Revue de réflexion politique et religieuse.

Les nou­velles églises « contem­po­raines », ou l’insignifiance

Article publié le 18 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

On raconte que Léon XIII, rece­vant en cadeau le por­trait – très mau­vais – qu’avait fait de lui un peintre dilet­tante, un de ces incon­nus qui pensent être des génies capables de pro­duire des œuvres ori­gi­nales, l’avait accueilli avec beau­coup d’esprit en se limi­tant à une réfé­rence évan­gé­lique des plus laco­niques : Mat­thieu 14, 27. Le ver­set auquel le Sou­ve­rain pon­tife pen­sait est celui-ci : « Jésus leur par­la aus­si­tôt : « Ayez confiance, dit-il, c’est moi, ne crai­gnez point » ». En ce temps-là, l’art figu­ra­tif jouis­sait encore d’une bonne répu­ta­tion. Il était comme la langue mater­nelle de l’Eglise catho­lique. De quelle manière Léon XIII com­men­te­rait-il aujourd’hui les énig­ma­tiques lai­deurs de l’art contem­po­rain dont les églises sont pleines à cra­quer ? Et que pen­se­rait-il donc de la forme pour le moins par­ti­cu­lière de ces mêmes églises, lui qui avait pro­mu en tant qu’évêque l’édification des plus de cin­quante « églises léo­nines » dis­sé­mi­nées à tra­vers tout le dio­cèse de Pérouse ? D’aucuns objec­te­ront que les choses ont chan­gé en un siècle (c’est-à-dire depuis la mort de ce pon­tife) et le lan­gage de l’art éga­le­ment. Ils cite­ront peut-être le mot du père Marie-Alain Cou­tu­rier : « Il vaut mieux s’adresser à des hommes de génie sans la foi qu’à des croyants sans talent » ((. Sabine de Lavergne, Art sacré et moder­ni­té. Les grandes années de la revue L’Art Sacré, Les­sius, Namur, 1999, p. 29. )) . L’ennui est que des génies comme Le Cor­bu­sier, asso­cié par le père Cou­tu­rier à Ron­champ et à La Tou­rette, n’étaient pas du tout des athées ou des « sans Dieu » mais plu­tôt des fidèles d’autres reli­gions, oppo­sées à la foi catho­lique. Face à de tels argu­ments, nous ne serions pas éton­nés si un nou­veau Léon XIII citait la suite de ce cha­pitre de l’Evangile, où l’on parle de flots agi­tés, de Jésus mar­chant sur les eaux et de Pierre, apeu­ré, mena­çant de cou­ler après avoir deman­dé au Maître de défier lui aus­si les lois de la nature. En réa­li­té, ceux qui sont aujourd’hui pla­cés à des charges de gou­ver­ne­ment semblent ne pas être en mesure d’affronter de façon adé­quate les défis de l’art contem­po­rain. A moins qu’ils ne le veuillent pas…

Une nuit pro­fonde

Depuis plus de vingt ans main­te­nant, nous nous effor­çons de décrire l’état de l’art dans le domaine de la construc­tion d’églises nou­velles, avec une atten­tion toute par­ti­cu­lière prê­tée à l’Italie ((. Ciro Lomonte, « Nuove chiese : a che pun­to è la notte », Stu­di Cat­to­li­ci [Milan], n. 375, mai 1992, pp. 322–329.)) . Hélas, l’aurore semble encore loin­taine. On n’aperçoit ni étoile ni lune, comme dans ces moments d’inquiétude qui, dans la vie d’un être humain, ont un goût d’éternité, mais d’éternité infer­nale. La mort sou­daine d’une per­sonne aimée, la décou­verte d’une mala­die incu­rable, les tor­tures les plus cruelles (il y a des pays où des hor­reurs de ce type sont encore per­pé­trées), la vio­lence la plus atroce. Des ins­tants inter­mi­nables dans les­quels l’expérience d’une dou­leur intense sus­pend l’esprit hors du temps. C’est l’état d’âme dans lequel se retrouvent ceux qui aiment sin­cè­re­ment l’art sacré : ils souffrent silen­cieu­se­ment, face à l’abdication injus­ti­fiable de l’exercice du bon sens et à la dif­fu­sion d’œuvres qui ont pour but de démon­trer quelque chose, mais ne sont ni belles ni sacrées.
Les fidèles sont mécon­tents, incré­dules et attris­tés face aux mau­vais trai­te­ments déli­bé­ré­ment infli­gés à leur aspi­ra­tion légi­time à prier au sein d’édifices har­mo­nieux et pro­pices à la célé­bra­tion des sacre­ments. Ils ne com­prennent pas le gas­pillage per­ma­nent de res­sources éco­no­miques – sou­vent four­nies par eux-mêmes comme dans le cas de San Gio­van­ni Roton­do ((. Cf. http://www.padrepio.it/chiesa.php [ndlr]))  – pour construire des bâti­ments aus­si laids qu’énigmatiques. Ils ne trouvent aucune rai­son, non plus, de jus­ti­fier les pré­ten­dues « adap­ta­tions litur­giques », quand cela implique la des­truc­tion des chœurs antiques, la plu­part du temps mer­veilleuses œuvres d’art ren­dues pos­sibles par les dons de leurs aïeux.
Si nous pre­nons un exemple par­mi tant d’autres de même aca­bit – ils se comptent par mil­liers pour la seule Ita­lie… –, nous pou­vons évo­quer celui de l’église prin­ci­pale de Men­fi, qui devrait figu­rer dans une recen­sion des pires hor­reurs archi­tec­tu­rales du XXe siècle. Ce chan­tier a deman­dé la démo­li­tion injus­ti­fiée de la magni­fique église d’origine, du XVIIe siècle, dont la struc­ture avait été abî­mée mais non condam­née par le trem­ble­ment de terre du Belice [1968]. N’ont été conser­vés que le mur et les cha­pelles d’une nef laté­rale, relé­guée dans le fond du nou­vel édi­fice dis­gra­cieux, que l’actuel curé appelle « un gre­nier ». L’enchevêtrement chao­tique de cavi­tés inté­rieures, le plus sou­vent sans aucun sens, aux dif­fé­rents niveaux de la construc­tion, méri­te­rait à lui seul tout un article. La place du vil­lage – une espèce d’immense par­vis bien déga­gé – était ornée sur son côté prin­ci­pal par la façade de l’église qui fai­sait pen­dant à un remar­quable pay­sage natu­rel per­çant sur le côté oppo­sé. Aujourd’hui, l’endroit est mor­ti­fié par une inquié­tante com­po­si­tion, mini­ma­liste, en pierres locales et en béton armé à décou­vert.
Si nous avions sui­vi au cours de ces der­nières décen­nies, pas à pas, l’évolution du phé­no­mène, nous aurions vu s’affirmer obs­ti­né­ment le dogme du « dia­logue » de l’Eglise avec l’art contem­po­rain. Avec une inex­pli­cable arro­gance, on impose – sans réplique pos­sible – la construc­tion d’églises qui ne res­semblent pas à des églises. Selon un prin­cipe hégé­lien domi­nant, ce pro­ces­sus est iné­luc­table : ce qui arrive après est néces­sai­re­ment meilleur que ce qui pré­cède.
Au cœur de cette nuit sans fin, il y a çà et là quelques feux fol­lets, vola­tiles étin­celles d’une nature mys­té­rieuse. Jadis, on croyait qu’elles prou­vaient l’existence du monde des âmes. Mais celles aux­quelles nous pen­sons ici sont au contraire la preuve de leur absence, une simple appa­rence de vita­li­té de l’art sacré.
Un jeune pro­fes­seur d’architecture espa­gnol, Eduar­do Del­ga­do Orus­co, a récem­ment publié quelques-unes de ses thèses ayant le sacré pour sujet ((. Eduar­do Del­ga­do Orus­co, Pai­sajes con alma. Inven­ta­rio de lugares para rezar, RU Books, Séville, 2013.)) . Son but est de prou­ver qu’avec les outils de l’architecture contem­po­raine on pour­rait conce­voir des lieux por­tant indé­nia­ble­ment à la trans­cen­dance. Pour­tant, le résul­tat est dia­mé­tra­le­ment oppo­sé à son inten­tion. Ce n’est pas un hasard si le pro­jet le plus cho­quant est celui d’un cime­tière pla­cé sous un jar­din public. Au fait, le feu fol­let est géné­ra­le­ment une flamme bleue qui se mani­feste au ras du sol dans des lieux par­ti­cu­liers tels que les cime­tières, les marais et les étangs… Si un pro­fes­sion­nel de qua­li­té, comme Eduar­do Del­ga­do, for­mé dans le domaine de la litur­gie en plus de celui de l’architecture, et ani­mé des meilleures inten­tions du monde, ne par­vient pas à atteindre son but, cela signi­fie que quelque chose ne va pas dans le lan­gage employé. A ce pro­pos, cela vaut la peine de repro­duire ce qu’il écrit lui-même.
« Il y a quelques années, l’architecte Javier Car­va­jal me racon­tait sa véhé­mente réponse adres­sée à un client qui refu­sait l’art contem­po­rain dans son pro­jet : « Ne répé­tez plus devant moi que l’art moderne ne sert pas à être offert à Dieu ; que ne vous conviennent ni l’architecture, ni la pein­ture, ni la sculp­ture d’aujourd’hui ; que tout ce qui est moderne doit être exclu de notre volon­té d’offrande car ne ser­vant pas à expri­mer la ren­contre de notre temps – à tra­vers l’émotion – avec le Sei­gneur de tous les temps. Ne redites rien de cela, car ceci signi­fie­rait que notre temps n’est pas le temps de Dieu, que le chris­tia­nisme a renon­cé à vivre dans notre temps. Avec ce rai­son­ne­ment, vous êtes en train de dire que nos moyens tem­po­rels et artis­tiques ne servent pas à faire à Dieu l’offrande de notre époque et de notre monde. Sans s’en rendre compte, on est en train de dire que la culture de l’Occident qui a ser­vi à glo­ri­fier Dieu jusqu’au XIXe siècle ne peut plus le faire désor­mais. Cela n’est ni intel­li­gent, ni vrai, ni chré­tien » ((. Ibid., p. 21.)) .

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