Du bloc catholique à l’intégration. Origines et évolution de la démocratie-chrétienne chilienne
En Europe comme au-delà des océans, la démocratie chrétienne a connu des évolutions parallèles. La plupart du temps issue d’un catholicisme social aspirant à instaurer dans son intégralité un ordre social chrétien, à l’encontre de ses deux ennemis modernes, le libéralisme et le socialisme (et son appendice communiste), le catholicisme des XIXe et XXe siècles n’a pas réussi à échapper au piège de la participation, que ce soit du fait d’un « ralliement » à l’ordre établi ou en raison d’un jeu d’alliances électorales conduisant à l’inverse des buts initialement poursuivis.
Le cas du Chili est intéressant à connaître pour confirmer la réalité de ce phénomène de récupération ou d’enfouissement, terme final d’une conception sociale bien intentionnée mais insuffisamment établie sur des principes fermes ni sur une critique cohérente des structures du système post-révolutionnaire. On y retrouve en effet quelques-uns des éléments qui ont pesé en Europe dans un sens comparable : l’opposition déclarée d’une partie notable du clergé aux conséquences sociales injustes du capitalisme libéral, appelant une réponse planificatrice mais aussi justifiant des choix fréquemment opportunistes ; une influence idéologique des penseurs européens, au premier rang desquels Jacques Maritain ; un faux débat autour de la notion de « parti catholique » ou du « pluralisme des options » ((. Cf. José Díaz Nieva, Chile : de la Falange Nacional a la Democracia Cristiana, UNED, Madrid, 2001, spécialement pp. 29, 46, 51, 60.)) , et pour finir, les tentations symétriques de faire cause commune avec l’ennemi, libéral-conservateur ou progressiste-révolutionnaire.
Après une indépendance conquise sur la couronne d’Espagne, les Chiliens se dotèrent, à l’issue de la victoire remportée par les milieux les plus conservateurs de la société contre les libéraux lors de la guerre civile de 1828, d’un Etat doté d’une structure institutionnelle solide. La constitution de 1833 assurait la domination d’un pouvoir exécutif fort, placé entre les mains d’un président élu tous les cinq ans, tout en ayant la possibilité d’être réélu.
Les catholiques chiliens ne participèrent pas en tant que tels à ces premiers moments de construction et de consolidation de l’Etat naissant. Il fallut attendre la moitié du XIXe siècle pour les voir entrer en scène, à l’époque de la présidence de Manuel Montt et du conflit Eglise-Etat connu sous le nom d’« affaire du sacristain ((. En 1856, un conflit entre le président Manuel Montt et l’archevêque de Santiago Rafael Valdivieso éclata à cause du licenciement du sacristain de la cathédrale, Pedro Santelices. Ce dernier déposa une réclamation auprès du chapitre ecclésiastique qui le maintint dans son emploi. Cependant, le vicaire général Vicente Tocornal confirma le licenciement. Cette décision provoqua un appel déposé par deux chanoines, appel qui ne fut accepté qu’avec un effet dévolutif, poussant les chanoines à recourir à la Cour suprême. De cette façon, un fait ecclésiastique passa entre les mains d’un tribunal civil. La Cour suprême se prononça en faveur des prêtres qui avaient introduit le recours. Refusant de respecter ce jugement, l’archevêque encourait pour cela une peine d’exil. Valdivieso demanda au gouvernement de Montt d’intervenir pour éviter des maux plus grands, mais celui-ci répondit qu’il ne pouvait agir. La Sociedad Santo Tomás de Canterbury se forma alors pour défendre l’archevêque. Les partisans du président Montt s’unirent derrière lui et son ministre Antonio Varas, au sein du Partido nacional. )) », conflit qui entraîna la division des forces de gouvernement en deux partis : le Partido nacional et le Partido conservador ((. B. Bravo, « Orígenes, apogeo y ocaso de los partidos políticos en Chile. 1857 – 1973 [Origines, apogée et déclin des partis politiques du Chili] », Política [Santiago], n. 7, 1985.)) .
Les conservateurs chiliens soutenaient les principes de l’Eglise et la religion. Au fil du temps, ils s’opposèrent politiquement à toutes les initiatives tendant à diminuer l’influence de l’Eglise sur les familles, comme ce fut le cas lors de l’institution du Registre civil, entité qui – dès 1884 – commença à tenir le registre des naissances, des mariages et des décès. En outre, le Partido conservador présenta plusieurs fois des prêtres en tant que candidats au Congrès, et ce jusqu’à un XXe siècle bien entamé. Ce fut le cas de l’évêque José Joaquín Gandarillas, élu député en 1864 pour la circonscription de Rere.
Catholiques et sociaux-chrétiens d’un siècle à un autre
Après la prédominance de gouvernements libéraux (1861–1891), le Partido conservador participa à la politique dite « parlementariste » (1891–1924). Durant cette période, les différents partis politiques ont eu l’habitude de se regrouper autour de deux grands blocs : la Coalición conservadora et l’Alianza liberal. Ce sont les années où sont diffusés les enseignements issus de l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, laquelle eut une répercussion certaine au sein du conservatisme, vers 1901, grâce à des protagonistes tels que Francisco de Borja Echevarría, les frères Concha Subercaseaux, et Carlos Walker Martínez. Au cours de leur VIIe convention, Enrique Delpiano – représentant de Valparaíso – explicitait ce qu’il fallait comprendre par ordre social chrétien : « Un ordre civil où toutes les forces sociales, juridiques ou économiques, coopèrent proportionnellement au bien commun », mais il ajoutait qu’en vertu de la justice et de la charité, elles devaient tendre « en premier lieu au bien des classes inférieures ((. I. Arteaga Undurraga, Partido Conservador. XIV Convención Nacional 1947. Notas Históricas (1823–1947), Imprenta de Chile, Santiago, 1947, p. 240. )) ». En 1915, Francisco Rivas Vicuña précisait que l’humanité devait s’ancrer dans la « doctrine du Christ qui, appliquée aux relations humaines, s’appelle démocratie chrétienne, et dont les principes sont les seuls efficaces pour nous porter vers le progrès, grâce à l’équilibre qu’ils introduisent au cœur de toute l’humanité… ((. F. Rivas Vicuña, La Democracia Cristiana, Imprenta de Chile, Santiago, 1915, p. 47. )) » La loi divine reflétée dans les enseignements du Christ constituerait l’unique fondement de la justice… créatrice de liberté et garantie d’un progrès démocratique accompli dans la paix la plus totale ((. Ibid., p. V.)) .
Bartolomé Palacios fut un instigateur des premiers regroupements démocrates-chrétiens. Il défendait l’idée selon laquelle le Partido conservador conduirait vers l’égalité véritable et vers la fraternité entre les hommes. Ce principe – affirmait-il – avait été instauré par l’action du christianisme. Pour cela, il était nécessaire d’abandonner l’individualisme et le socialisme collectiviste, doctrines qui étouffaient la personnalité des citoyens. Tout au contraire, il suggérait l’adoption des principes politiques de la démocratie chrétienne en laquelle il voyait la possibilité d’atteindre au bien commun, ayant pour préoccupation l’amélioration des conditions matérielles des milieux populaires ((. B. Palacios Silva, El Partido Conservador y el Partido Radical frente a frente. (Doctrina Conservadora y Doctrina Radical), Imprenta la Ilustración, Santiago, 1918. )) . Toutefois, à cette époque, le Partido conservador était en grande partie formé par l’élite chilienne, et donc méfiant à l’égard des réformes sociales qui étaient proposées ((. R. Gumucio Vives, El Partido Conservador, Imprenta y encuadernación Lourdes, Santiago, 1911, p. 10. )) .
Cette préoccupation pour la question sociale se matérialisa dans le projet de loi présenté par Manuel Rivas afin de créer un patronage en faveur des logements ouvriers, idée qui fut approuvée en 1906. Il y avait aussi un désir de promouvoir la création d’institutions syndicales et de secours mutuel, comme la Grande fédération ouvrière du Chili, fondée par Pablo Marín, qui – les années passant – finit par devenir le berceau du Partido comunista après être passée sous le contrôle des socialistes ((. J. Díaz Nieva, Chile : de la Falange Nacional…, op. cit., pp. 35–36. )) .
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