Les nouvelles églises « contemporaines », ou l’insignifiance
On raconte que Léon XIII, recevant en cadeau le portrait – très mauvais – qu’avait fait de lui un peintre dilettante, un de ces inconnus qui pensent être des génies capables de produire des œuvres originales, l’avait accueilli avec beaucoup d’esprit en se limitant à une référence évangélique des plus laconiques : Matthieu 14, 27. Le verset auquel le Souverain pontife pensait est celui-ci : « Jésus leur parla aussitôt : « Ayez confiance, dit-il, c’est moi, ne craignez point » ». En ce temps-là, l’art figuratif jouissait encore d’une bonne réputation. Il était comme la langue maternelle de l’Eglise catholique. De quelle manière Léon XIII commenterait-il aujourd’hui les énigmatiques laideurs de l’art contemporain dont les églises sont pleines à craquer ? Et que penserait-il donc de la forme pour le moins particulière de ces mêmes églises, lui qui avait promu en tant qu’évêque l’édification des plus de cinquante « églises léonines » disséminées à travers tout le diocèse de Pérouse ? D’aucuns objecteront que les choses ont changé en un siècle (c’est-à-dire depuis la mort de ce pontife) et le langage de l’art également. Ils citeront peut-être le mot du père Marie-Alain Couturier : « Il vaut mieux s’adresser à des hommes de génie sans la foi qu’à des croyants sans talent » ((. Sabine de Lavergne, Art sacré et modernité. Les grandes années de la revue L’Art Sacré, Lessius, Namur, 1999, p. 29. )) . L’ennui est que des génies comme Le Corbusier, associé par le père Couturier à Ronchamp et à La Tourette, n’étaient pas du tout des athées ou des « sans Dieu » mais plutôt des fidèles d’autres religions, opposées à la foi catholique. Face à de tels arguments, nous ne serions pas étonnés si un nouveau Léon XIII citait la suite de ce chapitre de l’Evangile, où l’on parle de flots agités, de Jésus marchant sur les eaux et de Pierre, apeuré, menaçant de couler après avoir demandé au Maître de défier lui aussi les lois de la nature. En réalité, ceux qui sont aujourd’hui placés à des charges de gouvernement semblent ne pas être en mesure d’affronter de façon adéquate les défis de l’art contemporain. A moins qu’ils ne le veuillent pas…
Une nuit profonde
Depuis plus de vingt ans maintenant, nous nous efforçons de décrire l’état de l’art dans le domaine de la construction d’églises nouvelles, avec une attention toute particulière prêtée à l’Italie ((. Ciro Lomonte, « Nuove chiese : a che punto è la notte », Studi Cattolici [Milan], n. 375, mai 1992, pp. 322–329.)) . Hélas, l’aurore semble encore lointaine. On n’aperçoit ni étoile ni lune, comme dans ces moments d’inquiétude qui, dans la vie d’un être humain, ont un goût d’éternité, mais d’éternité infernale. La mort soudaine d’une personne aimée, la découverte d’une maladie incurable, les tortures les plus cruelles (il y a des pays où des horreurs de ce type sont encore perpétrées), la violence la plus atroce. Des instants interminables dans lesquels l’expérience d’une douleur intense suspend l’esprit hors du temps. C’est l’état d’âme dans lequel se retrouvent ceux qui aiment sincèrement l’art sacré : ils souffrent silencieusement, face à l’abdication injustifiable de l’exercice du bon sens et à la diffusion d’œuvres qui ont pour but de démontrer quelque chose, mais ne sont ni belles ni sacrées.
Les fidèles sont mécontents, incrédules et attristés face aux mauvais traitements délibérément infligés à leur aspiration légitime à prier au sein d’édifices harmonieux et propices à la célébration des sacrements. Ils ne comprennent pas le gaspillage permanent de ressources économiques – souvent fournies par eux-mêmes comme dans le cas de San Giovanni Rotondo ((. Cf. http://www.padrepio.it/chiesa.php [ndlr])) – pour construire des bâtiments aussi laids qu’énigmatiques. Ils ne trouvent aucune raison, non plus, de justifier les prétendues « adaptations liturgiques », quand cela implique la destruction des chœurs antiques, la plupart du temps merveilleuses œuvres d’art rendues possibles par les dons de leurs aïeux.
Si nous prenons un exemple parmi tant d’autres de même acabit – ils se comptent par milliers pour la seule Italie… –, nous pouvons évoquer celui de l’église principale de Menfi, qui devrait figurer dans une recension des pires horreurs architecturales du XXe siècle. Ce chantier a demandé la démolition injustifiée de la magnifique église d’origine, du XVIIe siècle, dont la structure avait été abîmée mais non condamnée par le tremblement de terre du Belice [1968]. N’ont été conservés que le mur et les chapelles d’une nef latérale, reléguée dans le fond du nouvel édifice disgracieux, que l’actuel curé appelle « un grenier ». L’enchevêtrement chaotique de cavités intérieures, le plus souvent sans aucun sens, aux différents niveaux de la construction, mériterait à lui seul tout un article. La place du village – une espèce d’immense parvis bien dégagé – était ornée sur son côté principal par la façade de l’église qui faisait pendant à un remarquable paysage naturel perçant sur le côté opposé. Aujourd’hui, l’endroit est mortifié par une inquiétante composition, minimaliste, en pierres locales et en béton armé à découvert.
Si nous avions suivi au cours de ces dernières décennies, pas à pas, l’évolution du phénomène, nous aurions vu s’affirmer obstinément le dogme du « dialogue » de l’Eglise avec l’art contemporain. Avec une inexplicable arrogance, on impose – sans réplique possible – la construction d’églises qui ne ressemblent pas à des églises. Selon un principe hégélien dominant, ce processus est inéluctable : ce qui arrive après est nécessairement meilleur que ce qui précède.
Au cœur de cette nuit sans fin, il y a çà et là quelques feux follets, volatiles étincelles d’une nature mystérieuse. Jadis, on croyait qu’elles prouvaient l’existence du monde des âmes. Mais celles auxquelles nous pensons ici sont au contraire la preuve de leur absence, une simple apparence de vitalité de l’art sacré.
Un jeune professeur d’architecture espagnol, Eduardo Delgado Orusco, a récemment publié quelques-unes de ses thèses ayant le sacré pour sujet ((. Eduardo Delgado Orusco, Paisajes con alma. Inventario de lugares para rezar, RU Books, Séville, 2013.)) . Son but est de prouver qu’avec les outils de l’architecture contemporaine on pourrait concevoir des lieux portant indéniablement à la transcendance. Pourtant, le résultat est diamétralement opposé à son intention. Ce n’est pas un hasard si le projet le plus choquant est celui d’un cimetière placé sous un jardin public. Au fait, le feu follet est généralement une flamme bleue qui se manifeste au ras du sol dans des lieux particuliers tels que les cimetières, les marais et les étangs… Si un professionnel de qualité, comme Eduardo Delgado, formé dans le domaine de la liturgie en plus de celui de l’architecture, et animé des meilleures intentions du monde, ne parvient pas à atteindre son but, cela signifie que quelque chose ne va pas dans le langage employé. A ce propos, cela vaut la peine de reproduire ce qu’il écrit lui-même.
« Il y a quelques années, l’architecte Javier Carvajal me racontait sa véhémente réponse adressée à un client qui refusait l’art contemporain dans son projet : « Ne répétez plus devant moi que l’art moderne ne sert pas à être offert à Dieu ; que ne vous conviennent ni l’architecture, ni la peinture, ni la sculpture d’aujourd’hui ; que tout ce qui est moderne doit être exclu de notre volonté d’offrande car ne servant pas à exprimer la rencontre de notre temps – à travers l’émotion – avec le Seigneur de tous les temps. Ne redites rien de cela, car ceci signifierait que notre temps n’est pas le temps de Dieu, que le christianisme a renoncé à vivre dans notre temps. Avec ce raisonnement, vous êtes en train de dire que nos moyens temporels et artistiques ne servent pas à faire à Dieu l’offrande de notre époque et de notre monde. Sans s’en rendre compte, on est en train de dire que la culture de l’Occident qui a servi à glorifier Dieu jusqu’au XIXe siècle ne peut plus le faire désormais. Cela n’est ni intelligent, ni vrai, ni chrétien » ((. Ibid., p. 21.)) .