Revue de réflexion politique et religieuse.

Une saine démo­cra­tie. Un mythe poli­tique de Pie XII à Benoît XVI

Article publié le 10 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Avec une remar­quable conti­nui­té, les ensei­gne­ments pon­ti­fi­caux témoignent de la résis­tance de l’Eglise catho­lique au régime poli­tique de la moder­ni­té, prise dans son sens phi­lo­so­phique et his­to­rique. L’Eglise récuse avec constance l’idéeclé de la moder­ni­té selon laquelle l’homme, comme prin­cipe et comme valeur, est à lui-même son propre fon­de­ment et n’est sou­mis à aucune norme trans­cen­dante et régu­la­trice, sinon lui-même. En effet, « l’autonomie est deve­nue le pro­jet glo­bal de la socié­té et du sujet modernes défi­nis contre « l’esclavage » hété­ro­nome de la reli­gion et de la pen­sée théo­lo­gi­co-poli­tique » ((. Fran­çois Gau­thier, « Du mythe moderne de l’autonomie à l’hétéronomie de la Nature. Fon­de­ments pour une éco­lo­gie poli­tique », Revue du MAUSS, n. 38, 2011, p. 386.)) . Au-delà de ces prin­cipes dans les­quels on recon­naît bien les fon­de­ments de notre « démo­cra­tie libé­rale », J. Madi­ran ((. Jean Madi­ran, Les deux démo­cra­ties, Nou­velles édi­tions latines, 1977.))  et V. Vol­koff ((. Vla­di­mir Vol­koff, Pour­quoi je suis moyen­ne­ment démo­crate, Le Rocher, 2002, pp. 89–91.))  ont don­né de bonnes rai­sons de consi­dé­rer avec dis­tance « l’idéal démo­cra­tique » au regard de ce qu’est la « démo­cra­tie réelle » : la confis­ca­tion du pou­voir par la caste des « repré­sen­tants », le par­le­ment qui ne consulte pas la nation sur des pro­blèmes majeurs comme les aban­dons de sou­ve­rai­ne­té et la rup­ture avec les valeurs morales tra­di­tion­nelles, les élec­tions faus­sées par la triche ou par des cam­pagnes sub­ven­tion­nées et média­ti­sées, orien­tées par les son­dages… Pour­tant, dans son ency­clique don­née en 1991, Cen­te­si­mus annus, Jean-Paul II déclare : « L’Eglise appré­cie le sys­tème démo­cra­tique, comme sys­tème qui assure la par­ti­ci­pa­tion des citoyens aux choix poli­tiques et garan­tit aux gou­ver­nés la pos­si­bi­li­té de choi­sir et de contrô­ler leurs gou­ver­nants, ou de les rem­pla­cer de manière paci­fique lorsque cela s’avère oppor­tun. » (§ 47) Se pour­rait-il que les pro­blèmes réels du « sys­tème démo­cra­tique » aient échap­pé au pon­tife ? Il n’en est rien. D’une grande fer­me­té dans le rap­pel des prin­cipes, les ensei­gne­ments pon­ti­fi­caux ont adop­té, depuis la fin du XIXe siècle, la méthode du « ral­lie­ment tac­tique » pour ten­ter de limi­ter la main­mise de l’idéologie de la moder­ni­té sur la poli­tique des nations. L’Eglise s’est ral­liée aux ins­ti­tu­tions répu­bli­caines avec Léon XIII, pour essayer d’enrayer la « machine à déchris­tia­ni­ser » de la IIIe Répu­blique, puis, à par­tir de Noël 1944 et devant le par­tage du monde entre l’influence amé­ri­caine et celle du com­mu­nisme, elle opte pour le moindre mal, la démo­cra­tie libé­rale, en essayant de frei­ner la marche du « libé­ra­lisme ». Mais la méthode n’a pas obte­nu les fruits que l’on pou­vait attendre. Elle a pro­duit de la confu­sion entre le régime poli­tique tel qu’il devrait être et le régime moderne réel. De fait, alors que Pie X refu­sait en 1910 de confé­rer à la démo­cra­tie un « pri­vi­lège spé­cial », nombre d’ecclésiastiques comme le car­di­nal Bar­ba­rin en sont sin­cè­re­ment venus à inter­ve­nir dans les médias pour défendre le « sys­tème », la « démo­cra­tie en dan­ger » ((. « La démo­cra­tie est en dan­ger. L’argent rend fou », Le Monde, 29 juin 2006. « La démo­cra­tie est en dan­ger si le débat public reste terne et désen­chan­té. » )) , « le moins mau­vais des régimes », pro­tes­tant qu’ils l’« aime[nt] » ((. La Croix, 3 sep­tembre 2012. )) . Vic­toire post­hume de Marc San­gnier ?

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Les ins­tru­ments concep­tuels qui vont orien­ter le dis­cours pon­ti­fi­cal sur la « démo­cra­tie » au XXe siècle datent en réa­li­té du XIXe siècle. En 1892, par son ency­clique Au milieu des sol­li­ci­tudes, Léon XIII demande aux catho­liques fran­çais majo­ri­tai­re­ment monar­chistes de se ral­lier aux ins­ti­tu­tions répu­bli­caines pour noyau­ter – le terme n’est pas uti­li­sé mais l’intention est claire – un sys­tème ins­pi­ré par la franc-maçon­ne­rie. Léon XIII espère qu’il pour­ra se consti­tuer en France une majo­ri­té conser­va­trice pour enrayer les lois anti­ca­tho­liques et les pro­jets de sépa­ra­tion de l’Eglise et de l’Etat, voire amor­cer une rechris­tia­ni­sa­tion. Pour ce faire, il faut convaincre les catho­liques de ces­ser leurs dif­fé­rends sur la nature du régime et, d’une cer­taine façon, le « légi­ti­mer ». Cette opé­ra­tion se fait par une dis­si­mu­la­tion tac­tique. Léon XIII dis­tingue la forme répu­bli­caine de son idéo­lo­gie : « Aucune de ces formes sociales [sc. Empire, Monar­chie, Répu­blique] ne s’oppose, par elle-même, aux don­nées de la saine rai­son, ni aux maximes de la doc­trine chré­tienne ». La Répu­blique est une « forme » neutre de gou­ver­ne­ment, qui, selon la doc­trine clas­sique, peut être cor­recte ou dévoyée, et même, elle est récu­pé­rable, elle n’est pas consub­stan­tiel­le­ment anti­clé­ri­cale, elle peut deve­nir, aux mains des catho­liques, un ins­tru­ment de défense du « sen­ti­ment reli­gieux vrai ». Le pro­blème est un pro­blème de per­son­nel répu­bli­cain : « La qua­li­té des lois dépend plus de la qua­li­té de ces hommes que de la forme du pou­voir ». « Tous les citoyens sont tenus de s’allier pour main­te­nir dans la nation le sen­ti­ment reli­gieux vrai […] si jamais une école athée […] s’efforçait de chas­ser Dieu de la socié­té ». Léon XIII dénonce, en effet, « le vaste com­plot que cer­tains hommes ont for­mé d’anéantir en France le chris­tia­nisme ». Ailleurs, il parle d’une « conspi­ra­tion our­die par une secte entou­rée de ténèbres ». Léon XIII désigne évi­dem­ment, par ces termes qui lui valent une bonne place dans le Court trai­té de com­plo­to­lo­gie de P.-A. Taguieff ((. Pierre-André Taguieff, Court trai­té de com­plo­to­lo­gie, Fayard, 2013. )) , les Francs-Maçons qui sont les maîtres du jeu répu­bli­cain. Mal­heu­reu­se­ment, cette stra­té­gie a plu­sieurs effets indé­si­rables : pre­miè­re­ment, la divi­sion et la désa­gré­ga­tion des forces catho­liques aux élec­tions et donc l’échec de la stra­té­gie du « che­val de Troie » ; deuxiè­me­ment, en posant comme un devoir l’adhésion à la forme répu­bli­caine comme « pou­voir consti­tué », Léon XIII pose, de fait, le pro­blème des catho­liques qui res­tent atta­chés à la « forme » monar­chique ; enfin, un pro­blème de « récep­tion » puisque cer­tains cou­rants démo­crates-chré­tiens en tirent l’idée que la répu­blique « démo­cra­tique » est la seule forme de régime légi­time.
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