Bonnes feuilles : L’esthétique de la Grâce
Jean Brun, authentique philosophe dans le sens le plus étymologique du terme, a abordé de son vivant maintes facettes de ce que son contemporain Marcel De Corte avait désigné comme la lutte absurde et suicidaire de l’homme contre lui-même ((. Marcel De Corte, L’homme contre lui-même (1962, rééd. Editions de Paris, Versailles, 2006).)) . L’art, de par son lien étroit entre l’intelligible et le sensible, constitue un haut lieu privilégié de cette lutte. Jean Brun y prêta une grande attention, notamment dans L’homme et le langage (PUF, 1985), puis dans un ouvrage qu’il termina juste avant sa mort, Essence et histoire de la musique (Ad Solem, Genève, 1999). Voici maintenant qu’est annoncée pour le 4e trimestre 2014 la parution d’un livre sur l’art, aboutissement posthume d’une réflexion longuement opérée par le philosophe. Ce manuscrit, resté sans doute encore inachevé et néanmoins très riche, sera présenté accompagné d’une longue postface de Boris Lejeune, inspirée par une vision du malheur de l’homme sans la Beauté.
Les éditions DDB, qui assurent cette publication, nous permettent d’en offrir quelques bonnes feuilles. Dans ces extraits, on retrouve le lien que fait l’auteur entre Le rêve et la machine : technique et existence (La Table Ronde, 1992) et la question si actuelle de la « mort de l’art ».
Au fur et à mesure que l’homo faber multipliait ses prises sur la nature et sur lui-même, se renforçait en lui l’idée qu’il n’était autre que son autorévélation et son autoréalisation. Une autoréalisation qui, à la limite, devait pouvoir parvenir à s’invaginer sur elle-même, comme on le voit dans ces dessins animés où le kangourou se met dans sa propre poche jusqu’à y disparaître dans le néant pour déboucher sur un autre domaine que celui de sa propre réalité. Un tel couronnement de l’autoréalisation, s’exerçant sur elle-même jusqu’à s’évanouir, constitue le stade suprême de l’épopée techniciste ; l’homme s’y découvre à tel point maître de son essence et de son existence qu’il s’estime capable de les faire disparaître du cours du devenir. Au cœur de cette démarche, animée d’un mouvement sans cesse accéléré, se cache le désir de l’homme de s’affranchir et de se guérir de lui-même par un dépassement salvateur qui lui permettrait de sauter en dehors de ses ombres.
Pour ce faire, deux voies se présentaient à lui : la voie en hyper de l’intégration, et la voie en infra de la désagrégation. La première déboucha sur l’intronisation de l’hyperorganisme social fort explicitement baptisé Grand Être par Auguste Comte ; la seconde avait déjà conduit les biologistes à la théorie cellulaire chargée de rendre compte de la composition des tissus, des organes et du corps humain, elle avait également orienté les psychologues vers un empirisme qui cherchait, dans les associations de sensations et d’images, le moyen de reconstruire la genèse et le fonctionnement de la pensée.
Ces deux voies ne cessèrent de s’imposer au fur et à mesure que la science et la technique de l’homo faber les renforcèrent de leurs analyses et de leurs ressources. […]
Quant aux éléments cellulaires ou psychologiques […] [n]otre cerveau, chacun d’entre nous, est alors donné pour une société de bits d’informations, contenus dans les gênes dont nous héritons, qui circulent à travers leurs connexions, tout comme un ordinateur est une société de transistors et de microprocesseurs qui ouvrent ou qui ferment des circuits électriques. Il suffit donc de « déconstruire » cette société et de la reconstruire autrement pour obtenir une société différente, tout comme on obtient une infinité d’images à partir du nombre fini de pièces colorées d’un kaléidoscope.
L’homo faber en est ainsi venu à ressembler à un arbre qui, s’il pouvait penser, n’accorderait son attention qu’à l’Etre de la forêt en oubliant qu’elle est composée de végétaux, ou qui célébrerait l’Etre de la sciure parce qu’elle se prête à tous les amalgames susceptibles d’être moulés selon une infinité de formes où l’on ne retrouve plus celle de l’arbre.
Que l’homme aspire aux sauvetages en hyper ou aux sauvetages par l’infra, de toute manière il retrouve en face de lui l’obstacle essentiel qu’il désire franchir : celui de la vie intérieure située au point de départ de ces deux démarches vers des dépassements libérateurs.
Un tel obstacle a été ressenti de plus en plus intensément au cours de ce dernier siècle jusqu’à faire aujourd’hui l’objet d’attaques à la fois agressives et intellectuellement sereines. L’évacuation de la vie intérieure a explicitement commencé avec l’utilisation sartrienne de la phénoménologie de Husserl qui définissait la conscience comme conscience de quelque chose, donnant à entendre par là (ce que Kant avait d’ailleurs déjà dit en d’autres termes) qu’il n’y avait pas de conscience sans la pensée d’une extériorité. Sartre radicalisa cette idée en écrivant que toute conscience était conscience-(de)-quelquechose, voulant marquer par cette graphie qu’il n’y avait pas à distinguer, d’une part, une conscience et, d’autre part, un quelque chose qui serait (comme le dit d’ailleurs la grammaire) le complément d’un sujet appelé conscience.
Il rejoignait ainsi, à la fois, les banales explications par le milieu et les analyses politiques marxistes sur les infrastructures. Sartre évacuait donc toute idée d’une essence de la condition humaine à partir de laquelle se serait déroulée une existence qui n’en aurait été que l’explicitation.
Une telle libération par la mort de l’essence était censée conférer à l’existence la liberté de se néantir pour créer de l’essence et faire jaillir sans cesse sinon des valeurs du moins des à‑vivre nouveaux. Cette élimination de l’intériorité était renforcée d’un vibrant appel lancé à l’homme « délivré de la vie intérieure » à se découvrir « sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes […] puisque finalement tout est dehors, tout jusqu’à nous-mêmes : dehors dans le monde, parmi les autres ». La plongée dans une extériorité sans intériorité se trouvait ainsi auréolée des prestiges de la solidarité et de Rengagement dans le sens unique de l’histoire.
L’essence de l’homme ainsi évacuée, le structuralisme s’attaqua à l’existence même de celui-ci et en déclara la mort ; il le réduisit à un produit de la nature parmi bien d’autres, accidentellement et provisoirement né de connexions moléculaires et dont les comportements intellectuels, sociaux et culturels étaient explicables par des jeux de structures naturelles. Dès lors, tout sens, y compris celui de l’histoire, se trouvait éliminé au profit de combinatoires de signes dont les syntaxes d’inclusions ou d’exclusions déterminaient des systèmes de significations purement contextuelles.
Par anticipation, la sociologie comtienne avait déjà sociologisé le Surhomme nietzschéen en la personne de ce « Grand Etre » social dont Comte attendait qu’il permît à tous les individus de « faire corps » en dépassant leurs limites. L’idée d’un salut par l’Hyperorganisme social ne fit que se renforcer au fur et à mesure qu’augmentait la population des pays techniquement hyper développés et que la politique cherchait à se constituer en science rigoureuse, entreprise dont Comte voulut jeter les bases et que Marx prétendit avoir menée à bien. La mort de l’art volontairement provoquée ne pouvait qu’accompagner l’évacuation de l’intériorité ainsi que ces fuites, dans l’Hyper et dans l’Infra. Cette mort se fit passer pour un dépassement irréversible de l’art obligé de se dissoudre dans le social intégrateur ou dans les désagrégations de la conscience. […]
Dans ce « triomphe de la mort », que beaucoup angélisent en y voyant l’expression du « travail du négatif » célébré par Hegel, l’art fait figure de victime expiatoire. Car la mort de l’art est réclamée au nom de considérations en apparence complètement opposées, mais qui ont cependant une même racine : celle de la revanche que veut prendre le monde contre la beauté qui, née dans le monde, n’est pas née de lui.