aggiornamento ». Une notion que Jean XXIII n’avait pas invoquée à l’origine au sujet du Concile mais seulement de la réforme du Code de droit canonique. Alberigo met de côté le fait que Jean XXIII avait voulu et approuvé les schémas préparatoires de la Curie. Il partait même de l’idée que le concile qui s’ouvrait le 11 octobre 1962 pourrait être clôturé dès le 8 décembre de la même année puisqu’il ne s’agissait pas selon lui de définir une « nouvelle » doctrine mais simplement de donner une présentation renouvelée du message du Christ. Au moment de l’ouverture du concile, il souligna même la nécessité d’enseigner clairement la doctrine et donna à l’Eglise, en octobre 1962, l’intention de prière suivante : que « le magistère infaillible du Concile » puisse défendre efficacement la foi « contre les dangers et les erreurs » (« Ut per magisterium infallibile Concilii Vaticani II errores et pericula contra fidem et mores clarius omnibus innotescant »).
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