Revue de réflexion politique et religieuse.

Nicolás Gómez Dávi­la et les para­doxes du conser­va­tisme

Article publié le 18 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Cet article est la ver­sion fran­çaise et aug­men­tée d’une confé­rence pro­non­cée à l’université La Saba­na (Chía, Colom­bie) à l’occasion du Congrès inter­na­tio­nal Nicolás Gómez Dávi­la orga­ni­sé les 16, 17 et 18 mai 2013. Nous remer­cions son auteur, Michaël Rabier, de nous l’avoir pro­po­sé.

Le phi­lo­sophe colom­bien Nicolás Gómez Dávi­la (1913–1994) a tar­di­ve­ment déve­lop­pé une œuvre frag­men­taire à l’écart de l’université, aujourd’hui en par­tie recon­nue dans son pays mais sur­tout en Alle­magne et en Ita­lie où il a été tra­duit inté­gra­le­ment. Consti­tuée prin­ci­pa­le­ment de cinq volumes d’« apho­rismes » réunis sous l’intitulé énig­ma­tique, voire her­mé­tique, d’Escolios a un tex­to implí­ci­to (c’est-à-dire « sco­lies à un texte impli­cite » aux­quels il ajou­te­ra ensuite les « nou­veaux » puis les « suc­ces­sifs ») ((. Une sélec­tion très par­tielle et par­tiale (aujourd’hui épui­sée) des Esco­lios a été publiée par Samuel Brus­sell en fran­çais sous des titres plus que dis­cu­tables : Les hor­reurs de la démo­cra­tie, Anatolia/Le Rocher, 2003 et Le réac­tion­naire authen­tique, Anatolia/Le Rocher, 2005. Nous uti­li­se­rons donc l’édition colom­bienne ori­gi­nale et com­plète des Esco­lios avec notre propre tra­duc­tion de l’espagnol, ain­si que pour les ouvrages Tex­tos I, Notas et le texte « El reac­cio­na­rio autén­ti­co ». De même en ce qui concerne Karl Mann­heim et Gon­za­lo Díez dont il n’existe pas, à ce jour, de tra­duc­tion fran­çaise. ))  il s’agit en fait d’une « seule œuvre conti­nue » ((. Gio­van­ni Can­to­ni, « Gómez Dávi­la il conser­va­tore », Seco­lo d’Italia, 7 mai 1999. )) , presque une suite au sens musi­cal du terme, com­po­sée de courtes varia­tions sur plu­sieurs thèmes récur­rents de la phi­lo­so­phie occi­den­tale. L’un de ceux-ci concerne bien sûr la phi­lo­so­phie poli­tique, la ques­tion du gou­ver­ne­ment des hommes, la forme et la for­ma­tion de l’Etat, le pro­blème de la liber­té et de l’égalité, et plus géné­ra­le­ment une inter­ro­ga­tion sur le pro­grès et la moder­ni­té dont il fut un cri­tique acerbe. C’est pour­quoi il est, et a été, sou­vent clas­sé par ses com­pa­triotes et contem­po­rains comme un repré­sen­tant du conser­va­tisme bien qu’il n’ait lui-même jamais reven­di­qué l’épithète de « conser­va­teur » lui pré­fé­rant celle, pour­tant plus insul­tante, de « réac­tion­naire » pour une rai­son fon­da­men­tale quoique para­doxale que nous déve­lop­pe­rons dans la conclu­sion de cette étude. Com­ment com­prendre par-delà leur aspect pro­vo­ca­teur des sen­tences telles que « dans tout réac­tion­naire, Pla­ton res­sus­cite » ((. N. Gómez Dávi­la, Esco­lios a un tex­to implí­ci­to, Ins­ti­tu­to Colom­bia­no de Cultu­ra, Bogo­ta, 1977, I, p. 178.))  ou encore « la Réac­tion com­mence à Delphes » ((. Id., Nue­vos esco­lios a un tex­to implí­ci­to, Pro­cul­tu­ra, Bogo­ta, 1986, II, p. 12. ))  ? L’analyse du ver­sant poli­tique de l’œuvre encore mécon­nue en France de celui que cer­tains n’ont pas hési­té – peut-être exa­gé­ré­ment – à sur­nom­mer le « Nietzsche colom­bien » ((. Ama­lia Que­ve­do, « ¿Metafí­si­ca aquí ? », Ideas y Valores [Bogo­ta], n. 111, décembre 1999. ))  et la mise en évi­dence de ce que l’on pour­rait nom­mer les « para­doxes du conser­va­tisme » aus­si bien dans le cas euro­péen que colom­bien nous per­met­tra éga­le­ment de ten­ter une pre­mière approche com­pa­ra­tive des doc­trines conser­va­trices en deçà et au-delà de l’Atlantique.
Une inter­pré­ta­tion fran­çaise deve­nue rela­ti­ve­ment cou­rante voit dans le conser­va­tisme un mou­ve­ment de défense de l’ordre poli­tique et social tra­di­tion­nel des nations euro­péennes et par consé­quent oppo­sé à la Révo­lu­tion fran­çaise, c’est-à-dire pro­pre­ment dit « contre-révo­lu­tion­naire », sa doc­trine se déve­lop­pant avec Burke, Bonald et Maistre ((. Phi­lippe Béné­ton, article « Conser­va­tisme », in Phi­lippe Ray­naud et Sté­phane Rials (dir.), Dic­tion­naire de phi­lo­so­phie poli­tique, PUF, coll. « Qua­drige », 1996, p. 131. )) . Le socio­logue alle­mand Karl Mann­heim, dont Phi­lippe Béné­ton a repris les prin­ci­pales ana­lyses, a pré­fé­ré défi­nir le conser­va­tisme plus lar­ge­ment comme un « tra­di­tio­na­lisme deve­nu conscient » ((. Karl Mann­heim, Conser­va­tive thought, in Essays on socio­lo­gy and social psy­cho­lo­gy, Col­lec­ted Works, Volume Six, Rout­ledge & Kegan Paul, Londres, 1997, p. 103.)) . En effet, Mann­heim dis­tingue deux types de conser­va­tisme, l’un « natu­rel » ou « pri­mi­tif » et l’autre « moderne ». Le pre­mier serait une simple atti­tude psy­cho­lo­gique géné­rale carac­té­ri­sée par la peur de l’innovation ; l’autre consis­te­rait, lui, en une oppo­si­tion au pro­grès, mais consciente et réflexive depuis le début. Ceci explique par ailleurs l’origine rela­ti­ve­ment récente du mot même de « conser­va­tisme ». Il appa­raît lorsque Cha­teau­briand lance son jour­nal Le conser­va­teur en 1819 afin de pro­pa­ger les idées de res­tau­ra­tion monar­chique en France, puis il s’étendra ensuite à l’Allemagne et l’Angleterre dans les années 1830 ((. Phi­lippe Béné­ton, op. cit., p. 130 ; Karl Mann­heim, op. cit., p. 98.)) .
Mais bien au-delà de l’origine éty­mo­lo­gique et his­to­rique du terme, l’intérêt du tra­vail de Mann­heim sur la « pen­sée conser­va­trice » réside dans sa recherche de ce qu’il nomme « l’intention basique » (basic inten­tion) exis­tant dans chaque manière d’expérimenter le monde et dont naî­trait un « style de pen­sée » (style of thought) à l’instar des styles artis­tiques ((. Karl Mann­heim, op. cit., pp. 74–78. )) . Dans le cas du conser­va­tisme il décèle cette inten­tion basique dans « l’insistance sur le concret » (insis­tence on « concre­te­ness ») se mani­fes­tant dans une manière propre d’expérimenter le temps et par consé­quent le pro­ces­sus his­to­rique : la vision « authen­ti­que­ment conser­va­trice » comme la qua­li­fie Mann­heim regarde tou­jours les choses de der­rière, depuis le pas­sé et non vers l’avant, en vue d’une uto­pie future. Pour le conser­va­teur, le pré­sent est tou­jours le der­nier moment du pas­sé, alors que pour le pro­gres­siste le pré­sent est le com­men­ce­ment de l’avenir. « Voir les choses authen­ti­que­ment comme un conser­va­teur, remarque Mann­heim, c’est expé­ri­men­ter les évé­ne­ments en fonc­tion d’une atti­tude déri­vée de cir­cons­tances et de situa­tions ancrées dans le pas­sé » ((. Ibid., p. 114. )) . Ain­si, à mesure que ces anciennes manières d’expérimenter le monde dis­pa­raissent, le conser­va­tisme devient réflexif, pre­nant conscience de lui-même et donc de son essence. C’est ce pro­ces­sus tran­si­toire, le pas­sage d’un conser­va­tisme pri­mi­tif ou incons­cient (le tra­di­tio­na­lisme au sens psy­cho­lo­gique ou webé­rien du terme) à un conser­va­tisme réflexif et moderne, que Mann­heim observe dans la rela­tion entre l’historien d’Osnabrück Jus­tus Möser (1720–1794) et le roman­tisme alle­mand.
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