Lectures : A la rencontre d’Eugenio Corti (1921–2014), écrivain chrétien
La mort de l’écrivain italien, le 4 février 2014, oblige ses lecteurs, comme un devoir de justice, à témoigner leur reconnaissance à l’auteur du Cheval rouge, son grand œuvre. C’est en pensant à eux et à ceux qui viendront que je commence cette évocation du maestro. Le Cheval rouge, au beau titre apocalyptique, tient une place à part dans l’œuvre de Corti. Le roman couvre les années 1940–1970, de l’entrée en guerre dans la Deuxième Guerre mondiale aux lois sur la famille (divorce, avortement…), des dates précisément choisies. Eugenio Corti a consacré une dizaine d’années à l’écriture de cette fresque de plus de mille pages. Le livre paraît en Italie en 1983. Il est traduit en français (1997, L’Age d’Homme) et dans le monde entier. Les jeunes Italiens, héros du Cheval rouge, épousent les tragédies qu’a connues l’auteur, pris dans la Deuxième Guerre mondiale, les troubles de la guerre civile et le règne ambigu du parti communiste et de la démocratie chrétienne dans l’après-guerre. Pendant des années, explique Corti, la démocratie chrétienne a abandonné la culture au parti communiste pour éviter la révolution. Les romans d’Eugenio Corti ne doivent rien aux théories qui ont trop souvent détourné la littérature du public. Corti se plaçait dans un sillage littéraire admiratif d’Homère à Tolstoï. Et pour l’inspiration, il suffit de dire que le souffle de l’écrivain est ouvertement chrétien. Dans l’Italie de la deuxième moitié du XXe siècle, Corti osait affirmer la réalité d’une histoire humaine marquée par le sacrifice et la rédemption du Christ incarné. « L’art authentique est le reflet de Dieu dans sa Création ». Quelles que soient les tragédies du XXe siècle, Corti sait toujours évoquer la Création d’un Dieu débordant d’amour, les enfants russes pendant la guerre, les simples gens, les animaux… (Les derniers soldats du roi ; Histoire d’Angelina et autres récits).
Pour Eugenio Corti, la guerre fut l’occasion de se confronter aux totalitarismes du XXe siècle. A l’âge de vingt ans, le jeune Corti tenait à faire l’expérience concrète du communisme soviétique. Le jeune lieutenant demanda à être envoyé sur le front Est, là où l’Italie fasciste combattait aux côtés de l’Allemagne nazie. Le Cheval rouge témoigne de son rejet définitif des deux totalitarismes : le communisme et le nazisme, comme l’a fait Vassili Grossmann dans Vie et destin. Peu d’Italiens revinrent de l’enfer du front Est. Les conditions terribles de sous-équipement, du froid, les terribles scènes d’anthropophagie, dont Corti est témoin, le disputent à la pitié qu’il ressent pour les populations civiles persécutées par les nazis et les communistes. Au lendemain de la guerre, Corti a d’abord publié le journal sous le titre : La plupart ne reviendront pas (1947, traduit en 2003). Conscient d’être un survivant, Corti avait le devoir de témoigner pour garder la mémoire de ses camarades morts en terre étrangère et dénoncer fondamentalement le communisme que beaucoup d’Italiens idéalisaient sans l’avoir connu.
La guerre est aussi un tournant religieux pour le jeune homme, issu d’une famille catholique de la Brianza. Alors que la mort le menace, le 25 décembre 1942, Corti fait le vœu à la Madone de combattre pour le règne du Christ s’il ressort vivant du front russe. Aux journalistes intrusifs qui, dans les dernières années de sa vie, lui parlaient de la mort, Corti répondait avec sérénité qu’il ne voulait pas d’une tombe solennelle mais une simple sépulture dans la terre nue, et une phrase : « Ha combattuto per il Regno ». Nul besoin de traduire l’épitaphe, Eugenio Corti a été fidèle à son vœu à la Madone.
Eugenio Corti avait à témoigner, mais en 1983, quand il achève l’écriture du Cheval rouge, il ne trouve pas d’éditeur. Seule la petite maison Ares de Milan accepte de publier le roman qui tranche dans le vif de la société sans Dieu, ouverte à toutes les déviances. Le roman n’était pas un réquisitoire, mais Corti disait ce qu’il avait vu dans un scrupuleux souci de la vérité. Au fil des années, Le Cheval rouge est devenu un phénomène éditorial. Pas seulement pour les raisons qu’on a dites, mais parce que ceux qui ne lisent habituellement pas de roman l’ont lu. C’est le constat que j’ai pu faire au long des années où j’ai travaillé avec Vladimir Dimitrijevic à L’Age d’Homme. Tous ceux qui renâclaient par manque de temps ou manque de goût pour les romans et la lecture, lisaient les mille pages du Cheval rouge, et n’avaient qu’une idée, le faire lire. Ignoré des médias de masse, le roman continue sa route grâce à leur ferveur.
Vladimir Dimitrijevic, le fondateur et directeur des éditions L’Age d’Homme jusqu’à sa mort accidentelle en 2011, disait avec admiration et tendresse qu’Eugenio Corti était un maître sérieux : sérieux, par les thèmes abordés, le travail méticuleux, la haute idée qu’il se faisait de la littérature. « Dimitri », puisque c’est ainsi qu’on l’appelait, aimait à raconter comment il avait rencontré Eugenio Corti. Tous les jours de sa vie, accomplissant lui aussi sérieusement son métier, l’éditeur s’informait, avec sa curiosité lancinante légendaire. Il avait entendu parler d’un roman qui recueillait un grand enthousiasme en Italie auprès des jeunes catholiques. C’était Le Cheval rouge. Il demanda alors au professeur François Livi, le futur directeur de la collection italienne, des renseignements sur l’auteur et le roman. L’avis du professeur acheva de convaincre Dimitri que l’œuvre était exceptionnelle et l’auteur unique. L’ampleur du roman ne faisait pas peur à l’éditeur. La maison d’édition, fondée en 1966, est ainsi devenue la maison de Corti. Et les professeurs François Livi et Gérard Genot se sont naturellement imposés comme les principaux traducteurs et préfaciers de l’œuvre du maestro, dont F. Livi a donné pour sa part une analyse dans Italica. L’Italie littéraire de Dante à Eugenio Corti.
Deux titres de l’écrivain intriguent par leurs thèmes et le genre adopté : La terre des Guaranis et L’île Paradis. Découpés en scènes, comme un scénario de film, les deux romans retracent des événements historiques : la destruction des missions jésuites en Amérique du Sud en 1767 et la révolte des marins anglais de la Bounty en 1789. Tout le monde connaît le film Mission et les nombreuses adaptions de la mutinerie de Fletcher Christian contre le capitaine Bligh. Corti n’entendait pas renchérir dans le pittoresque. Dans La terre des Guaranis, il s’est intéressé au sort des Indiens après la destruction de leurs villages (« reducciones ») et, dans L’île Paradis, il a décrit la vie des mutinés dans les îles Pitcairn. Chaque fois, en tournant résolument le dos aux versions plus ou moins marxisantes du cinéma. Qu’étaient devenus les Indiens acculturés, retournés à la forêt ? Comment avaient vécu les partisans d’une société libre dans les îles du Pacifique ? L’approche pouvait sembler décalée, en fait, c’étaient les films qui étaient anecdotiques et décrochés de l’essentiel. Pour Corti, la seule question était : comment évolue une société sans Dieu ? Quel que soit le livre, la rencontre d’Eugenio Corti expose à entendre une parole authentiquement chrétienne ((. Aux amateurs de Corti, on peut conseiller, en plus des titres déjà cités, Caton l’Ancien, magnifiquement traduit par Gérard Genot, et les entretiens que Corti avait donnés à Paola Scaglione dans Parole d’un romancier chrétien. )) . Je ne sais plus qui a dit de Corti qu’il était « candidement chrétien ». Il l’était, naturellement.
Entre tous les pays où sont traduits ses livres, la France tient une place à part par la ferveur et le nombre de ses lecteurs. Notre pays va fêter le romancier italien ((. Deux colloques consacrés à Eugenio Corti auront lieu en 2015, l’un à Milan et l’autre à Paris.)) . Et nombreux sont les lecteurs qui ont écrit à Corti pour lui dire leur reconnaissance. Corti aimait la France et sa poésie, Villon entre tous, son frère en dévotion à la Madone.