Revue de réflexion politique et religieuse.

Bonnes feuilles : L’esthétique de la Grâce

Article publié le 10 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Jean Brun, authen­tique phi­lo­sophe dans le sens le plus éty­mo­lo­gique du terme, a abor­dé de son vivant maintes facettes de ce que son contem­po­rain Mar­cel De Corte avait dési­gné comme la lutte absurde et sui­ci­daire de l’homme contre lui-même ((. Mar­cel De Corte, L’homme contre lui-même (1962, rééd. Edi­tions de Paris, Ver­sailles, 2006).)) . L’art, de par son lien étroit entre l’intelligible et le sen­sible, consti­tue un haut lieu pri­vi­lé­gié de cette lutte. Jean Brun y prê­ta une grande atten­tion, notam­ment dans L’homme et le lan­gage (PUF, 1985), puis dans un ouvrage qu’il ter­mi­na juste avant sa mort, Essence et his­toire de la musique (Ad Solem, Genève, 1999). Voi­ci main­te­nant qu’est annon­cée pour le 4e tri­mestre 2014 la paru­tion d’un livre sur l’art, abou­tis­se­ment post­hume d’une réflexion lon­gue­ment opé­rée par le phi­lo­sophe. Ce manus­crit, res­té sans doute encore inache­vé et néan­moins très riche, sera pré­sen­té accom­pa­gné d’une longue post­face de Boris Lejeune, ins­pi­rée par une vision du mal­heur de l’homme sans la Beau­té.

Les édi­tions DDB, qui assurent cette publi­ca­tion, nous per­mettent d’en offrir quelques bonnes feuilles. Dans ces extraits, on retrouve le lien que fait l’auteur entre Le rêve et la machine : tech­nique et exis­tence (La Table Ronde, 1992) et la ques­tion si actuelle de la « mort de l’art ».

Au fur et à mesure que l’homo faber mul­ti­pliait ses prises sur la nature et sur lui-même, se ren­for­çait en lui l’idée qu’il n’était autre que son auto­ré­vé­la­tion et son auto­réa­li­sa­tion. Une auto­réa­li­sa­tion qui, à la limite, devait pou­voir par­ve­nir à s’invaginer sur elle-même, comme on le voit dans ces des­sins ani­més où le kan­gou­rou se met dans sa propre poche jusqu’à y dis­pa­raître dans le néant pour débou­cher sur un autre domaine que celui de sa propre réa­li­té. Un tel cou­ron­ne­ment de l’autoréalisation, s’exerçant sur elle-même jusqu’à s’évanouir, consti­tue le stade suprême de l’épopée tech­ni­ciste ; l’homme s’y découvre à tel point maître de son essence et de son exis­tence qu’il s’estime capable de les faire dis­pa­raître du cours du deve­nir. Au cœur de cette démarche, ani­mée d’un mou­ve­ment sans cesse accé­lé­ré, se cache le désir de l’homme de s’affranchir et de se gué­rir de lui-même par un dépas­se­ment sal­va­teur qui lui per­met­trait de sau­ter en dehors de ses ombres.
Pour ce faire, deux voies se pré­sen­taient à lui : la voie en hyper de l’intégration, et la voie en infra de la désa­gré­ga­tion. La pre­mière débou­cha sur l’intronisation de l’hyperorganisme social fort expli­ci­te­ment bap­ti­sé Grand Être par Auguste Comte ; la seconde avait déjà conduit les bio­lo­gistes à la théo­rie cel­lu­laire char­gée de rendre compte de la com­po­si­tion des tis­sus, des organes et du corps humain, elle avait éga­le­ment orien­té les psy­cho­logues vers un empi­risme qui cher­chait, dans les asso­cia­tions de sen­sa­tions et d’images, le moyen de recons­truire la genèse et le fonc­tion­ne­ment de la pen­sée.
Ces deux voies ne ces­sèrent de s’imposer au fur et à mesure que la science et la tech­nique de l’homo faber les ren­for­cèrent de leurs ana­lyses et de leurs res­sources. […]
Quant aux élé­ments cel­lu­laires ou psy­cho­lo­giques […] [n]otre cer­veau, cha­cun d’entre nous, est alors don­né pour une socié­té de bits d’informations, conte­nus dans les gênes dont nous héri­tons, qui cir­culent à tra­vers leurs connexions, tout comme un ordi­na­teur est une socié­té de tran­sis­tors et de micro­pro­ces­seurs qui ouvrent ou qui ferment des cir­cuits élec­triques. Il suf­fit donc de « décons­truire » cette socié­té et de la recons­truire autre­ment pour obte­nir une socié­té dif­fé­rente, tout comme on obtient une infi­ni­té d’images à par­tir du nombre fini de pièces colo­rées d’un kaléi­do­scope.
L’homo faber en est ain­si venu à res­sem­bler à un arbre qui, s’il pou­vait pen­ser, n’accorderait son atten­tion qu’à l’Etre de la forêt en oubliant qu’elle est com­po­sée de végé­taux, ou qui célé­bre­rait l’Etre de la sciure parce qu’elle se prête à tous les amal­games sus­cep­tibles d’être mou­lés selon une infi­ni­té de formes où l’on ne retrouve plus celle de l’arbre.
Que l’homme aspire aux sau­ve­tages en hyper ou aux sau­ve­tages par l’infra, de toute manière il retrouve en face de lui l’obstacle essen­tiel qu’il désire fran­chir : celui de la vie inté­rieure située au point de départ de ces deux démarches vers des dépas­se­ments libé­ra­teurs.
Un tel obs­tacle a été res­sen­ti de plus en plus inten­sé­ment au cours de ce der­nier siècle jusqu’à faire aujourd’hui l’objet d’attaques à la fois agres­sives et intel­lec­tuel­le­ment sereines. L’évacuation de la vie inté­rieure a expli­ci­te­ment com­men­cé avec l’utilisation sar­trienne de la phé­no­mé­no­lo­gie de Hus­serl qui défi­nis­sait la conscience comme conscience de quelque chose, don­nant à entendre par là (ce que Kant avait d’ailleurs déjà dit en d’autres termes) qu’il n’y avait pas de conscience sans la pen­sée d’une exté­rio­ri­té. Sartre radi­ca­li­sa cette idée en écri­vant que toute conscience était conscience-(de)-quelquechose, vou­lant mar­quer par cette gra­phie qu’il n’y avait pas à dis­tin­guer, d’une part, une conscience et, d’autre part, un quelque chose qui serait (comme le dit d’ailleurs la gram­maire) le com­plé­ment d’un sujet appe­lé conscience.
Il rejoi­gnait ain­si, à la fois, les banales expli­ca­tions par le milieu et les ana­lyses poli­tiques mar­xistes sur les infra­struc­tures. Sartre éva­cuait donc toute idée d’une essence de la condi­tion humaine à par­tir de laquelle se serait dérou­lée une exis­tence qui n’en aurait été que l’explicitation.
Une telle libé­ra­tion par la mort de l’essence était cen­sée confé­rer à l’existence la liber­té de se néan­tir pour créer de l’essence et faire jaillir sans cesse sinon des valeurs du moins des à‑vivre nou­veaux. Cette éli­mi­na­tion de l’intériorité était ren­for­cée d’un vibrant appel lan­cé à l’homme « déli­vré de la vie inté­rieure » à se décou­vrir « sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose par­mi les choses, homme par­mi les hommes […] puisque fina­le­ment tout est dehors, tout jusqu’à nous-mêmes : dehors dans le monde, par­mi les autres ». La plon­gée dans une exté­rio­ri­té sans inté­rio­ri­té se trou­vait ain­si auréo­lée des pres­tiges de la soli­da­ri­té et de Ren­ga­ge­ment dans le sens unique de l’histoire.
L’essence de l’homme ain­si éva­cuée, le struc­tu­ra­lisme s’attaqua à l’existence même de celui-ci et en décla­ra la mort ; il le rédui­sit à un pro­duit de la nature par­mi bien d’autres, acci­den­tel­le­ment et pro­vi­soi­re­ment né de connexions molé­cu­laires et dont les com­por­te­ments intel­lec­tuels, sociaux et cultu­rels étaient expli­cables par des jeux de struc­tures natu­relles. Dès lors, tout sens, y com­pris celui de l’histoire, se trou­vait éli­mi­né au pro­fit de com­bi­na­toires de signes dont les syn­taxes d’inclusions ou d’exclusions déter­mi­naient des sys­tèmes de signi­fi­ca­tions pure­ment contex­tuelles.
Par anti­ci­pa­tion, la socio­lo­gie com­tienne avait déjà socio­lo­gi­sé le Sur­homme nietz­schéen en la per­sonne de ce « Grand Etre » social dont Comte atten­dait qu’il per­mît à tous les indi­vi­dus de « faire corps » en dépas­sant leurs limites. L’idée d’un salut par l’Hyperorganisme social ne fit que se ren­for­cer au fur et à mesure qu’augmentait la popu­la­tion des pays tech­ni­que­ment hyper déve­lop­pés et que la poli­tique cher­chait à se consti­tuer en science rigou­reuse, entre­prise dont Comte vou­lut jeter les bases et que Marx pré­ten­dit avoir menée à bien. La mort de l’art volon­tai­re­ment pro­vo­quée ne pou­vait qu’accompagner l’évacuation de l’intériorité ain­si que ces fuites, dans l’Hyper et dans l’Infra. Cette mort se fit pas­ser pour un dépas­se­ment irré­ver­sible de l’art obli­gé de se dis­soudre dans le social inté­gra­teur ou dans les désa­gré­ga­tions de la conscience. […]
Dans ce « triomphe de la mort », que beau­coup angé­lisent en y voyant l’expression du « tra­vail du néga­tif » célé­bré par Hegel, l’art fait figure de vic­time expia­toire. Car la mort de l’art est récla­mée au nom de consi­dé­ra­tions en appa­rence com­plè­te­ment oppo­sées, mais qui ont cepen­dant une même racine : celle de la revanche que veut prendre le monde contre la beau­té qui, née dans le monde, n’est pas née de lui.

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