La décomposition du magistère
L’exhortation apostolique Evangelii gaudium du pape François reste-t-elle un point de référence ? La réponse paraît clairement positive ; elle est bien le programme qu’elle prétendait être. Sans doute pas à la manière d’une feuille de route précise que le pape, et ceux qu’il mandate en certaines circonstances, appliqueraient consciencieusement : les à‑coup de la parole papale et de ses actes ne sont pas rares, qui font douter d’un plan précis ou d’une pensée théologique définie. Certains axes, présents dans ce document, s’affirment toutefois dans leur constance et sont autant de clefs de lecture de la période actuelle. Dans un précédent travail ((. Laurent Jestin, « Evangelii gaudium. Une spiritualité de la « sortie » », Catholica n. 123, Printemps 2014, pp. 55–70.)) , l’enracinement de la pensée de Jorge Mario Bergoglio dans celle du père Yves Congar – notamment son ouvrage Vraie et fausse réforme dans l’Eglise – avait été mis en évidence ; et derrière lui, chez Bergson et sa conception de la vie comme élan vital sans cesse menacé de réification. Dans cette perspective, l’Eglise se doit de revenir toujours à la source de l’Evangile, comme elle se doit de ne pas laisser cet élan être arrêté par des attitudes individuelles ou communautaires qui, toutes, si contradictoires pourraient-elles être entre elles, relèvent de la mondanité spirituelle. Les paragraphes 94 à 97 d’Evangelii gaudium en pointaient un certain nombre, dans une charge d’une rare dureté. Le lecteur pouvait alors se poser la question du degré de suspicion que le pontife pouvait avoir envers les éléments objectifs et rationnels de la vie de l’Eglise : l’orthodoxie doctrinale, les commandements de la morale, les règles liturgiques, la discipline ecclésiastique, entre autres ce qui a trait à l’accès aux sacrements, car tous n’étaient envisagés, dans ces paragraphes et dans quelques autres, que sous l’angle très dépréciatif d’agents paralysant la vie de l’Evangile. D’autant que le regard, se portant vers le monde et plus encore vers les périphéries, se faisait d’une indulgence sans défaut ni limite.
Des commentateurs, intérieurs ou extérieurs à l’Eglise, ont noté cet élan, du moins son intention, traduit par un appel à sortir vers les périphéries, et en louent l’ouverture à tous, la marque de joie, la possibilité d’une « vraie réforme » de l’Eglise, jusque, pour certains, sur des points fondamentaux de la morale où la distance entre l’Eglise et le monde a maintenant tourné au conflit.
Dans les analyses qui suivent, nous voudrions, comme d’autres l’ont déjà fait et continuent de le faire, envisager les conséquences sur la charge des Pasteurs de l’Eglise de cette conception de la vie ecclésiale, inspirée de Congar, mais s’alimentant à d’autres sources, dont la théologie du peuple ((. Les deux sources ne sont d’ailleurs pas totalement indépendantes, puisque la théologie du peuple, comme d’autres théologies sud-américaines, ont subi l’influence de la Nouvelle Théologie dont le père Congar fut une figure de proue. On ne saurait négliger, au titre des attendus, non pas tellement de la pensée bergoglienne, mais de la situation présente, la rencontre avec la théologie de tendance hégélienne du cardinal Kasper. Alliance paradoxale d’une théologie pratique aux relents anti-intellectuels et d’une autre très spéculative, analysée infra avec acuité. )) . C’est à un mouvement global de séparation, puis de dissolution, qu’on assiste, mouvement qui touche deux des trois fonctions et pouvoirs relatifs à celles-ci, les munera par lesquels on spécifie cette charge des Pasteurs : le gouvernement (munus regendi), l’enseignement (munus docendi) et la sanctification (munus sanctificandi) ((. On n’oubliera pas, par la suite, qu’avec les mots « gouvernement » et « enseignement » on entend désigner chaque munus, en tant que fonction et en tant que pouvoir, et non pas simplement l’activité qui en découle.)) . On parlera plus avant des deux premiers, et l’on s’efforcera de clarifier, dans le gouvernement, la disjonction entre Pasteurs et pastorale, reconnaissant qu’il n’y a rien de foncièrement original dans la situation actuelle par rapport à des théories et des pratiques déjà en cours depuis quelques décennies, sinon que c’est au plus haut niveau qu’elles opèrent. Plus nouvelle paraîtra la décomposition qui touche l’enseignement et qui peut être formulée abruptement ainsi : l’Eglise enseignante n’enseigne plus, tout en continuant à parler. Au bout de ces deux logiques concomitantes, parallèles et liées entre elles, menace l’arbitraire.
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La première session du synode sur la famille, en octobre 2014, offre un bon champ d’observation de ces deux mouvements. En effet, elle a vu s’affronter deux groupes de prélats en des discours et des écrits, les uns argumentés, les autres passionnés ; prises de position inaugurées par le discours du cardinal Kasper au printemps de la même année, par lequel il avait amorcé, à la demande du pape, la réflexion préparatoire à cette session automnale. Le discours de François, au terme de celle-ci, mit un coup d’arrêt brutal aux désaccords affichés, en ce qu’il a été un acte d’autorité assumée – voire un acte autoritaire, et ce, pour deux raisons principales : la première tient au renvoi dos à dos de plusieurs attitudes, cinq « tentations » ((. Elles ne sont pas sans rapport avec les paragraphes 94 à 97 de l’exhortation apostolique, dénonçant la mondanité spirituelle. Quelle est la réelle force explicative de ces catégorisations d’usage récent ? Les circonstances de leur usage font pencher vers une portée simplement rhétorique, voire une instrumentalisation de la méthode ignatienne du discernement des esprits au service d’une idée déjà élaborée ou d’un gouvernement tendant à l’arbitraire ; le propos étant de retirer leur légitimité aux contradicteurs. Un indice de cela est que, au niveau des personnes, on assiste à des mises à l’écart selon un critère très unilatéral.)) qui, en définitive, se rapportent peu ou prou au couple loi/miséricorde, paraissant ainsi inviter à une position moyenne, à l’instar du rapport final si on le compare au rapport intermédiaire et à certaines interventions avant et pendant le synode. La seconde raison est la réitération de la déclaration faite en prélude au synode selon laquelle les discussions s’étaient passées « cum Petro et sub Petro », ajoutant que « le devoir du Pape est de garantir l’unité de l’Eglise ». Certes, disent certains, il y a eu le rapport intermédiaire, mais, justement, continuent-ils, les débats francs, nécessaires et légitimes qu’il a suscités l’ont tempéré et par là ont mis en évidence, mieux que jamais, que ce n’était pas la doctrine qu’il s’agissait de changer, mais une approche pastorale renouvelée qu’il convenait de mettre en œuvre.
Pastoral : voilà sans aucun doute un des vocables les plus employés et commentés du demi-siècle passé. Un des plus controversés aussi. Les approches sont nombreuses, la littérature abondante. Il ne s’agit pas de traiter ici l’ensemble de la question, mais de pointer un aspect assez particulier, moins à la jonction de la doctrine et des pratiques qui s’en autorisent, qu’au point précis où le droit bute sur le refus qui lui est opposé, ou sur son supposé dépassement. Pour ce faire, il nous faut nous déplacer du couple loi/miséricorde par lequel on veut résumer les positions, les « tentations », les solutions et les impasses, à un autre couple qui lui est corollaire, celui de droit/pastorale ; le premier se place sur le plan des idées, des doctrines, le second envisage l’action des pasteurs et des fidèles et leur régulation. Les deux plans ne sont pas indépendants, on en convient aisément ; pour autant, ils sont distincts et, de plus, la situation actuelle prétend à un changement radical sur ce plan de l’action sans que rien ne soit remis en cause dans le premier plan, particulièrement dans la doctrine. Acceptons-en l’augure dans un premier temps.
Porter son attention sur le couple droit/pastorale, c’est prendre acte d’une forme de banalité, d’une évidence massive pour nombre de pasteurs et de fidèles, de théologiens voire de canonistes : les deux termes sont dans un rapport foncier d’opposition et l’on efforce, au mieux, de tempérer le premier par le second ; car, toujours selon cette perspective, le principe suprême du droit, c’est-à-dire le salut des âmes, ne reçoit son effectivité que de l’extérieur. C’est à une autre démarche qu’il revient d’apporter ce principe, que l’on qualifie de pastorale, que l’on nomme même « la pastorale ».
Deux réponses doivent être apportées, une sur le droit canonique, l’autre sur cette pastorale ((. Sur ces aspects, on lira avec profit le texte suivant : Eduardo Baura, « Pastorale e diritto nella Chiesa », in Vent’anni di esperienza canonica : 1983–2003, a cura del Pontificio Consiglio per i Testi Legislativi, Cité du Vatican, 2003, pp. 159–180. Plus fondamentalement, bien que plus sommairement, le discours de Jean-Paul II au tribunal de la Rote romaine, le 18 janvier 1990, donnait clairement le cadre de pensée et d’action de l’Eglise sur ce rapport entre droit et pastorale. )) . La première est en définitive une objection : la figure du droit sous-jacente n’est pas conforme à ce que l’Eglise en a toujours dit. Sans remonter trop en amont dans l’histoire, citons Pie XII qui, dans un discours du 5 juin 1956, affirmait que la fin du droit était le salut des âmes. Les travaux préparatoires à la réforme du code de droit canonique, qui aboutirent en 1983, entendirent approfondir cette réalité et la rendre plus manifeste. Comment y parvenir, si ce n’est en remontant à l’institution de l’Eglise par le Christ, à l’ordination de toutes choses à ce salut des âmes, fidèles comme encore païennes ? Plus précisément, l’institution des pasteurs légitimes, la charge et le pouvoir que le Chef désormais invisible de l’Eglise leur confiait, voilà ce qui se trouve à la source – et qui régule – tant le droit que l’action pastorale, tous deux étant ordonnés au principe suprême qui a commandé la mort du Christ en Croix. Et, donc, voilà ce qui fait que le salut des âmes est un principe intérieur au droit de l’Eglise, et non extérieur. Dès lors, « il n’est pas vrai que, pour être plus pastoral, le droit doive devenir moins juridique » (Jean-Paul II, discours à la Rote romaine, 18 janvier 1990).
La seconde réponse sonne, paradoxalement, au départ, comme une question : qu’est-ce donc que la pastorale ? Ce terme (dont on ne sait d’ailleurs s’il convient de le prendre sous sa forme substantivée ou simplement comme un adjectif qualificatif) désigne communément l’ensemble des activités concourant au bien des âmes, c’est-à-dire la vie et la mission surnaturelles de l’Eglise. Toutefois, au regard de ce qui vient d’être rappelé, il s’agit là d’un sens large, et il existe un sens propre plus étroit, qui désigne la charge des pasteurs. Les deux significations sont légitimes, la seconde cependant fonde la première. Disons-le autrement : le terme qui nous occupe ici relève principalement du sacrement de l’ordre, et dans un second temps du sacrement du baptême. Tout le Nouveau Testament peut être cité à l’appui de cela. Faudrait-il alors réserver le terme « pastoral » à ce qui qualifie l’activité propre et exclusive des pasteurs ? Peut-être pas, mais la dépendance du sens large par rapport au sens étroit ne saurait être oubliée.
La conscience de cette dépendance doit être d’autant plus vive et clairement affirmée que la seconde signification est attirée vers une troisième acception du terme, dont la capacité d’attraction est forte. En ce troisième sens, « pastoral » vise l’adaptation de la vie et de l’action de l’Eglise aux circonstances du moment, ce qui en soi ne saurait faire l’objet d’un reproche, mais ce qui peut tendre vers une conception historiciste de l’activité pastorale, puis de l’Eglise qui en est le sujet. Le hic et nunc, non seulement prend le pas sur ce qui est immuable dans la révélation et l’Eglise, mais tend à le laisser de côté. Sans le nier, dira-t-on ; oui… mais en lui retirant toute valeur effective. Une des conséquences est que toute situation ou toute requête, avec laquelle l’action pastorale entre en contact, se voit qualifiée de réalité pastorale, voire d’exigence pastorale. Or, la première signification du vocable rappelle qu’est pastoral seulement ce qui est ordonné ou ce qui ordonne au salut des âmes, à la vie éternelle. Est-ce le cas de toute réalité de ce monde ? Certainement pas, et le considérer, c’est soumettre le droit à une pression, au nom d’une certaine pastorale – mais qui ne mérite plus ce qualificatif –, pression à laquelle il ne peut répondre : non parce qu’il ignore le salut des âmes, mais justement en son nom. Si les pasteurs – ou les « agents pastoraux » pour reprendre une expression de l’exhortation du pape François – forçaient en ce sens, à quoi aboutirait-on si ce n’est à substituer à l’orthodoxie une orthopraxie qui n’aurait pour seule base que les conceptions personnelles des individus, des théologiens « pastoraux » ou de certains pasteurs ? De là à la tromperie, à l’injustice, somme toute à l’arbitraire, le pas est-il si grand ? Ainsi, depuis de nombreuses années, les papes successifs ont mis en garde – leurs discours annuels à la Rote romaine en portent le témoignage constant – contre une complaisance dans les affaires de nullité de mariage. Citons, à titre d’exemple, cet extrait d’un discours que l’on a déjà mentionné : « L’autorité ecclésiastique […] n’oublie pas le droit qu’elles [les personnes] ont également de ne pas être trompées par une sentence de nullité qui serait en contradiction avec l’existence d’un vrai mariage. […] Aussi le juge doit-il toujours se garder du risque d’une compassion mal comprise qui tomberait dans le sentimentalisme, qui ne serait pastorale qu’en apparence. Les routes qui s’écartent de la justice et de la vérité finissent par contribuer à éloigner de Dieu les personnes, obtenant un résultat opposé à celui qu’on recherchait en toute bonne foi. » (Jean-Paul II, discours au tribunal de la Rote romaine, 18 janvier 1990)
Indubitablement, la perspective où droit et pastorale sont placés en opposition est sous-jacente à des propositions faites récemment, autour ou durant le synode sur la famille, comme celle d’une simplification des procédures de nullité de mariage ((. Non qu’il ne faille en soi rien modifier ; c’est plutôt le motif de cette requête qui interroge, car il s’agit bien ici de tempérer la loi par des « nécessités pastorales ». Or, « l’institutionnalisation de cet instrument de justice qu’est le procès représente une conquête, un progrès de la civilisation et du respect de la dignité de l’homme, à laquelle l’Eglise elle-même a contribué d’une manière importante avec le procès canonique. Ce faisant, l’Eglise n’a pas renié sa mission de charité et de paix, mais a seulement établi un moyen adéquat pour parvenir à cette constatation de la vérité qui est la condition indispensable de la justice animée par la charité, et donc aussi de la vraie paix. » (Jean-Paul II, discours au tribunal de la Rote, 18 janvier 1990, n. 7))) , jusqu’à éventuellement leur extraction du cadre judiciaire, ou telles que la reconnaissance d’éléments conjugaux et familiaux authentiques dans des unions de fait, c’est-à-dire en dehors du sacrement du mariage et des éléments de droit qui le constituent et l’encadrent. Fort heureusement, ces propositions ont été édulcorées, voire ont disparu, dans le rapport final du synode. Ce qui est moins heureux, c’est qu’elles ont été prononcées, qu’elles ont fait l’objet, pour certaines, de louanges ou au moins ont été reconnues comme étant partie prenante du vaste débat synodal, dont le discours conclusif de François s’est réjoui qu’il ait eu lieu ainsi, « cum Petro et sub Petro ».
Il est vrai, se réjouir ainsi n’est pas approuver l’ensemble et les détails. Une impression demeure toutefois : le sommet de l’Eglise aujourd’hui ne se place pas, quant au rapport droit/pastorale, dans la perspective qui fut celle de ses prédécesseurs, mais bien dans celle qui a été ici critiquée. […]