La foi hégélienne de Walter Kasper
Nous présentons ici la traduction d’une conférence effectuée par Thomas Stark, professeur aux facultés théologiques de St. Pölten et à l’Abbaye de Sainte-Croix (Heiligenkreuz), en Autriche. Cette conférence a eu lieu le 3 novembre 2014, à l’initiative de la FIUV (Fédération internationale Una Voce), à Vienne. Texte publié avec l’aimable autorisation de l’auteur, en traduction revue et approuvée par lui.
Le synode des évêques, qui avait pour objet la morale sexuelle et familiale, vient tout juste de se terminer. Il est très révélateur de l’époque contemporaine. Un des meneurs d’opinion de ce synode fut le cardinal Walter Kasper, théologien parmi les plus influents de la seconde moitié du siècle précédent. Pour bien cerner les prises de position de Kasper à l’occasion du synode, mais aussi toutes les thèses qu’il a soutenues par le passé, il est indispensable de se familiariser avec les grandes lignes de sa théologie comme avec leur base axiomatique. Mon exposé a pour but d’apporter dans ce domaine une modeste contribution, d’un point de vue philosophique. Dans mes propos, je m’appuierai essentiellement sur la deuxième édition (1972) du livre de Kasper intitulé Einführung in den Glauben [Introduction à la foi] ((. Sauf erreur, ce livre n’a pas été publié en français. Les citations qui en sont extraites sont traduites par nos soins. En vue d’alléger la lecture, nous plaçons entre parenthèses le numéro de la page d’où la citation est tirée, en référence à l’édition originale, Matthias Grünewald Verlag, Mayence, 1972. [Ndlr] )) . Il y a deux raisons à cela. Premièrement, l’Einführung de Kasper a eu une grande influence sur la théologie et surtout sur les étudiants en théologie. Deuxièmement, cet ouvrage nous permet de pointer du doigt ce qui fait l’essence de toute la pensée théologique kaspérienne, les mêmes principes se retrouvant dans tous ses développements ultérieurs.
Tout d’abord, je voudrais me concentrer sur les principes philosophiques de cette théologie, principes qui constituent sa base axiomatique et structurelle. C’est à mes yeux le cœur de cette base axiomatique qui conduit aux thèses de Kasper sur la vérité et l’historicité.
A la suite de Troeltsch ((. E. Troeltsch, « Über historische und dogmatische Methode in der Theologie » [« Sur la méthode historique et dogmatique en théologie »], Gesammelte Schriften [Œuvres choisies] (rééd.), Aalen, 1962, pp. 729–753. )) , Kasper est persuadé que la rencontre qui a lieu, à notre époque, entre la théologie et l’histoire engendre davantage de problèmes que la confrontation entre la théologie et les sciences naturelles, réalisée depuis bien longtemps déjà (cf. 134). Il étaie cet argument en prenant l’exemple des hommes de notre époque, écrivant que « nous connaissons aujourd’hui une historicisation radicale de tous les domaines de la réalité. Tout est en mutation et tout est en train de se transformer ; il n’y a presque plus rien de constant et de durable. Ce changement historique s’est aussi emparé de l’Eglise et de sa foi. » (134)
L’historicisation radicale de tous les domaines de la réalité, ainsi constatée par Kasper, trouve son origine dans l’histoire intellectuelle européenne qui illustre déjà par elle-même l’ampleur des changements provoqués. Kasper écrit : « L’Eglise et ses professions de foi fondamentales avaient pris corps dans l’Antiquité ». Cette dernière prenait comme point de départ la réalité dans son ensemble, avec les lois éternelles de la nature, un ordre perpétuel, toutes choses déterminant les processus d’évolution. « En fait, l’histoire n’était pas une grande préoccupation pour les hommes de l’Antiquité ». Il en est tout autrement pour les Temps modernes qui, à l’inverse, entretiennent un historicisme très marqué préparé par le mouvement humaniste. Cet historicisme prit son essor avec le romantisme et l’idéalisme allemand, au tournant crucial du XIXe siècle. Kasper décrit ainsi le résultat de ce changement de paradigme, changement qu’il définit comme une « révolution » : « Pour la pensée moderne […] l’histoire n’est pas un moment pris dans un ordre global : chaque ordre est au contraire un moment au sein d’une histoire qui le définit. La réalité n’a pas une histoire, elle est intrinsèquement histoire. » (135) ((. Kasper s’inspire ici, entre autres, de P. Hünermann, Der Durchbruch des geschichtlichen Denkens im 19. Jahrhundert [L’essor de la pensée historique au xixe siècle], Freiburg-Bâle-Vienne, 1967 ; cf. W. Kasper, Das Absolute in der Geschichte. Philosophie und Theologie der Geschichte in der Spätphilosophie Schellings [L’Absolu dans l’histoire. Philosophie et théologie de l’histoire dans la Spätphilosophie de Schelling], Mayence, 1965 ; et, du même auteur, Glaube und Geschichte [Foi et histoire], Mayence, 1970.)) La révolution des connaissances historiques constitua un présupposé essentiel : « L’histoire pouvait d’abord être apprise comme histoire, une fois que la tradition historique n’avait plus l’évidence d’une réalité vécue mais celle d’un passé révolu dont on s’éloignait de façon irréversible. Cela impliquait une relativisation des arguments d’autorité admis jusqu’alors, et remettait en question la validité absolue des sources sacrées. » (136)
Kasper reconnaît en cela, pour sa part, un constat historique fondamental – duquel il admet sans hésiter les résultats – à la valeur normative, quand il formule : « Les événements de l’histoire ne sont pas seulement des manifestations visibles d’une raison supérieure d’ordre théologique, des éclairs fugitifs de l’Eternel, mais bien la nature des choses même. Il n’y a pas d’ordre métaphysique, que l’on pourrait résoudre à partir d’une concrétion entre histoire et sacré ». Car « L’histoire est l’horizon dernier de toute la réalité. » (136)
L’homme ne peut pas être exclu, tout compte fait, de cette historicisation, et la nature non plus. Car « ce qui fut dit de l’esprit absolu dans la pensée idéaliste sera dit dans la pensée existentialiste des hommes. L’homme ne vit pas seulement une histoire qui lui reste extérieure : l’histoire est bien plus […] l’essence des hommes […]. L’homme est profondément historique » (135 ss.).
De fait, ces prémisses sous-entendent que la réalité passe par le prisme d’un historicisme permanent. Kasper pose la question : « De quelle sorte de réalité s’agit-il ? Sur quelle réalité devons-nous articuler notre foi ? » Et il répond : « Aujourd’hui, à l’évidence, on ne doit pas parler de prétendue nature ou de Cosmos englobant, mais de réalité, laquelle est façonnée par l’homme, la civilisation et la technique. Le fait humain est constitutif de la réalité. La réalité est avant tout relative à la société des hommes. » (108).
Dans la même veine, nous retrouvons la thèse suivante : « Le monde n’est donc pas fini, mais compris dans un processus d’évolution continue dans lequel l’homme et le monde changent et réagissent réciproquement. Le monde n’est pas un ordre naturel perpétuel mais un monde d’histoire. » (108) Cela signifie qu’il n’y a pas d’objectivité totale (objectivité prise dans le sens classique de la considération physique), mais que la réalité matérielle et son ordre sont les fruits de processus historiques (c’est d’ailleurs – soit dit en passant – la thèse centrale de la théoricienne postmoderne du genre, Judith Butler). Mais si l’histoire est, dans une pensée si radicale, l’horizon dernier de toute la réalité, cela ne peut rester sans conséquences sur la notion de vérité. Ainsi, Kasper cite, en les reprenant à son compte, trois des déclarations les plus connues de Hegel sur la notion de vérité : « Pour Hegel, le vrai est le tout. Le tout n’est que l’essence qui s’accomplit par son développement. Le vrai est ainsi le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre. » (135) ((. Hegel, Phänomenologie des Geistes [Phénoménologie de l’esprit], 6e édition, Hofmeister, Hambourg, 1952, pp. 21 et 39. ))
Selon Kasper, cependant, « la pensée historique moderne ne s’est pas formée sans une influence biblique, tout en étant en même temps une conséquence de la sécularisation » (145). Ainsi, la pensée historique moderne est plus près de la « compréhension de la vérité de l’Écriture » ((. Kasper se réfère à A. Schlatter, Der Glaube im Neuen Testament [La Foi dans le Nouveau Testament], 5e édition, Tübingen, 1963, pp. 551–561 ; Soden, « Was ist Wahrheit ? » [« Qu’est-ce que la Vérité ? »], Urchristentum und Geschichte I [Christianisme ancien et Histoire I], Tübingen, 1951, pp. 1–24 ; et W. Kasper, Dogma unter dem Wort Gottes [Le Dogme avec les mots de Dieu], Mayence, 1965, p. 65–84. )) que ne l’était la philosophie classique. Kasper affirme : « Contrairement à une compréhension répandue, la vérité au sens biblique ne correspond pas à une adéquation entre sujet et objet (adaequatio rei et intellectus). La vérité est bien plutôt un événement pendant lequel les présuppositions originelles se confirment en l’accomplissant. On ne peut détenir la vérité : bien plutôt elle se révèle. Vérité et Histoire sont intrinsèquement liées. » (61)
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