Du respect eucharistique
Les miracles eucharistiques sont admirables et émouvants, spécialement ceux qui de siècle en siècle voient l’hostie se changer en chair et laisser couler du sang, phénomènes dûment attestés puis scientifiquement confirmés. Pourtant, ils ont presque tous, dans le même temps, une face obscure, celle d’autant de protestations divines à l’encontre d’une faute ou d’un péché envers la Sainte Eucharistie : déficience de la foi du célébrant ou du communiant, négligence coupable d’un prêtre ou « simple » maladresse de sa part, vol sacrilège d’hosties… et à l’époque actuelle, comme en août 1996 à Buenos Aires, le fait qu’une hostie soit laissée sous un banc après que, sans doute, quelqu’un eut reçu la communion dans la main et s’en était allé sans que personne n’ait vérifié qu’il l’avait consommée. Mais le Ciel n’intervient pas toujours… L’Eglise, alors, a tenu à prescrire des règles touchant à la manipulation des Espèces eucharistiques, notamment dans les rites de communion. Parce qu’en eux, plus qu’en nul autre domaine, sont requis, par l’objet même de la communion, une dignité et un soin particuliers ((. Dès le commencement, l’Eglise s’en est préoccupée : « Que l’homme s’éprouve donc lui-même, et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de ce calice. Car celui qui mange et boit indignement, mange et boit sa condamnation, ne discernant pas le corps du Seigneur. » (1 Co 11, 28–29) Sans doute saint Paul parle-t-il d’une dignité intérieure qui relève de l’état de grâce ; cependant le contexte de ces versets traite plutôt d’une indignité extérieure : le Repas du Seigneur s’est trouvé mêlé à un repas profane où rejaillit l’inégalité des conditions, chacun mangeant ce qu’il a apporté, mais aussi où prévalent avec indécence les passions d’ivrognerie et de gloutonnerie.)) ; plus encore, et ceci fonde cela, parce que l’objet de la Sainte Eucharistie est une Personne, Dieu. L’ensemble du sacrement relève du droit du Christ, donateur et don : c’est lui qui se rend présent, le prêtre agissant in persona Christi, et il est réellement présent sous les apparences du pain et du vin : c’est la transsubstantiation.
C’est de cette réalité que découlent tous les arguments d’un récent et bref ouvrage de Mgr Athanasius Schneider, Corpus Christi ((. Mgr Athanasius Schneider, Corpus Christi. La communion dans la main au cœur de la crise de l’Eglise [2013], trad. franc. RCP-Contretemps, Issy-les-Moulineaux, 2014, 108 p. Cette édition française est préfacée par le cardinal Burke.)) , sur les rites de la communion eucharistique : « On peut avancer des raisons pastorales en faveur de la poursuite de la pratique de la communion debout et dans la main comme, par exemple, le droit des fidèles. De tels droits, cependant, violent les droits du Christ, le seul Saint, le Roi des Rois : Lui a le droit de recevoir l’excellence des honneurs divins, y compris dans la petite et sainte hostie » (p. 59). Peut-être se souvient-on d’une conférence, remarquée en son temps, du même évêque auxiliaire de l’archidiocèse d’Astana, capitale du Kazakhstan, prononcée en janvier 2012 à Paris ((. Mgr Athanasius Schneider, « Les cinq plaies de la liturgie », conférence lors de la 4e rencontre pour l’unité catholique, Reunicatho, Paris, 14 janvier 2012. La conférence peut être lue et téléchargée, par exemple, sur le site du diocèse de Toulon, à l’adresse suivante : http://www. diocese-frejus-toulon.com/IMG/pdf/Mgr_Schneider.pdf.)) : il y avait énoncé et dénoncé « cinq usages liturgiques […] que l’on peut désigner comme étant les cinq plaies du corps mystique liturgique du Christ ». La première tient en ce que le prêtre célèbre versus populum, face à l’assemblée, et non, avec l’assemblée, tourné vers le Seigneur. La seconde plaie est la communion dans la main. Quant aux autres ce sont les prières de la « préparation des dons » – et non plus l’offertoire –, la disparition du latin dans l’immense majorité des célébrations, l’intrusion dans le chœur de personnes en civil, notamment des femmes, pour assurer les services liturgiques de lecteur et d’acolyte. Chaque plaie, et surtout leur conjonction et leur généralisation à la presque totalité des messes conduit, affirmait Mgr Schneider, à donner à celles-ci un caractère profane dont la conséquence n’est pas simplement l’indifférence, mais une forme eucharistique de l’hérésie arienne, un « semi-arianisme eucharistique ». Dans son récent petit livre, le prélat focalise donc son attention, et veut attirer la nôtre, sur une de ces plaies, la communion dans la main ; et le motif en est ce qui a été dit plus haut : le droit du Christ réellement présent dans le sacrement. Le cardinal Burke, dans la préface de l’édition française, pense semblablement, qui rappelle que le culte eucharistique, depuis l’architecture des églises, les matériaux des ornements et des vases sacrés jusqu’aux cérémonies de la messe, appelle à l’adoration et à la révérence envers le Saint-Sacrement, enseigne et manifeste le caractère éminemment précieux des Espèces eucharistiques, mais que, s’il faut préciser, les règles qui ordonnent la communion eucharistique ressortissent en plus à ce ius Christi, réellement présent et s’offrant en nourriture spirituelle.
Ce droit absolu est celui de Dieu, « le seul Saint, le Roi des rois » ; il relève donc de la majesté divine. Il est, dans le même temps, celui de Dieu en tant qu’Il se fait, comme aux jours de sa vie terrestre, petit et pauvre : Jésus Christ, dans l’Eucharistie, est « l’Etre le plus pauvre, le plus faible et le plus démuni » (p. 99) ; au droit de la majesté divine, s’ajoute « le droit du plus faible dans l’Eglise » (p. 59) ((. Sous cet angle, en conclusion, Mgr Schneider avance que la révérence envers le Saint-Sacrement est un critère de la qualité chrétienne, méritoire, de la défense des plus pauvres dans la société, et qu’il y a un manque de cohérence à se porter vers celle-ci tout en négligeant celle-là (cf. p. 101).)) .
De cette pauvreté eucharistique qui, alliée à la majesté divine et curieusement peut-être plus qu’elle ((. C’est une tendance de l’auteur et, à notre avis, comme on le montre plus loin, une faiblesse du livre.)) , fonde les droits du Christ dans le sacrement et devrait alors orienter tous les rites, le texte de Mgr Schneider fournit une présentation selon deux axes, dont le second nous paraît plus fructueux, même si le premier a peut-être plus de force émotive. S’inscrivant dans une tradition pluriséculaire, dont la figure du « divin prisonnier du tabernacle » fut une expression populaire ((. Cf. par exemple le cantique Loué soit à tout instant, dont le premier couplet est le suivant : « Jésus veut par un miracle / Près de nous la nuit, le jour, / Habiter au Tabernacle, / Prisonnier de son Amour. »)) , la première qualification de la pauvreté eucharistique affirme que Jésus-Christ est plus pauvre en son Corps eucharistique qu’il ne l’était entre l’Annonciation et la Crucifixion, car les « espèces visibles et matérielles du pain et du vin » cachent « l’apparence extérieure de Sa nature humaine », celle-ci voilant la divinité. Plus encore, « [d]ans la présence eucharistique, Jésus ne s’est pas dépouillé seulement de Sa richesse divine et humaine mais aussi de Sa force et de Sa puissance, divines comme humaines […] C’est en vertu de cette pauvreté et de cette faiblesse que Jésus s’est fait l’Etre le plus impuissant de toute l’Eglise et de ce monde. Dans Son état eucharistique, le Fils de Dieu révèle et réalise Son autodépouillement le plus complet. » (pp. 99–100) Nous voici sur une ligne de crête : certes, les accents de la prédication et de l’exhortation peuvent tendre les intelligences et surtout les cœurs vers le Corps eucharistique de Jésus-Christ, y discerner et y adorer un état d’abaissement plus grand encore que l’incarnation et la croix réunies, surtout s’il s’agit de protester contre les manques de révérence, voire les sacrilèges commis contre « la petite et sainte hostie ». Toutefois, une saine théologie reconnaît qu’il y a ici une certaine emphase et, si l’on formalise trop, une réelle ambiguïté. Elle préférera sans doute mettre en évidence plus sobrement la dimension sacramentelle (donc aussi représentative), selon la formule équilibrée de saint Thomas d’Aquin : « La célébration de ce sacrement est une certaine image représentative de la Passion du Christ qui est sa véritable immolation » (Somme théologique, IIIa, q.83, a.1) ((. Cf. A.-M. Roguet, « Les à‑peu-près de la prédication eucharistique », in : La Maison Dieu, n. 11, 1947, pp. 178–190 ; citation p. 179. Cet article (consultable sur le site gallica.bnf.fr) s’appuie sur des traités plus fondamentaux auxquels on se rapportera : M. de la Taille, Mysterium Fidei (1931) ; Dom Vonier, La clé de la doctrine eucharistique (1942). Des ouvrages récents explicitent aussi avec précision, dans une visée théologique plus que de prédication, ce qu’est la transsubstantiation : par exemple, Sr Louise-Marie Antoniotti, Le mystère de l’Eucharistie. Pain de la vie éternelle et coupe du salut, Téqui, 2011.)) .
On ne saurait en effet relativiser le fait que le Corps eucharistique du Christ est son corps glorieux ((. « Les prêtres […] en produisant Jésus ressuscité sur les autels […] le mettent dans le même état de triomphe et de gloire où il se trouve dans le sein de son Père. » (Jean-Jacques Olier, cité par A.-M. Roguet, op. cit., p. 183))) , ce que n’oublie certes pas de rappeler l’auteur : « Quand nous entrons dans une église pour participer à la Sainte Messe, nous nous transportons sur le Golgotha et simultanément faisons face aux cieux grands ouverts » (p. 33). On ne peut non plus négliger que l’Eucharistie est un sacrement de l’Eglise, que le Saint-Sacrement n’est pas « confectionné » par le prêtre, ni manipulé, ni conservé, hors des règles de l’Eglise et de son culte dont on a rappelé qu’il s’est déployé pour enseigner et manifester la gloire divine. Dès lors, puisque l’on tient que le mal intentionnel n’est pas permis, le Saint-Sacrement n’est pas ce à quoi on peut ne pas procurer les soins les plus diligents, l’attention et l’adoration requises. Les prescriptions de l’Eglise sont là, qui ne peuvent être ni omises ni même ignorées. En quelque manière, les cérémonies et les prescriptions, les vases et toute l’ornementation tiennent obligatoirement lieu de la clarté glorieuse et de la nuée qui entouraient Jésus-Christ sur le mont de la Transfiguration. Là encore, Mgr Schneider le sait, même si ses formules sur l’autodépouillement du Christ dans l’Eucharistie mettent (didactiquement) cela entre parenthèses, afin de susciter un surcroît de ferveur. Il le sait, car tel est le propos de son livre : les règles et pratiques nouvelles pour recevoir la communion (debout et dans la main) ne sont-elles pas, en elles-mêmes ou dans leurs conséquences prévisibles – qui pourraient et devraient donc être évitées –, déficientes quant à cette suppléance de dignité et de majesté qu’assure l’Eglise, ministres et fidèles, vis-à-vis du Christ ?
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