Revue de réflexion politique et religieuse.

La foi hégé­lienne de Wal­ter Kas­per

Article publié le 19 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Nous pré­sen­tons ici la tra­duc­tion d’une confé­rence effec­tuée par Tho­mas Stark, pro­fes­seur aux facul­tés théo­lo­giques de St. Pöl­ten et à l’Abbaye de Sainte-Croix (Hei­li­gen­kreuz), en Autriche. Cette confé­rence a eu lieu le 3 novembre 2014, à l’initiative de la FIUV (Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale Una Voce), à Vienne. Texte publié avec l’aimable auto­ri­sa­tion de l’auteur, en tra­duc­tion revue et approu­vée par lui.

Le synode des évêques, qui avait pour objet la morale sexuelle et fami­liale, vient tout juste de se ter­mi­ner. Il est très révé­la­teur de l’époque contem­po­raine. Un des meneurs d’opinion de ce synode fut le car­di­nal Wal­ter Kas­per, théo­lo­gien par­mi les plus influents de la seconde moi­tié du siècle pré­cé­dent. Pour bien cer­ner les prises de posi­tion de Kas­per à l’occasion du synode, mais aus­si toutes les thèses qu’il a sou­te­nues par le pas­sé, il est indis­pen­sable de se fami­lia­ri­ser avec les grandes lignes de sa théo­lo­gie comme avec leur base axio­ma­tique. Mon expo­sé a pour but d’apporter dans ce domaine une modeste contri­bu­tion, d’un point de vue phi­lo­so­phique. Dans mes pro­pos, je m’appuierai essen­tiel­le­ment sur la deuxième édi­tion (1972) du livre de Kas­per inti­tu­lé Einfüh­rung in den Glau­ben [Intro­duc­tion à la foi] ((. Sauf erreur, ce livre n’a pas été publié en fran­çais. Les cita­tions qui en sont extraites sont tra­duites par nos soins. En vue d’alléger la lec­ture, nous pla­çons entre paren­thèses le numé­ro de la page d’où la cita­tion est tirée, en réfé­rence à l’édition ori­gi­nale, Mat­thias Grü­ne­wald Ver­lag, Mayence, 1972. [Ndlr] )) . Il y a deux rai­sons à cela. Pre­miè­re­ment, l’Einführung de Kas­per a eu une grande influence sur la théo­lo­gie et sur­tout sur les étu­diants en théo­lo­gie. Deuxiè­me­ment, cet ouvrage nous per­met de poin­ter du doigt ce qui fait l’essence de toute la pen­sée théo­lo­gique kas­pé­rienne, les mêmes prin­cipes se retrou­vant dans tous ses déve­lop­pe­ments ulté­rieurs.
Tout d’abord, je vou­drais me concen­trer sur les prin­cipes phi­lo­so­phiques de cette théo­lo­gie, prin­cipes qui consti­tuent sa base axio­ma­tique et struc­tu­relle. C’est à mes yeux le cœur de cette base axio­ma­tique qui conduit aux thèses de Kas­per sur la véri­té et l’historicité.
A la suite de Troeltsch ((. E. Troeltsch, « Über his­to­rische und dog­ma­tische Methode in der Theo­lo­gie » [« Sur la méthode his­to­rique et dog­ma­tique en théo­lo­gie »], Gesam­melte Schrif­ten [Œuvres choi­sies] (rééd.), Aalen, 1962, pp. 729–753. )) , Kas­per est per­sua­dé que la ren­contre qui a lieu, à notre époque, entre la théo­lo­gie et l’histoire engendre davan­tage de pro­blèmes que la confron­ta­tion entre la théo­lo­gie et les sciences natu­relles, réa­li­sée depuis bien long­temps déjà (cf. 134). Il étaie cet argu­ment en pre­nant l’exemple des hommes de notre époque, écri­vant que « nous connais­sons aujourd’hui une his­to­ri­ci­sa­tion radi­cale de tous les domaines de la réa­li­té. Tout est en muta­tion et tout est en train de se trans­for­mer ; il n’y a presque plus rien de constant et de durable. Ce chan­ge­ment his­to­rique s’est aus­si empa­ré de l’Eglise et de sa foi. » (134)
L’historicisation radi­cale de tous les domaines de la réa­li­té, ain­si consta­tée par Kas­per, trouve son ori­gine dans l’histoire intel­lec­tuelle euro­péenne qui illustre déjà par elle-même l’ampleur des chan­ge­ments pro­vo­qués. Kas­per écrit : « L’Eglise et ses pro­fes­sions de foi fon­da­men­tales avaient pris corps dans l’Antiquité ». Cette der­nière pre­nait comme point de départ la réa­li­té dans son ensemble, avec les lois éter­nelles de la nature, un ordre per­pé­tuel, toutes choses déter­mi­nant les pro­ces­sus d’évolution. « En fait, l’histoire n’était pas une grande pré­oc­cu­pa­tion pour les hommes de l’Antiquité ». Il en est tout autre­ment pour les Temps modernes qui, à l’inverse, entre­tiennent un his­to­ri­cisme très mar­qué pré­pa­ré par le mou­ve­ment huma­niste. Cet his­to­ri­cisme prit son essor avec le roman­tisme et l’idéalisme alle­mand, au tour­nant cru­cial du XIXe siècle. Kas­per décrit ain­si le résul­tat de ce chan­ge­ment de para­digme, chan­ge­ment qu’il défi­nit comme une « révo­lu­tion » : « Pour la pen­sée moderne […] l’histoire n’est pas un moment pris dans un ordre glo­bal : chaque ordre est au contraire un moment au sein d’une his­toire qui le défi­nit. La réa­li­té n’a pas une his­toire, elle est intrin­sè­que­ment his­toire. » (135) ((. Kas­per s’inspire ici, entre autres, de P. Hüner­mann, Der Durch­bruch des ges­chicht­li­chen Den­kens im 19. Jah­rhun­dert [L’essor de la pen­sée his­to­rique au xixe siècle], Frei­burg-Bâle-Vienne, 1967 ; cf. W. Kas­per, Das Abso­lute in der Ges­chichte. Phi­lo­so­phie und Theo­lo­gie der Ges­chichte in der Spät­phi­lo­so­phie Schel­lings [L’Absolu dans l’histoire. Phi­lo­so­phie et théo­lo­gie de l’histoire dans la Spät­phi­lo­so­phie de Schel­ling], Mayence, 1965 ; et, du même auteur, Glaube und Ges­chichte [Foi et his­toire], Mayence, 1970.))  La révo­lu­tion des connais­sances his­to­riques consti­tua un pré­sup­po­sé essen­tiel : « L’histoire pou­vait d’abord être apprise comme his­toire, une fois que la tra­di­tion his­to­rique n’avait plus l’évidence d’une réa­li­té vécue mais celle d’un pas­sé révo­lu dont on s’éloignait de façon irré­ver­sible. Cela impli­quait une rela­ti­vi­sa­tion des argu­ments d’autorité admis jusqu’alors, et remet­tait en ques­tion la vali­di­té abso­lue des sources sacrées. » (136)
Kas­per recon­naît en cela, pour sa part, un constat his­to­rique fon­da­men­tal – duquel il admet sans hési­ter les résul­tats – à la valeur nor­ma­tive, quand il for­mule : « Les évé­ne­ments de l’histoire ne sont pas seule­ment des mani­fes­ta­tions visibles d’une rai­son supé­rieure d’ordre théo­lo­gique, des éclairs fugi­tifs de l’Eternel, mais bien la nature des choses même. Il n’y a pas d’ordre méta­phy­sique, que l’on pour­rait résoudre à par­tir d’une concré­tion entre his­toire et sacré ». Car « L’histoire est l’horizon der­nier de toute la réa­li­té. » (136)
L’homme ne peut pas être exclu, tout compte fait, de cette his­to­ri­ci­sa­tion, et la nature non plus. Car « ce qui fut dit de l’esprit abso­lu dans la pen­sée idéa­liste sera dit dans la pen­sée exis­ten­tia­liste des hommes. L’homme ne vit pas seule­ment une his­toire qui lui reste exté­rieure : l’histoire est bien plus […] l’essence des hommes […]. L’homme est pro­fon­dé­ment his­to­rique » (135 ss.).
De fait, ces pré­misses sous-entendent que la réa­li­té passe par le prisme d’un his­to­ri­cisme per­ma­nent. Kas­per pose la ques­tion : « De quelle sorte de réa­li­té s’agit-il ? Sur quelle réa­li­té devons-nous arti­cu­ler notre foi ? » Et il répond : « Aujourd’hui, à l’évidence, on ne doit pas par­ler de pré­ten­due nature ou de Cos­mos englo­bant, mais de réa­li­té, laquelle est façon­née par l’homme, la civi­li­sa­tion et la tech­nique. Le fait humain est consti­tu­tif de la réa­li­té. La réa­li­té est avant tout rela­tive à la socié­té des hommes. » (108).
Dans la même veine, nous retrou­vons la thèse sui­vante : « Le monde n’est donc pas fini, mais com­pris dans un pro­ces­sus d’évolution conti­nue dans lequel l’homme et le monde changent et réagissent réci­pro­que­ment. Le monde n’est pas un ordre natu­rel per­pé­tuel mais un monde d’histoire. » (108) Cela signi­fie qu’il n’y a pas d’objectivité totale (objec­ti­vi­té prise dans le sens clas­sique de la consi­dé­ra­tion phy­sique), mais que la réa­li­té maté­rielle et son ordre sont les fruits de pro­ces­sus his­to­riques (c’est d’ailleurs – soit dit en pas­sant – la thèse cen­trale de la théo­ri­cienne post­mo­derne du genre, Judith But­ler). Mais si l’histoire est, dans une pen­sée si radi­cale, l’horizon der­nier de toute la réa­li­té, cela ne peut res­ter sans consé­quences sur la notion de véri­té. Ain­si, Kas­per cite, en les repre­nant à son compte, trois des décla­ra­tions les plus connues de Hegel sur la notion de véri­té : « Pour Hegel, le vrai est le tout. Le tout n’est que l’essence qui s’accomplit par son déve­lop­pe­ment. Le vrai est ain­si le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre. » (135) ((. Hegel, Phä­no­me­no­lo­gie des Geistes [Phé­no­mé­no­lo­gie de l’esprit], 6e édi­tion, Hof­meis­ter, Ham­bourg, 1952, pp. 21 et 39. ))
Selon Kas­per, cepen­dant, « la pen­sée his­to­rique moderne ne s’est pas for­mée sans une influence biblique, tout en étant en même temps une consé­quence de la sécu­la­ri­sa­tion » (145). Ain­si, la pen­sée his­to­rique moderne est plus près de la « com­pré­hen­sion de la véri­té de l’Écriture » ((. Kas­per se réfère à A. Schlat­ter, Der Glaube im Neuen Tes­ta­ment [La Foi dans le Nou­veau Tes­ta­ment], 5e édi­tion, Tübin­gen, 1963, pp. 551–561 ; Soden, « Was ist Wah­rheit ? » [« Qu’est-ce que la Véri­té ? »], Urchris­ten­tum und Ges­chichte I [Chris­tia­nisme ancien et His­toire I], Tübin­gen, 1951, pp. 1–24 ; et W. Kas­per, Dog­ma unter dem Wort Gottes [Le Dogme avec les mots de Dieu], Mayence, 1965, p. 65–84. ))  que ne l’était la phi­lo­so­phie clas­sique. Kas­per affirme : « Contrai­re­ment à une com­pré­hen­sion répan­due, la véri­té au sens biblique ne cor­res­pond pas à une adé­qua­tion entre sujet et objet (adae­qua­tio rei et intel­lec­tus). La véri­té est bien plu­tôt un évé­ne­ment pen­dant lequel les pré­sup­po­si­tions ori­gi­nelles se confirment en l’accomplissant. On ne peut déte­nir la véri­té : bien plu­tôt elle se révèle. Véri­té et His­toire sont intrin­sè­que­ment liées. » (61)
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