Lectures : Narrations hégémoniques ?
La lecture du récent recueil dirigé par un professeur de l’université de Cagliari, Mauro Pala ((. Mauro Pala (a cura di), Narrazioni egemoniche. Gramsci, letteratura e società civile, Il Mulino, Bologne, 2014, 288 p., 23 €.)) , nous fait penser à une certaine extrême droite italienne qui, sur la piste d’une intuition suggestive d’Alain de Benoist, quoique vieille de quarante ans, déclare néanmoins mettre en œuvre un « gramscisme de droite », imaginant qui sait quels projets d’hégémonie à lancer sur la « société civile », au nom d’une idéologie mussolinienne revue et corrigée à la lumière de l’écologisme et de l’anticapitalisme élémentaire, peut-être pour un temps seulement et en attendant un règlement de comptes final, en compagnie de l’activisme le plus grossier de l’extrême-gauche. En France, on évoquerait sûrement cela en parlant de comédie à l’italienne.
Disons tout de suite que Gramsci, comparé à ces révolutionnaires d’opérette, reste un révolutionnaire authentique. C’est un penseur politique notable, évidemment à l’intérieur de la tradition marxiste, ce qui en constitue une grande limite cognitive. Les aspects sociologiques de son œuvre – ceux par exemple liés à ce qu’il appelle la conquête culturelle de la société civile – restent notamment d’une déconcertante banalité. Quiconque a une formation sociologique sait comment certains mécanismes culturels étaient loin d’être inconnus de contemporains de Gramsci tels que Pareto, Mosca, Ferrero, Sorokin ou Mannheim, pour ne citer que quelques noms parmi les plus importants. Pour faire court, deux positions critiques peuvent être distinguées : celle des militants de l’extrême droite et de l’extrême gauche, qui insistent sur « l’invention de la poudre », c’est-à-dire continuent à voir dans la théorie gramscienne des idées en réalité bien mieux découvertes, étudiées et approfondies dans la pensée sociologique ancienne et plus récente ; et d’autre part celle des auteurs qui continuent à apporter de l’eau au moulin de la philologie marxiste, sans négliger de laisser transpirer, avec une académique nonchalance, quelques aspirations vaguement millénaristes. C’est dans cette seconde catégorie que se range le livre dirigé par Mauro Pala. Cela veut dire une seule chose : que pour passer en revue les diverses contributions, il faudrait partager la perspective constructiviste et immanentiste qui caractérise le background des auteurs, tous orphelins de Marx et donc bien sûr aussi de Gramsci. En effet, une fois gratté le vernis d’une apparente neutralité académique, on découvre que chez eux l’ennemi principal demeure tout ce qui s’oppose au sort progressif de l’humanité. Du point de vue de l’analyse sociologique, l’ouvrage est difficile à recenser, dans la mesure où l’on est pris entre relever des banalités (comme à propos de l’importance des aspects cognitifs de l’agir social) et la fable – qui perce entre les lignes – de la naissance d’un monde nouveau grâce à la redécouverte du « vrai » Gramsci, évidemment celui qu’imaginent les auteurs, relu à la lumière d’un humanisme marxiste postmoderne (Cultural studies). Tout est là.
Naturellement, laissons aux amateurs du genre – pas nombreux en réalité – les préciosités de la meilleure, ou de la pire (cela dépend du point de vue) scolastique marxiste appliquée à la littérature politique, de Rushdie à Williams. Pour ne rien dire d’un brouillet sur l’histoire de l’Italie ou de la sauce tiersmondiste – pardon, désormais « postcoloniale » – horrible mélange de transformismes politiques et de révolutions jacobines manquées. Une vision qu’avaient démontée à l’avance Cuoco, Croce, Maturi, Romeo, pour ne citer que quelques auteurs italiens d’importance. Ce qui n’empêche que pour Pala et les siens, qui rêvent d’Alice au pays des merveilles, l’heure du bilan historiographique semble être passée en vain.
Qui sait, si en 1922 ou en 1948 les communistes avaient vaincu, comment cela aurait fini : ils auraient construit l’Homme Nouveau, comme en Russie soviétique, puis présenté leurs excuses en 1989… avant de se retirer en bon ordre en 1991 pour ne laisser derrière eux que des décombres moraux, sociaux et politiques. Etant donné les résultats historiques, il vaudrait peut-être mieux abandonner aussi Gramsci. Non que le fascisme ait été meilleur, mais cela aurait peut-être un peu moins duré dans une histoire hypothétique.
Dernière considération : le penseur gramscien, du point de vue de la philosophie de la transcendance, reste le plus hostile et opposé à la vision chrétienne. Même si Gramsci aimait, comme Sorel et de manière astucieuse, rapprocher en le flattant le christianisme et le marxisme, il ne cédait rien au fond. De là peut-être viennent les équivoques, souvent historiques, y compris à l’intérieur du monde catholique, laïc ou non, très naïf et paupériste. Dans un but prophylactique – terme sans doute fort mais efficace – citons Gramsci lui-même, dans un passage dont l’argument, à dire vrai peu exemplaire, plairait à Machiavel : « Le parti communiste est, dans la période actuelle, la seule institution qui puisse sérieusement affronter les communautés religieuses du christianisme ; dans les limites dans lesquelles le Parti existe déjà à l’échelle internationale, on peut tenter une comparaison et établir un ordre des jugements entre les militants pour la Cité de Dieu et les militants pour la Cité de l’homme ; le communiste n’est certes pas inférieur au chrétien des catacombes. Voire ! La fin ineffable que le christianisme donnait à ses champions est, par son mystère suggestif, une pleine justification de l’héroïsme, de la soif du martyre, de la sainteté ; il n’est pas nécessaire qu’entrent en jeu les grandes forces humaines du caractère et de la volonté pour susciter l’esprit de sacrifice de celui qui croit à la récompense céleste et à la béatitude éternelle. L’ouvrier communiste qui pendant des semaines, des mois, des années, avec désintéressement, après huit heures de travail en usine, travaille encore huit autres heures pour le Parti, pour le syndicat, pour la coopérative, est, du point de vue de l’histoire de l’homme, plus grand que l’esclave et l’artisan qui défiaient le danger pour se rendre à la réunion de prière clandestine. De la même manière Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont de plus grands saints que le Christ. Voilà pourquoi le but de leur combat est concret, humain, limité, et pourquoi les combattants de la classe ouvrière sont plus grands que les lutteurs de Dieu : les forces morales qui soutiennent leur volonté sont d’autant plus démesurées qu’est plus élevée la fin proposée à la volonté. » ((. A. Gramsci, « Il partito comunista », dans L’Ordine nuovo du 4 septembre 1920. Reproduit dans Id., L’Ordine nuovo, Einaudi, Turin, 1954, pp. 156–157.))
Qu’y a‑t-il à ajouter ? Catholique averti, déjà à moitié sauvé…