Une saine démocratie. Un mythe politique de Pie XII à Benoît XVI
Avec une remarquable continuité, les enseignements pontificaux témoignent de la résistance de l’Eglise catholique au régime politique de la modernité, prise dans son sens philosophique et historique. L’Eglise récuse avec constance l’idéeclé de la modernité selon laquelle l’homme, comme principe et comme valeur, est à lui-même son propre fondement et n’est soumis à aucune norme transcendante et régulatrice, sinon lui-même. En effet, « l’autonomie est devenue le projet global de la société et du sujet modernes définis contre « l’esclavage » hétéronome de la religion et de la pensée théologico-politique » ((. François Gauthier, « Du mythe moderne de l’autonomie à l’hétéronomie de la Nature. Fondements pour une écologie politique », Revue du MAUSS, n. 38, 2011, p. 386.)) . Au-delà de ces principes dans lesquels on reconnaît bien les fondements de notre « démocratie libérale », J. Madiran ((. Jean Madiran, Les deux démocraties, Nouvelles éditions latines, 1977.)) et V. Volkoff ((. Vladimir Volkoff, Pourquoi je suis moyennement démocrate, Le Rocher, 2002, pp. 89–91.)) ont donné de bonnes raisons de considérer avec distance « l’idéal démocratique » au regard de ce qu’est la « démocratie réelle » : la confiscation du pouvoir par la caste des « représentants », le parlement qui ne consulte pas la nation sur des problèmes majeurs comme les abandons de souveraineté et la rupture avec les valeurs morales traditionnelles, les élections faussées par la triche ou par des campagnes subventionnées et médiatisées, orientées par les sondages… Pourtant, dans son encyclique donnée en 1991, Centesimus annus, Jean-Paul II déclare : « L’Eglise apprécie le système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun. » (§ 47) Se pourrait-il que les problèmes réels du « système démocratique » aient échappé au pontife ? Il n’en est rien. D’une grande fermeté dans le rappel des principes, les enseignements pontificaux ont adopté, depuis la fin du XIXe siècle, la méthode du « ralliement tactique » pour tenter de limiter la mainmise de l’idéologie de la modernité sur la politique des nations. L’Eglise s’est ralliée aux institutions républicaines avec Léon XIII, pour essayer d’enrayer la « machine à déchristianiser » de la IIIe République, puis, à partir de Noël 1944 et devant le partage du monde entre l’influence américaine et celle du communisme, elle opte pour le moindre mal, la démocratie libérale, en essayant de freiner la marche du « libéralisme ». Mais la méthode n’a pas obtenu les fruits que l’on pouvait attendre. Elle a produit de la confusion entre le régime politique tel qu’il devrait être et le régime moderne réel. De fait, alors que Pie X refusait en 1910 de conférer à la démocratie un « privilège spécial », nombre d’ecclésiastiques comme le cardinal Barbarin en sont sincèrement venus à intervenir dans les médias pour défendre le « système », la « démocratie en danger » ((. « La démocratie est en danger. L’argent rend fou », Le Monde, 29 juin 2006. « La démocratie est en danger si le débat public reste terne et désenchanté. » )) , « le moins mauvais des régimes », protestant qu’ils l’« aime[nt] » ((. La Croix, 3 septembre 2012. )) . Victoire posthume de Marc Sangnier ?
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Les instruments conceptuels qui vont orienter le discours pontifical sur la « démocratie » au XXe siècle datent en réalité du XIXe siècle. En 1892, par son encyclique Au milieu des sollicitudes, Léon XIII demande aux catholiques français majoritairement monarchistes de se rallier aux institutions républicaines pour noyauter – le terme n’est pas utilisé mais l’intention est claire – un système inspiré par la franc-maçonnerie. Léon XIII espère qu’il pourra se constituer en France une majorité conservatrice pour enrayer les lois anticatholiques et les projets de séparation de l’Eglise et de l’Etat, voire amorcer une rechristianisation. Pour ce faire, il faut convaincre les catholiques de cesser leurs différends sur la nature du régime et, d’une certaine façon, le « légitimer ». Cette opération se fait par une dissimulation tactique. Léon XIII distingue la forme républicaine de son idéologie : « Aucune de ces formes sociales [sc. Empire, Monarchie, République] ne s’oppose, par elle-même, aux données de la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne ». La République est une « forme » neutre de gouvernement, qui, selon la doctrine classique, peut être correcte ou dévoyée, et même, elle est récupérable, elle n’est pas consubstantiellement anticléricale, elle peut devenir, aux mains des catholiques, un instrument de défense du « sentiment religieux vrai ». Le problème est un problème de personnel républicain : « La qualité des lois dépend plus de la qualité de ces hommes que de la forme du pouvoir ». « Tous les citoyens sont tenus de s’allier pour maintenir dans la nation le sentiment religieux vrai […] si jamais une école athée […] s’efforçait de chasser Dieu de la société ». Léon XIII dénonce, en effet, « le vaste complot que certains hommes ont formé d’anéantir en France le christianisme ». Ailleurs, il parle d’une « conspiration ourdie par une secte entourée de ténèbres ». Léon XIII désigne évidemment, par ces termes qui lui valent une bonne place dans le Court traité de complotologie de P.-A. Taguieff ((. Pierre-André Taguieff, Court traité de complotologie, Fayard, 2013. )) , les Francs-Maçons qui sont les maîtres du jeu républicain. Malheureusement, cette stratégie a plusieurs effets indésirables : premièrement, la division et la désagrégation des forces catholiques aux élections et donc l’échec de la stratégie du « cheval de Troie » ; deuxièmement, en posant comme un devoir l’adhésion à la forme républicaine comme « pouvoir constitué », Léon XIII pose, de fait, le problème des catholiques qui restent attachés à la « forme » monarchique ; enfin, un problème de « réception » puisque certains courants démocrates-chrétiens en tirent l’idée que la république « démocratique » est la seule forme de régime légitime.
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