Vatican II et le concept de pastoralité
Le père Serafino Maria Lanzetta, membre de la congrégation des franciscains de l’Immaculée ((. Congrégation aujourd’hui soumise à une opération de démantèlement particulièrement choquante en ces temps de miséricorde proclamée. Cf. entre autres Andrea Sandri, « L’affaire des franciscains de l’Immaculée. Une initiative italienne », dans le n. 123 de Catholica (printemps 2014), pp. 71–74.)) , docteur en théologie, enseigne à la faculté théologique de Lugano (Suisse). Il vient de publier sa thèse d’habilitation, Il Vaticano II, un concilio pastorale. Ermeneutica delle dottrine conciliari ((. Cantagalli, Sienne, avril 2014, 490 p., 25 €. )) . Nous avons précédemment interrogé un autre théologien, Mgr Florian Kolfhaus, à propos du caractère très différencié des textes conciliaires ((. « Vatican II fut-il un bloc ? », Catholica n. 124 (été 2014), pp. 69–77. )) , marque parmi d’autres du caractère atypique des travaux issus des quatre sessions romaines de 1962 à 1965.
Le P. Lanzetta s’intéresse aussi à ce thème, mais concentre sa réflexion sur la notion de « pastoralité », expression polysémique riche d’effets induits, et notion clé pour suivre les échanges et prises de position attendus du synode romain sur la famille. L’entretien qu’il nous accorde ici devrait aider à faire comprendre l’importance méthodologique de cette question et attirer l’attention sur bien des impasses actuelles.
Catholica — Le concile Vatican II pose avant tout un problème épistémologique, plus encore que théologique. Et même, à proprement parler, il pose un problème qui, en tant que théologique, est en même temps nécessairement épistémologique : s’agit-il d’interpréter les documents, ou bien simplement de les comprendre ? L’interprétation elle-même est en effet un problème, que ce soit dans la perspective moderne constructiviste, ou dans celle de la postmodernité déconstructiviste. Plutôt qu’une solution, toute interprétation devient elle-même un problème au sein d’un problème. Que pensez-vous sur ce sujet, à la lumière de ce que vous avez étudié ?
P. Serafino Maria Lanzetta — L’herméneutique, c’est-à-dire l’interprétation d’un texte – dans notre cas, celle d’un texte magistériel – n’est jamais la solution d’un problème, mais seulement l’instrument pour arriver à la solution, renvoyant à un fondement qui précède l’interprétation et le sort même du texte : ce fondement est la foi de l’Eglise, le développement organique de sa doctrine. A mon avis le problème est double. Tout d’abord, il faut se rendre compte qu’il y a un problème d’interprétation des textes du concile Vatican II. Ces textes – comme n’importe quels autres – sont objet d’une double interprétation selon la méthode adoptée : celle de la discontinuité ou de la rupture, et celle de la continuité dans la réforme, comme l’appelait le pape Benoît XVI. En d’autres termes, le choix de l’approche herméneutique dépend de notre conception préalable de l’Eglise. Celle-ci est-elle une permanente synodalité qui prend conscience d’elle-même au cours de l’histoire par le biais de la convocation extraordinaire d’un concile, ou bien un mystère qui précède le temps et s’incarne dans l’histoire pour ensuite la dépasser dans l’éternité ? D’un point de vue théologique, il s’agit de donner à l’herméneutique, qui en elle-même est née dans un contexte existentialiste et postmétaphysique, un fondement objectif dans le mystère que l’on veut étudier : dans le cas présent, un concile en relation avec l’Eglise. Sans cela le risque existe de transformer la méthode en solution, dans une interprétation interminable et partisane. Une fois précisée l’approche fondamentale de la méthode herméneutique, thème typique de la modernité, on peut éclairer ensuite une autre problématique. Il ne suffit pas, en effet, de mettre au clair l’approche herméneutique et de choisir celle qui s’accorde avec le sujet, mais il est également nécessaire d’en arriver au texte lui-même, aux textes conciliaires donc, en suivant la méthode herméneutique retenue. Autrement dit, il ne suffit pas d’opter pour l’herméneutique de la continuité dans la réforme pour dire que le problème des textes de Vatican II est résolu – étant admis qu’il soit reconnu comme tel au point de vue épistémologique –, il faut ensuite l’appliquer de manière à faire voir la continuité, à la démontrer, ou mieux, à la montrer. Si la méthode, l’approche, était elle-même la solution et non le point de départ, il suffirait d’énoncer le problème pour le résoudre. Pour beaucoup, il en va ainsi, mais de fait on n’a pas encore affronté le problème. En réalité, si on lit attentivement le discours de Benoît XVI à la Curie romaine (22 décembre 2005), on voit comment le pontife, après avoir énoncé le principe herméneutique juste à l’encontre de celui erroné de la rupture, cherche aussitôt à l’appliquer en prenant l’exemple de la liberté religieuse. Il souligne l’immuabilité des principes tandis que les formes historiques qui les portent sont sujettes par elles-mêmes au changement : donc continuité dans les principes et mutabilité ou discontinuité dans les formes historiques. Le problème, au jugement même de Benoît XVI, est d’arriver à coordonner continuité et discontinuité, qui se présentent simultanément quoique à des niveaux différents. Aujourd’hui la situation des années 1960–70 en Occident est déjà fortement changée. A une grande confiance dans l’ouverture et la tolérance envers l’exercice de la liberté religieuse s’est substituée une impressionnante agression relativiste qui devrait solliciter le théologien, qui devrait faire apparaître de nouvelles possibilités pour un exercice correct de la liberté religieuse au for externe, mettant beaucoup plus l’accent sur la vérité de Dieu que sur la seule possibilité de choisir dans la variété du panorama religieux. Mais cela est un autre sujet. Revenons au problème de la méthode. Il s’agit d’interpréter les documents et de les lire à la lumière de la foi de l’Eglise, qui est le véritable critère clé à partir duquel il faut partir et le fondement auquel ramener toute interprétation théologique. J’ai dit qu’il ne suffisait pas d’énoncer le critère herméneutique que l’on adopte pour avoir la solution. Cela vaut tant lorsqu’on utilise un critère incorrect comme celui de la discontinuité fondamentale et de la rupture que quand on suit celui, correct, de la continuité. Prenons un exemple. Partons d’un élément doctrinal contenu dans le décret sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio, n. 11, sur ce qu’on appelle la « hiérarchie des vérités ». Qu’est-ce que cela signifie ? Dans sa formulation, ce principe est quelque chose de nouveau et de typique de Vatican II. Il faut certainement interpréter correctement cet énoncé, qui à son tour sert de critère d’interprétation du donné révélé. Cela signifie-t-il qu’il existe des vérités hiérarchiquement subordonnées parce que moins révélées que d’autres, ou moins obligatoires que d’autres parce que moins importantes ? Non, certainement pas, mais cela veut dire que dans la présentation des vérités révélées (définies ou non par l’Eglise) toutes ne jouissent pas de la même relation avec le fondement de la Révélation. Par exemple, l’Immaculée Conception de Marie est liée à la Révélation de Dieu par la vérité du péché originel et de la Rédemption universelle du Christ. Mais personne ne se hasarderait à dire qu’elle est moins importante ou moins révélée que la vérité de la Rédemption universelle. La hiérarchie des vérités est donc à lire dans l’optique de l’analogie des vérités et non de la subordination de telle vérité à telle autre, au point de favoriser leur congélation pastorale temporaire ou définitive. C’est pourquoi, en utilisant le critère herméneutique de la continuité du Concile avec toute la foi de l’Eglise, l’unique moyen de comprendre cette « hiérarchie des vérités » est l’analogia fidei ((. L’analogie de la foi, c’est-à-dire la compréhension de chaque partie en cohérence avec l’ensemble des vérités de la foi. [ndlr] )) , et non l’inverse, comme font quelques théologiens qui veulent que la praxis précède la théorie, que le dialogue œcuménique prévale sur la vérité de l’Eglise une et unique, l’unité des disciples du Christ, invoquée par le Seigneur lui-même, étant alors aujourd’hui plus impérative que l’unité constituée par le Christ. Le principe herméneutique peut donc constituer un problème. L’unique façon de l’employer correctement est de se laisser guider par ce que l’Eglise a toujours cru et vécu. En un mot, l’unique principe correct d’interprétation de Vatican II est la Tradition ininterrompue de l’Eglise, laquelle nous prévient aussi d’un autre risque : celui de ramener l’ensemble de Vatican II à un problème herméneutique, à une adaptation plus ou moins réussie à la modernité qui fait de l’interprétation le problème fondamental, faisant oublier ainsi le vrai motif pour lequel un concile est convoqué dans l’Eglise. A cinquante ans de la dernière assise œcuménique, il est temps désormais de faire place à la foi plus qu’à la seule interprétation de Vatican II.
De la lecture des documents de Vatican II il ressort nettement que c’est le Concile lui-même qui pose le problème du Concile. Il suffirait de renvoyer à la première note du préambule de Gaudium et spes pour s’en rendre compte. Le Concile lui-même a besoin d’explications : le cas de la Nota explicativa praevia ((. Note explicative préliminaire introduite d’autorité par Paul VI pour éviter de tirer du texte du chapitre III de Lumen gentium une interprétation trop large de la collégialité épiscopale. [ndlr])) est emblématique. Les textes conciliaires mettent en évidence, objectivement, les questions qu’ils ouvrent. Le rappeler signifie simplement prendre au sérieux les documents. Interdire la discussion (sur la base d’un obsequium, un religieux respect mal compris, fruit implicite d’une conception irrationaliste du pouvoir) ne contribue certainement pas à clarifier les choses. L’interdiction de poser des questions – comme l’a rappelé Eric Voegelin – est le propre des idéologies d’origine gnostique. Cela est très différent de l’intelligence théologique authentique, toujours disponible par elle-même à affronter questions et discussions. A quel point, selon vous, se situe l’approfondissement des problèmes ainsi posés ?
Le problème herméneutique du concile Vatican II n’apparaît pas seulement après, au cours de la phase de réception du magistère conciliaire, mais bien déjà dans le cours même des sessions. Il est très surprenant de voir comment le thème de la pastoralité du Concile, présenté parfois comme aggiornamento (un terme jamais utilisé dans les discours des pontifes au Concile, mais utilisé par Jean XXIII en référence au Code de droit canon, dans son discours d’indiction du Synode romain et par suite, du dernier concile), a pu constituer une clé permettant de passer des schémas préparés en vue de la discussion conciliaire aux nouveaux schémas nés – ce qui paraissait légitime – de la discussion conciliaire mais surtout des disputes théologiques aiguës entre experts. Par exemple, le schéma préparatoire De fontibus Revelationis, au jugement de beaucoup, fut éliminé comme peu « pastoral » et de plus ne répondant pas aux intentions de Jean XXIII dans son discours d’ouverture Gaudet mater Ecclesia. Ce procédé fut repris comme un leitmotiv dans les discussions. Le problème était cependant d’établir ce que l’on voulait dire par « pastoral », et si effectivement Jean XXIII voulait opposer ce terme (compris qui plus est dans un sens nouveau) à la manière de procéder des conciles œcuméniques antérieurs. Tel fut le problème soulevé de temps à autre dans l’assemblée par les orateurs, surtout à propos des schémas les plus importants, notamment celui sur l’Eglise, et qui requéraient une interprétation de la pensée du pape. Ce qui par la suite conduira à interpréter la pensée du Concile lui-même. Et de fait, c’est surtout cette façon de prendre en considération la pastoralité, en relation avec le discours d’ouverture, qui orientera la majorité conciliaire et donc les votes. Voilà pourquoi il faut se demander ce que, dans l’esprit du Concile, signifie la pastoralité. Je ne me place pas dans le sillage de Christoph Theobald dans le milieu français, de Hanjo Sauer dans le milieu germanique ni de Giuseppe Ruggieri en Italie, qui font de la pastoralité même un principe herméneutique de Vatican II et lisent l’ensemble du discours conciliaire à sa lumière, mais je vois en revanche la pastoralité comme le problème à résoudre, en indiquant ce que je pense être l’unique voie vers une solution, c’est-à-dire la classique distinction entre dogmatique et pastorale. Cette dernière tire sa raison d’être du dogme de la foi et de l’Eglise une et indivise (pour agir, il faut d’abord être), toujours capable, en même temps, de solliciter de nouveaux approfondissements et éclaircissements en raison des défis que nous rencontrons. La pastorale ne peut pas devenir le motif herméneutique du tournant conciliaire en direction d’une nouvelle Eglise, et donc vers une doctrine plus faible adaptée aux diverses situations, tout simplement parce que la pastoralité est en elle-même mutable car liée au temps et aux situations concrètes, alors que la foi, conservée et annoncée par l’Eglise, précède le temps, l’illumine et le rachète. Il me semble que c’est là une question très actuelle et ouverte pour la théologie : être capable de reprendre, en raison des temps nouveaux, cet antique et harmonieux binôme, qui tient que la doctrine est pour la pastorale, et la pastorale pour le salut des gens ; en définitive il s’agit de placer dans leur ordre circulaire juste et sage la foi et la charité, la raison et l’amour. L’intérêt historique et théologique est croissant pour vouloir comprendre plus à fond comment les choses se sont réellement passées. Et cela est sans aucun doute louable. Au cours des dernières années, des ouvrages très utiles ont été réalisés sur le thème de l’herméneutique de Vatican II et surtout sur une thématique préalable à toute éventuelle enquête théologique : la clarification de la distinction des éléments de l’enseignement conciliaire selon la hiérarchie des documents. Une constitution dogmatique n’est pas un décret ou une déclaration. Il a été plusieurs fois précisé que les piliers de tout le magistère de Vatican II sont les deux constitutions dogmatiques, Lumen gentium sur l’Eglise, et celle sur la Révélation, Dei Verbum ; puis viennent la constitution Sacrosanctum concilium sur la liturgie et la constitution pastorale Gaudium et spes. Ces quatre constitutions, comme on le voit déjà, ont une portée doctrinale différente : Gaudium et spes ne relève pas stricto sensu de la doctrine, du moins dans sa totalité, à la différence de Lumen gentium. Elle présuppose plutôt des principes doctrinaux : elle est une parole de l’Eglise s’adressant au monde, afin d’exposer la façon dont elle entend sa présence dans le panorama contemporain – d’alors, car aujourd’hui il est déjà changé. Cela fait surgir les premières difficultés, ce qu’indique la première note que vous avez rappelée, sur le texte de la constitution pastorale. Il est déjà difficile en soi d’accoler les deux termes qui définissent ce document, « constitution », et « pastorale ». Evidemment, le Concile adopte alors un mode d’enseignement nouveau, qui doit ensuite nécessairement être pris en considération par une herméneutique proportionnée. Si de plus on observe les deux constitutions dogmatiques, on se rend compte qu’à l’intérieur de chacune se trouvent plusieurs niveaux d’enseignement, même si l’on tient compte du fait suivant : la teneur générale de l’enseignement est solennel/extraordinaire ou suprême du point de vue de son sujet (un concile œcuménique) et authentique/ordinaire quant à la matière enseignée, déduisant cela de son exposé initial ou de sa reprise ultérieure, et de la manière selon laquelle elle est exposée. Si l’on veut comprendre le concile Vatican II, il faut souvent faire des distinctions et ne pas ramener tout à une réalité unique.
Il faut aussi prendre en compte un autre facteur pour aborder correctement les documents : souvent, une déclaration ou un décret reprend et approfondit les thèmes contenus dans les constitutions. Pensez par exemple au thème de l’œcuménisme et donc à la relation entre l’Eglise du Christ, l’Eglise catholique, et les autres communautés ou Eglises chrétiennes telle que l’approfondit Unitatis redintegratio par rapport à Lumen gentium. Cela veut aussi dire qu’une constitution dogmatique n’est pas un texte clos et définitif ; c’est un texte qui se laisse compléter dans son enseignement par un autre document de nature juridique inférieure ou par un thème développé ailleurs. Autre exemple, en sens inverse : celui du diaconat permanent, traité dans Lumen gentium et repris avec des accents nouveaux, mais aussi problématiques, dans le décret Ad gentes sur les missions (où l’on parle d’un « diaconat de fait » qui n’existe pas). Qu’est-ce que cela signifie du point de vue herméneutique ? Eh bien, que nous devons surtout être précautionneux dans la distinction entre la doctrine, la manière d’enseigner, et la nature du document qui l’enseigne, en tenant compte de la finalité du Concile presque toujours présente, la pastoralité. D’autres thèmes encore mériteraient un renouveau d’attention de la part de la théologie. J’essaie de le montrer dans mon travail. En étudiant Vatican II dans ses diverses phases, on constate un fait assez singulier. Tandis que dans les débats en assemblée, et surtout dans la Commission doctrinale, quelques doctrines beaucoup plus récentes du point de vue de l’approfondissement théologique et du parcours magistériel sont proposées – comme la collégialité épiscopale, le diaconat permanent marié, la sacramentalité de l’Eglise –, et cela avec un engagement notable des experts théologiques à l’attention des Pères, et ensuite enseignées, d’autres doctrines en revanche, bien plus anciennes dans leur développement dogmatique au point qu’il était souvent possible de les qualifier de « communes » – le thème des limbes, la création, la question piège de l’évolutionnisme, l’appartenance à l’Eglise (comment lui appartient-on de manière parfaite, ou pleine ?) en relation avec le rapport entre mystère invisible ou Corps mystique du Christ et société visible et hiérarchique, ou corps social et historique – ces autres doctrines, donc, ont été délaissées parce que considérées comme encore insuffisamment mûres et à renvoyer à la discussion théologique. Poser des questions est le propre de toute science. La théologie, qui est une science de la foi, doit donc être capable de soulever des questions, non certes pour faire sienne la méthode cartésienne et vouloir démontrer la foi en la mettant en discussion, mais pour rendre clairs à la raison, dans la mesure du possible, ses propres énoncés et favoriser ainsi le développement de l’intellectus fidei : lire la foi de l’intérieur, et pour ainsi dire entrer en elle. Ce qui importe cependant, ce n’est pas de poser des questions, mais de poser des questions justes. De mon côté c’est ce que je souhaite avoir fait dans mon dernier travail, dans lequel j’ai cherché à formuler les interrogations qui, à mon avis, demeurent encore non résolues mais qui revêtent une importance spéciale en raison de leur objet.