Nicolás Gómez Dávila et les paradoxes du conservatisme
Cet article est la version française et augmentée d’une conférence prononcée à l’université La Sabana (Chía, Colombie) à l’occasion du Congrès international Nicolás Gómez Dávila organisé les 16, 17 et 18 mai 2013. Nous remercions son auteur, Michaël Rabier, de nous l’avoir proposé.
Le philosophe colombien Nicolás Gómez Dávila (1913–1994) a tardivement développé une œuvre fragmentaire à l’écart de l’université, aujourd’hui en partie reconnue dans son pays mais surtout en Allemagne et en Italie où il a été traduit intégralement. Constituée principalement de cinq volumes d’« aphorismes » réunis sous l’intitulé énigmatique, voire hermétique, d’Escolios a un texto implícito (c’est-à-dire « scolies à un texte implicite » auxquels il ajoutera ensuite les « nouveaux » puis les « successifs ») ((. Une sélection très partielle et partiale (aujourd’hui épuisée) des Escolios a été publiée par Samuel Brussell en français sous des titres plus que discutables : Les horreurs de la démocratie, Anatolia/Le Rocher, 2003 et Le réactionnaire authentique, Anatolia/Le Rocher, 2005. Nous utiliserons donc l’édition colombienne originale et complète des Escolios avec notre propre traduction de l’espagnol, ainsi que pour les ouvrages Textos I, Notas et le texte « El reaccionario auténtico ». De même en ce qui concerne Karl Mannheim et Gonzalo Díez dont il n’existe pas, à ce jour, de traduction française. )) il s’agit en fait d’une « seule œuvre continue » ((. Giovanni Cantoni, « Gómez Dávila il conservatore », Secolo d’Italia, 7 mai 1999. )) , presque une suite au sens musical du terme, composée de courtes variations sur plusieurs thèmes récurrents de la philosophie occidentale. L’un de ceux-ci concerne bien sûr la philosophie politique, la question du gouvernement des hommes, la forme et la formation de l’Etat, le problème de la liberté et de l’égalité, et plus généralement une interrogation sur le progrès et la modernité dont il fut un critique acerbe. C’est pourquoi il est, et a été, souvent classé par ses compatriotes et contemporains comme un représentant du conservatisme bien qu’il n’ait lui-même jamais revendiqué l’épithète de « conservateur » lui préférant celle, pourtant plus insultante, de « réactionnaire » pour une raison fondamentale quoique paradoxale que nous développerons dans la conclusion de cette étude. Comment comprendre par-delà leur aspect provocateur des sentences telles que « dans tout réactionnaire, Platon ressuscite » ((. N. Gómez Dávila, Escolios a un texto implícito, Instituto Colombiano de Cultura, Bogota, 1977, I, p. 178.)) ou encore « la Réaction commence à Delphes » ((. Id., Nuevos escolios a un texto implícito, Procultura, Bogota, 1986, II, p. 12. )) ? L’analyse du versant politique de l’œuvre encore méconnue en France de celui que certains n’ont pas hésité – peut-être exagérément – à surnommer le « Nietzsche colombien » ((. Amalia Quevedo, « ¿Metafísica aquí ? », Ideas y Valores [Bogota], n. 111, décembre 1999. )) et la mise en évidence de ce que l’on pourrait nommer les « paradoxes du conservatisme » aussi bien dans le cas européen que colombien nous permettra également de tenter une première approche comparative des doctrines conservatrices en deçà et au-delà de l’Atlantique.
Une interprétation française devenue relativement courante voit dans le conservatisme un mouvement de défense de l’ordre politique et social traditionnel des nations européennes et par conséquent opposé à la Révolution française, c’est-à-dire proprement dit « contre-révolutionnaire », sa doctrine se développant avec Burke, Bonald et Maistre ((. Philippe Bénéton, article « Conservatisme », in Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, PUF, coll. « Quadrige », 1996, p. 131. )) . Le sociologue allemand Karl Mannheim, dont Philippe Bénéton a repris les principales analyses, a préféré définir le conservatisme plus largement comme un « traditionalisme devenu conscient » ((. Karl Mannheim, Conservative thought, in Essays on sociology and social psychology, Collected Works, Volume Six, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1997, p. 103.)) . En effet, Mannheim distingue deux types de conservatisme, l’un « naturel » ou « primitif » et l’autre « moderne ». Le premier serait une simple attitude psychologique générale caractérisée par la peur de l’innovation ; l’autre consisterait, lui, en une opposition au progrès, mais consciente et réflexive depuis le début. Ceci explique par ailleurs l’origine relativement récente du mot même de « conservatisme ». Il apparaît lorsque Chateaubriand lance son journal Le conservateur en 1819 afin de propager les idées de restauration monarchique en France, puis il s’étendra ensuite à l’Allemagne et l’Angleterre dans les années 1830 ((. Philippe Bénéton, op. cit., p. 130 ; Karl Mannheim, op. cit., p. 98.)) .
Mais bien au-delà de l’origine étymologique et historique du terme, l’intérêt du travail de Mannheim sur la « pensée conservatrice » réside dans sa recherche de ce qu’il nomme « l’intention basique » (basic intention) existant dans chaque manière d’expérimenter le monde et dont naîtrait un « style de pensée » (style of thought) à l’instar des styles artistiques ((. Karl Mannheim, op. cit., pp. 74–78. )) . Dans le cas du conservatisme il décèle cette intention basique dans « l’insistance sur le concret » (insistence on « concreteness ») se manifestant dans une manière propre d’expérimenter le temps et par conséquent le processus historique : la vision « authentiquement conservatrice » comme la qualifie Mannheim regarde toujours les choses de derrière, depuis le passé et non vers l’avant, en vue d’une utopie future. Pour le conservateur, le présent est toujours le dernier moment du passé, alors que pour le progressiste le présent est le commencement de l’avenir. « Voir les choses authentiquement comme un conservateur, remarque Mannheim, c’est expérimenter les événements en fonction d’une attitude dérivée de circonstances et de situations ancrées dans le passé » ((. Ibid., p. 114. )) . Ainsi, à mesure que ces anciennes manières d’expérimenter le monde disparaissent, le conservatisme devient réflexif, prenant conscience de lui-même et donc de son essence. C’est ce processus transitoire, le passage d’un conservatisme primitif ou inconscient (le traditionalisme au sens psychologique ou webérien du terme) à un conservatisme réflexif et moderne, que Mannheim observe dans la relation entre l’historien d’Osnabrück Justus Möser (1720–1794) et le romantisme allemand.
[…]