Revue de réflexion politique et religieuse.

La culpa­bi­li­té de Hei­deg­ger

Article publié le 18 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Depuis 1945, Mar­tin Hei­deg­ger est pério­di­que­ment cloué au pilo­ri pour avoir par­ta­gé l’idéologie nazie. Nous venons d’assister au énième épi­sode de cette polé­mique suite à la paru­tion en tra­duc­tion fran­çaise du livre de Peter Traw­ny : Hei­deg­ger et l’antisémitisme. Sur les « Cahiers noirs » ((. Tra­duit de l’allemand par Julia Christ et Jean-Claude Monod, édi­tions du Seuil, 2014. Le titre ori­gi­nal est : Hei­deg­ger et la conspi­ra­tion juive mon­diale. )) . Cet achar­ne­ment a des motifs poli­tiques louches. Pour le com­prendre, il faut ten­ter de mettre à nu les vrais enjeux de ce dis­sen­ti­ment, dont on veut nous per­sua­der qu’il porte sur l’antisémitisme sup­po­sé du phi­lo­sophe de Fri­bourg. De nom­breux contes­ta­taires de l’ordre éta­bli, notam­ment aux Etats-Unis s’appuient sur sa cri­tique de l’arraisonnement (Ges­tell) par la tech­nique moderne pour mettre en cause des inté­rêts éco­no­miques et poli­tiques puis­sants impli­qués dans la des­truc­tion de la bio­sphère. Rien d’étonnant à ce que ceux-ci activent contre lui leurs relais dans la presse.
Contrai­re­ment à Traw­ny, les ver­tueux pro­cu­reurs qui sont récem­ment mon­tés au cré­neau ne se demandent pas ce que signi­fie « anti­sé­mite » et si ce mot s’applique à la pen­sée de Hei­deg­ger. Doit-on y voir un « racisme diri­gé contre les Juifs » ? Encore fau­drait-il atta­cher à cette accu­sa­tion son sens strict et non vague et illi­mi­té qu’il a sou­vent dans la langue de tous les jours. Autre­ment dit, ne pas qua­li­fier de raciste toute posi­tion sus­cep­tible d’être inter­pré­tée comme expri­mant de l’hostilité à un groupe humain. En effet, dans ce cas, nul n’échapperait au soup­çon de racisme. Ceux qui désap­prouvent le ter­ro­risme isla­miste ou la poli­tique d’Israël sont régu­liè­re­ment stig­ma­ti­sés comme isla­mo­phobes ou anti­sé­mites, autre­ment dit racistes. Pour évi­ter de tels abus, il faut que ce terme soit défi­ni en un sens bio­lo­gique comme le fai­saient les nazis, orfèvres en la matière. Or ceux-là même qui attaquent Hei­deg­ger recon­naissent qu’il n’était pas raciste en ce sens et qu’il ne vou­lait rien savoir de l’antisémitisme racial du dis­cours hit­lé­rien. Elu rec­teur de son uni­ver­si­té, il inter­dit aux étu­diants nazis de pla­car­der une affiche contre les Juifs qu’il qua­li­fia de ridi­cule et hon­teuse. On connaît ses liens avec de nom­breux juifs tels que Han­nah Arendt, Eli­sa­beth Bloch­man, Karl Löwith et l’admiration que lui vouaient d’anciens élèves comme Leo Strauss et Hans Jonas. Hei­deg­ger avait été l’assistant et pour ain­si dire l’héritier atti­tré de Hus­serl à qui fut dédi­ca­cé Etre et Temps « en témoi­gnage de véné­ra­tion et d’amitié ». Il appor­ta son sou­tien à plu­sieurs étu­diants comme Helene Weiss et Paul Oskar Kris­tel­ler ou à des col­lègues en dif­fi­cul­té parce qu’ils étaient juifs tels son assis­tant Wer­ner Brock, et les pro­fes­seurs Eduard Fraen­kel et Georg von Heve­sey ((. Cf. Rüdi­ger Safrans­ki, Hei­deg­ger et son temps, tra­duit de l’allemand par Isa­belle Kali­nows­ki, Gras­set, 1996, p. 270.)) . Il fau­drait peut-être men­tion­ner aus­si comme témoins les grands phi­lo­sophes, juifs ou non, qui ont été influen­cés par lui : Der­ri­da, Lévi­nas, Lacan, Deleuze, Fou­cault, Ricœur, Gada­mer, Anders, Lyo­tard, Marion, Badiou. Qu’on se sou­vienne aus­si de la ren­contre, en 1967 avec le grand poète juif de langue alle­mande Paul Celan à l’occasion d’une lec­ture à l’université de Fri­bourg. Dès le matin, Hei­deg­ger avait par­cou­ru la petite ville pour s’assurer que les recueils du poète étaient bien en évi­dence dans les vitrines des libraires. Celan en fut ravi mais ne sut jamais qui en était res­pon­sable. Il accom­pa­gna Hei­deg­ger dans sa « hutte » et com­po­sa peu après un poème inti­tu­lé Todt­nau­berg ((. Le hameau de la Forêt-Noire où se trou­vait la fameuse « hutte » dans laquelle Hei­deg­ger se reti­rait pour écrire et médi­ter.)) . D’abord réser­vé vis-à-vis du phi­lo­sophe, Celan fut méta­mor­pho­sé à la suite de cette visite.
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