L’école nouvelle, l’homme nouveau, et les rouages récalcitrants
Projet : dans le registre de la didactique, ce terme désigne d’abord l’attitude du sujet apprenant par laquelle il se trouve en situation active de recueil et d’intégration d’informations ; les informations ainsi intégrées et mentalisées peuvent être considérées comme des connaissances. Par extension, ce terme peut désigner la tâche qui finalise les activités de recueil d’informations du sujet.
Philippe Meirieu, Apprendre… oui, mais comment ?, 1987
Depuis près de cinquante ans, les experts en « sciences » de l’éducation déconstruisent l’école de l’instruction et cherchent systématiquement à la dévoyer vers d’autres fonctions, jusqu’à la vider d’elle-même et la rendre méconnaissable. S’il est vrai que tant l’école publique que l’école libre ont toujours prétendu faire passer avec l’instruction un certain nombre de « valeurs », voire une certaine conception de l’homme et du monde, ce ne fut, jusqu’à une certaine époque, pas au détriment du contenu des enseignements, ni pour criminaliser l’acte d’enseigner. Mais l’heure est venue, nous dit-on, de « déscolariser » l’école, c’est-à-dire, si l’on traduit cette notion dans un langage de vérité, de la vider de la finalité qui lui était traditionnellement reconnue jusqu’aux années 1960–1970 : l’instruction, mot désormais inconnu au bataillon, et la transmission d’un patrimoine culturel commun – on prétendit, d’ailleurs, à l’époque de l’invention des supposées « sciences » de l’éducation, que ce patrimoine n’était pas « commun », mais qu’il s’agissait d’un moyen d’oppression du peuple par les classes dominantes. Cette remarque initiale sur ce que recouvre réellement la notion de « déscolarisation » de l’école n’est pas sans objet. C’est que l’offensive en faveur de la « nouvelle éducation » s’est placée, dès ses débuts, sur le terrain du langage, en opérant des manipulations sémantiques destinées à disqualifier les mots de « l’ancienne école » afin d’en renverser les réalités.
On accusa les termes usuels d’être les porteurs inconscients d’une vision du monde suspecte ou, à tout le moins, dépassée. Les marxistes, ou néomarxistes, qui tenaient le haut du pavé dans les « sciences humaines », et dont l’un des exemples les plus fameux fut Pierre Bourdieu, n’ont pas eu le monopole de cette mise en cause de l’école et du vocabulaire pédagogique ((. Pierre Bourdieu, auteur des Héritiers (1964), est l’une des trois cibles de François-Xavier Bellamy, Les déshérités ou l’urgence de transmettre, Plon, 2014.)) . Parmi les déconstructeurs, on trouvait aussi des chrétiens prétendument progressistes ((. C’est un des points soulignés par Laurent Lafforgue, « Comment parler de l’école ? », www.ihes.fr/~lafforgue/textes/AllocutionFRS.pdf, site consulté en novembre 2014.)) , tel André de Peretti, proche d’Emmanuel Mounier, promoteur de l’enseignement comme « animation de groupe » et qui remit au pouvoir socialiste, en 1982, le rapport qui aboutit à la création – coûteuse et désastreuse – des IUFM en 1989 (Loi Jospin). Les chapelles des pédagogues de profession devinrent des cathédrales d’Etat, avec leurs dogmes, leurs assemblées liturgiques obligatoires et leur langue sacrée, le jargon, décrivant dans un langage technocratique opaque les réalités les plus simples et travestissant les situations extrêmes, violentes, où l’école est en désarroi, sous des acronymes sibyllins (ZEP, SEGPA, etc.) Il est bien connu que quand un problème prend trop d’importance, on l’abrège. Mais c’est une autre figure qui nous intéresse. Jacques Natanson, lié à la théologie de la libération à la française de Jean Cardonnel, enseigna les « Sciences de l’éducation » à l’Université Paris X‑Nanterre. Dans une allocution fondatrice (ou destructrice) prononcée à Rouen, en avril 1968, le pédagogue pratique le glissement sémantique comme méthode de disqualification du « système scolaire ». Il concentre ses attaques sur le « maître », « mot qui a comme corrélatif disciple mais aussi esclave » et lui impose un dépouillement dans ce qui constitue une véritable doctrine kénotique, qui n’a rien à envier à celle de l’Apôtre : il convient de « nous dépouiller de notre attitude de riches de la culture, ce qui devient aujourd’hui la vraie richesse, la plus terrible », « dans notre classe nous sommes des dieux, nous détenons une puissance sans appel, sur des êtres faibles, fragiles, malléables, qui dépendent totalement de nous […] Changer radicalement de méthode, ce serait admettre que nous ne sommes pas des maîtres mais des serviteurs » ((. Jacques Natanson, « L’école et la politique », L’éducation et l’homme à venir, Casterman, 1968, cité par Jean-Paul Riocreux, L’école en désarroi, PUF, 2008, p. 55. )) .
Dans la République, Platon fait de la malléabilité de la cire de l’âme de l’enfant la condition de possibilité de l’enseignement, de la capacité à emmagasiner durablement les choses, les bonnes et les mauvaises, d’où l’attention qu’il convient de porter à la qualité et à la moralité des contenus enseignés, afin de permettre à l’âme un développement harmonieux ((. Platon, République, II, 377 b, 378 d‑e. )) . Dans le discours Aux jeunes gens, composé à la fin de l’Antiquité, et qui constitua la magna charta de l’humanisme chrétien à la Renaissance, Basile de Césarée, célèbre écrivain cappadocien et Père de l’Eglise, revient sur cette malléabilité pour souligner la chance qu’elle constitue d’imprimer durablement dans une âme les vérités premières ((. Basile de Césarée, Aux jeunes gens, V, 2.)) . Pour Jacques Natanson, la malléabilité positive de la tradition pédagogique européenne, profane et religieuse, est devenue un thème connoté négativement, une source de scrupule, qui fait du « maître » un profiteur malhonnête. Enseigner à l’ancienne serait, peu ou prou, commettre un abus de faiblesse, ce serait usurper, à la façon d’une idole, le rang d’un dieu écrivant sur des tablettes encore vierges des lois qu’il ne lui appartient pas d’édicter. Le changement de paradigme, du magistère au ministère, comme s’il ne pouvait exister de ministère magistériel, se propose la disparition du « maître » en disqualifiant, par le réseau de termes dans lequel on la fait entrer, ou la signification nouvelle qui lui est imposée, l’autorité que le « maître » tire du savoir qu’il détient et qu’il transmet, accomplissant ainsi la vertu qui lui est propre. Mais cela a pour conséquence la disparition pratique de l’élève, son corrélatif naturel, qui devient ipso facto ce qu’on appellera plus tard, dans les IUFM, aujourd’hui rebaptisés « ESPE » – le « M » des Instituts Universitaires de Formation (ou plutôt Déformation) des Maîtres rappelait encore trop l’ancien paradigme : place, désormais, aux « Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education » – un « apprenant ». Le terme est sans corrélatif.
Remarquons, en effet, que Jacques Natanson appelle « dépendance » la relation entre le maître et l’élève, qui les aiguillonne et les constitue l’un l’autre. […]