La culpabilité de Heidegger
Depuis 1945, Martin Heidegger est périodiquement cloué au pilori pour avoir partagé l’idéologie nazie. Nous venons d’assister au énième épisode de cette polémique suite à la parution en traduction française du livre de Peter Trawny : Heidegger et l’antisémitisme. Sur les « Cahiers noirs » ((. Traduit de l’allemand par Julia Christ et Jean-Claude Monod, éditions du Seuil, 2014. Le titre original est : Heidegger et la conspiration juive mondiale. )) . Cet acharnement a des motifs politiques louches. Pour le comprendre, il faut tenter de mettre à nu les vrais enjeux de ce dissentiment, dont on veut nous persuader qu’il porte sur l’antisémitisme supposé du philosophe de Fribourg. De nombreux contestataires de l’ordre établi, notamment aux Etats-Unis s’appuient sur sa critique de l’arraisonnement (Gestell) par la technique moderne pour mettre en cause des intérêts économiques et politiques puissants impliqués dans la destruction de la biosphère. Rien d’étonnant à ce que ceux-ci activent contre lui leurs relais dans la presse.
Contrairement à Trawny, les vertueux procureurs qui sont récemment montés au créneau ne se demandent pas ce que signifie « antisémite » et si ce mot s’applique à la pensée de Heidegger. Doit-on y voir un « racisme dirigé contre les Juifs » ? Encore faudrait-il attacher à cette accusation son sens strict et non vague et illimité qu’il a souvent dans la langue de tous les jours. Autrement dit, ne pas qualifier de raciste toute position susceptible d’être interprétée comme exprimant de l’hostilité à un groupe humain. En effet, dans ce cas, nul n’échapperait au soupçon de racisme. Ceux qui désapprouvent le terrorisme islamiste ou la politique d’Israël sont régulièrement stigmatisés comme islamophobes ou antisémites, autrement dit racistes. Pour éviter de tels abus, il faut que ce terme soit défini en un sens biologique comme le faisaient les nazis, orfèvres en la matière. Or ceux-là même qui attaquent Heidegger reconnaissent qu’il n’était pas raciste en ce sens et qu’il ne voulait rien savoir de l’antisémitisme racial du discours hitlérien. Elu recteur de son université, il interdit aux étudiants nazis de placarder une affiche contre les Juifs qu’il qualifia de ridicule et honteuse. On connaît ses liens avec de nombreux juifs tels que Hannah Arendt, Elisabeth Blochman, Karl Löwith et l’admiration que lui vouaient d’anciens élèves comme Leo Strauss et Hans Jonas. Heidegger avait été l’assistant et pour ainsi dire l’héritier attitré de Husserl à qui fut dédicacé Etre et Temps « en témoignage de vénération et d’amitié ». Il apporta son soutien à plusieurs étudiants comme Helene Weiss et Paul Oskar Kristeller ou à des collègues en difficulté parce qu’ils étaient juifs tels son assistant Werner Brock, et les professeurs Eduard Fraenkel et Georg von Hevesey ((. Cf. Rüdiger Safranski, Heidegger et son temps, traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski, Grasset, 1996, p. 270.)) . Il faudrait peut-être mentionner aussi comme témoins les grands philosophes, juifs ou non, qui ont été influencés par lui : Derrida, Lévinas, Lacan, Deleuze, Foucault, Ricœur, Gadamer, Anders, Lyotard, Marion, Badiou. Qu’on se souvienne aussi de la rencontre, en 1967 avec le grand poète juif de langue allemande Paul Celan à l’occasion d’une lecture à l’université de Fribourg. Dès le matin, Heidegger avait parcouru la petite ville pour s’assurer que les recueils du poète étaient bien en évidence dans les vitrines des libraires. Celan en fut ravi mais ne sut jamais qui en était responsable. Il accompagna Heidegger dans sa « hutte » et composa peu après un poème intitulé Todtnauberg ((. Le hameau de la Forêt-Noire où se trouvait la fameuse « hutte » dans laquelle Heidegger se retirait pour écrire et méditer.)) . D’abord réservé vis-à-vis du philosophe, Celan fut métamorphosé à la suite de cette visite.
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