Lectures : Sondages, démocratie et fabrication de l’opinion publique
Les sondages, qu’il s’agisse de sondages préélectoraux, d’estimations de vote, de cotes de popularité, d’enquêtes d’opinion ou d’enquêtes de marketing, ont peu à peu envahi la vie publique. Il n’est pas un jour, ou presque, sans que le débat politique soit nourri d’un nouveau sondage. Revêtus de leur caractère scientifique, ceux-ci sont assénés comme autant de vérités incontestables. Au journaliste, ils permettront de produire un scoop à moindre frais, en s’épargnant une enquête de terrain jugée moins représentative de ce que pense l’opinion publique. A l’homme politique, ils permettront de légitimer telle mesure ou réforme en montrant que la même opinion publique est de son côté. Rares toutefois sont ceux qui tiennent sur les sondages un langage univoque : le sondage est d’autant plus représentatif qu’il est favorable et d’autant plus biaisé qu’il est défavorable. L’omniprésence des sondages pose plusieurs problèmes de fond. Premièrement, ils tendent à réduire et à simplifier un débat public déjà étroitement contrôlé en ne présentant, pour tout argument, que des chiffres et des pourcentages. La pensée ne saurait se réduire à une telle sécheresse arithmétique. Comme toute application de la science dans le domaine de la vie, la technique des sondages n’étudie et ne présente qu’une parcelle de la réalité. Surtout, pour scientifique qu’elle soit, cette technique n’est pas neutre. Elle participe d’une certaine forme de relativisme et, pourrait-on dire, de démocratisme. Elle suppose qu’il n’y a de vérité que dans l’approbation d’une majorité, que toutes les opinions se valent, qu’elles sont toutes réductibles à un oui ou un non, un pour ou un contre, un satisfait ou un pas satisfait. Elle implique aussi que tout le monde a une opinion sur tout à tout moment et immédiatement. Tout sondage postule que le sondé s’est déjà posé la question qu’on lui soumet : or, cette question ne l’intéresse peut-être pas directement, ou en tout cas pas dans les termes dans lesquels le sondeur pose le problème.
En ce sens, Pierre Bourdieu n’a pas tort de dire que « l’opinion publique n’existe pas » ((. Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », in Questions de sociologie, Les Editions de Minuit, pp. 222–235. )) , du moins telle qu’elle est présentée dans les enquêtes d’opinion : l’opinion publique est une construction qui ignore les hiérarchies, les rapports de force, et simule un consensus sur la formulation des problèmes.
Sur toutes ces questions, Gérard Dahan, pour qui le relativisme culturel est « certes une bonne chose », passe assez vite. L’intérêt de son court mais précieux ouvrage, intitulé La manipulation par les sondages. Techniques, impacts et instrumentalisations ((. Gérard Dahan, La manipulation par les sondages. Techniques, impacts et instrumentalisations, Paris, L’Harmattan, mai 2014, 190 p., 19 €.)) , réside ailleurs. D’une grande clarté, technique sans l’être à l’excès, Gérard Dahan, lui-même directeur d’un institut de sondages (PROCOM), se propose de faire « l’inventaire, exemples à l’appui, des différentes techniques qui permettent d’orienter les questions, d’induire les réponses, de guider l’interprétation des résultats, de changer ces derniers sans le laisser paraître, de manipuler les personnes interrogées, de transformer les échantillons ». Il ne s’agit pas là pour autant d’un « manuel anti-sondages » comme a pu le faire Alain Garrigou, qui s’est par ailleurs inquiété que « les sondages par internet recrutent surtout les sots et les fachos » ((. Alain Garrigou et Richard Brousse, Manuel anti-sondages. La démocratie n’est pas à vendre !, La Ville Brûle, Montreuil, 2011, et Alain Garrigou, « Le sondage de trop », in Le Monde diplomatique, 29 janvier 2013 (http://blog.mondediplo.net/2013–01-29-Le-sondage-de-trop).)) , sous prétexte qu’un sondage Ipsos Public Affairs avait conclu à l’attachement des Français à la notion d’autorité. Dahan procède de manière plus rationnelle, et c’est tant mieux : il explique comment décrypter les sondages et ne plus être dupes, ni de leur scientificité absolue, ni de la manière dont ils sont commentés une fois publiés.
D’abord considérés comme des « outils de transparence » utilisés pour connaître l’avis de chacun sur les problèmes de société, les sondages se sont mus en « outils d’influence », si bien qu’ils semblent tout à la fois un effet de la démocratie et un danger pour elle. Le danger est d’appauvrir encore le débat, qui devient non pas un échange d’idées mais une course aux pourcentages, un vaste spectacle électoral où l’on observe quotidiennement les hommes politiques gagner ou perdre des points. Il est difficile cependant de déterminer avec précision l’effet que peuvent avoir les sondages sur le comportement des électeurs. On parle d’effet « bandwagon » (effet de mode) pour décrire un effet d’entraînement et de renforcement du candidat annoncé victorieux ou bien placé : c’est le principe du vote utile. On parle d’effet « underdog » (effet de mobilisation par réaction) pour décrire le phénomène inverse, lorsque les électeurs indécis ou qui songeaient à s’abstenir se mobilisent pour éviter la défaite annoncée par les sondages. Plus facile à déterminer en revanche est l’effet de désignation qu’ils produisent à coup sûr. Pour un homme politique, être présent dans les enquêtes d’opinion, c’est déjà s’assurer une certaine crédibilité. Les sondages deviennent ainsi un des référents principaux de la désignation des candidats. Il est certain par exemple que François Hollande, qui a déclaré très tôt sa candidature aux primaires PS de 2011, a bénéficié de cet effet de désignation : présent depuis le début dans les enquêtes d’opinion aux côtés des favoris Dominique Strauss-Kahn et Martine Aubry, il est devenu par là même un candidat crédible, sur lequel les intentions de vote se sont reportées après l’affaire Nafissatou Diallo.
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