La guerre barbare
Le grand historien et théoricien anglais de la guerre sir Basil Liddell Hart décrivait ainsi, dès 1946, la politique de bombardement massif des villes allemandes par l’aviation alliée pendant la deuxième guerre mondiale : « La méthode de guerre la plus barbare que le monde ait connu depuis les dévastations mongoles ». Le livre que vient de faire paraître sous le titre Bombarder l’Allemagne un jeune historien suisse de langue française sur cet aspect du conflit assez largement ignoré, au moins en France, donne l’occasion d’y revenir, à la fois en raison de la très grande qualité de cet ouvrage, et parce que l’on est curieux de voir si l’on réservera au soixante-dixième anniversaire de sa phase la plus sauvage et meurtrière (entre septembre 1944 et mai 1945) une publicité de l’ordre de celle réservée à la commémoration du débarquement de Normandie ((. Pierre-Etienne Bourneuf, Bombarder l’Allemagne. L’offensive alliée sur les villes pendant la Deuxième Guerre mondiale, PUF, février 2014, 341 p., 19 €.)) . Le premier intérêt de l’ouvrage de Pierre-Etienne Bourneuf résulte du caractère scientifique et de la très grande pondération de l’analyse, sanctionnée par un doctorat d’histoire de l’Institut des hautes études internationales de Genève. Les données chiffrées qu’il fournit sur les effets de cette politique n’en sont que plus frappantes : les victimes civiles allemandes de ces bombardements, essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards, sont de l’ordre de 450 000 personnes (entre 350 et 570 000 selon les estimations les plus sérieuses), dont par exemple 42 000 morts pour la seule opération « Gomorrhe » de bombardement de Hambourg le 24 juillet 1943. Sur un plan matériel, grâce en particulier aux techniques utilisées et à l’utilisation systématique de bombes incendiaires, l’auteur démontre que « en mai 1945 80% des principales agglomérations allemandes étaient détruites ou sérieusement endommagées ».
Il faudrait ajouter à ces chiffres ceux des pertes civiles de ces bombardements dans les zones occupées, en particulier dans la préparation et le soutien de l’opération Overlord (évaluées au minimum entre 10 et 20 000 personnes), et les mettre en perspective avec les victimes du Blitz sur Londres (40 000 victimes) et des V1 et V2 de la fin de la guerre (environ 10 000 victimes).
Le deuxième intérêt de cet ouvrage est de mettre sérieusement en doute, avec la même prudence et modération, l’utilité ultime de ce massacre, en restant donc sur un registre d’analyse plus technique que moral, ce qui fait peut-être à la fois la force… et la faiblesse du travail. Il relève en effet dans un premier temps le coût humain considérable pour les alliés, avec la mort au total de plus de 80 000 aviateurs. S’y ajoutent ensuite un coût économique et un détournement des ressources massifs, qui ont par exemple fait estimer à l’économiste américain John Kenneth Galbraith, contributeur à l’analyse officielle américaine de l’offensive aérienne juste après la guerre, qu’elle coûta plus aux Etats-Unis qu’à l’Allemagne.
Mais si l’efficacité du bombardement des cibles militaro-économiques peut faire l’objet d’évaluations contrastées (positive pour l’attaque de certains moyens de communication, et surtout des moyens de production de carburant, mais plus délicate pour celle des usines), il est extrêmement difficile de mesurer, voire d’attribuer une quelconque efficacité au « moral bombing », c’est-à-dire à la destruction systématique des zones résidentielles, cause première des victimes civiles, que ce soit en termes de désorganisation de la production ou d’effritement de l’adhésion au régime hitlérien. […]