Revue de réflexion politique et religieuse.

L’école nou­velle, l’homme nou­veau, et les rouages récal­ci­trants

Article publié le 19 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Projet : dans le registre de la didac­tique, ce terme désigne d’abord l’attitude du sujet appre­nant par laquelle il se trouve en situa­tion active de recueil et d’intégration d’informations ; les infor­ma­tions ain­si inté­grées et men­ta­li­sées peuvent être consi­dé­rées comme des connais­sances. Par exten­sion, ce terme peut dési­gner la tâche qui fina­lise les acti­vi­tés de recueil d’informations du sujet.

Phi­lippe Mei­rieu, Apprendre… oui, mais com­ment ?, 1987

Depuis près de cin­quante ans, les experts en « sciences » de l’éducation décons­truisent l’école de l’instruction et cherchent sys­té­ma­ti­que­ment à la dévoyer vers d’autres fonc­tions, jusqu’à la vider d’elle-même et la rendre mécon­nais­sable. S’il est vrai que tant l’école publique que l’école libre ont tou­jours pré­ten­du faire pas­ser avec l’instruction un cer­tain nombre de « valeurs », voire une cer­taine concep­tion de l’homme et du monde, ce ne fut, jusqu’à une cer­taine époque, pas au détri­ment du conte­nu des ensei­gne­ments, ni pour cri­mi­na­li­ser l’acte d’enseigner. Mais l’heure est venue, nous dit-on, de « désco­la­ri­ser » l’école, c’est-à-dire, si l’on tra­duit cette notion dans un lan­gage de véri­té, de la vider de la fina­li­té qui lui était tra­di­tion­nel­le­ment recon­nue jusqu’aux années 1960–1970 : l’instruction, mot désor­mais incon­nu au bataillon, et la trans­mis­sion d’un patri­moine cultu­rel com­mun – on pré­ten­dit, d’ailleurs, à l’époque de l’invention des sup­po­sées « sciences » de l’éducation, que ce patri­moine n’était pas « com­mun », mais qu’il s’agissait d’un moyen d’oppression du peuple par les classes domi­nantes. Cette remarque ini­tiale sur ce que recouvre réel­le­ment la notion de « désco­la­ri­sa­tion » de l’école n’est pas sans objet. C’est que l’offensive en faveur de la « nou­velle édu­ca­tion » s’est pla­cée, dès ses débuts, sur le ter­rain du lan­gage, en opé­rant des mani­pu­la­tions séman­tiques des­ti­nées à dis­qua­li­fier les mots de « l’ancienne école » afin d’en ren­ver­ser les réa­li­tés.
On accu­sa les termes usuels d’être les por­teurs incons­cients d’une vision du monde sus­pecte ou, à tout le moins, dépas­sée. Les mar­xistes, ou néo­marxistes, qui tenaient le haut du pavé dans les « sciences humaines », et dont l’un des exemples les plus fameux fut Pierre Bour­dieu, n’ont pas eu le mono­pole de cette mise en cause de l’école et du voca­bu­laire péda­go­gique ((. Pierre Bour­dieu, auteur des Héri­tiers (1964), est l’une des trois cibles de Fran­çois-Xavier Bel­la­my, Les déshé­ri­tés ou l’urgence de trans­mettre, Plon, 2014.)) . Par­mi les décons­truc­teurs, on trou­vait aus­si des chré­tiens pré­ten­du­ment pro­gres­sistes ((. C’est un des points sou­li­gnés par Laurent Laf­forgue, « Com­ment par­ler de l’école ? », www.ihes.fr/~lafforgue/textes/AllocutionFRS.pdf, site consul­té en novembre 2014.)) , tel André de Per­et­ti, proche d’Emmanuel Mou­nier, pro­mo­teur de l’enseignement comme « ani­ma­tion de groupe » et qui remit au pou­voir socia­liste, en 1982, le rap­port qui abou­tit à la créa­tion – coû­teuse et désas­treuse – des IUFM en 1989 (Loi Jos­pin). Les cha­pelles des péda­gogues de pro­fes­sion devinrent des cathé­drales d’Etat, avec leurs dogmes, leurs assem­blées litur­giques obli­ga­toires et leur langue sacrée, le jar­gon, décri­vant dans un lan­gage tech­no­cra­tique opaque les réa­li­tés les plus simples et tra­ves­tis­sant les situa­tions extrêmes, vio­lentes, où l’école est en désar­roi, sous des acro­nymes sibyl­lins (ZEP, SEGPA, etc.) Il est bien connu que quand un pro­blème prend trop d’importance, on l’abrège. Mais c’est une autre figure qui nous inté­resse. Jacques Natan­son, lié à la théo­lo­gie de la libé­ra­tion à la fran­çaise de Jean Car­don­nel, ensei­gna les « Sciences de l’éducation » à l’Université Paris X‑Nanterre. Dans une allo­cu­tion fon­da­trice (ou des­truc­trice) pro­non­cée à Rouen, en avril 1968, le péda­gogue pra­tique le glis­se­ment séman­tique comme méthode de dis­qua­li­fi­ca­tion du « sys­tème sco­laire ». Il concentre ses attaques sur le « maître », « mot qui a comme cor­ré­la­tif dis­ciple mais aus­si esclave » et lui impose un dépouille­ment dans ce qui consti­tue une véri­table doc­trine kéno­tique, qui n’a rien à envier à celle de l’Apôtre : il convient de « nous dépouiller de notre atti­tude de riches de la culture, ce qui devient aujourd’hui la vraie richesse, la plus ter­rible », « dans notre classe nous sommes des dieux, nous déte­nons une puis­sance sans appel, sur des êtres faibles, fra­giles, mal­léables, qui dépendent tota­le­ment de nous […] Chan­ger radi­ca­le­ment de méthode, ce serait admettre que nous ne sommes pas des maîtres mais des ser­vi­teurs » ((. Jacques Natan­son, « L’école et la poli­tique », L’éducation et l’homme à venir, Cas­ter­man, 1968, cité par Jean-Paul Rio­creux, L’école en désar­roi, PUF, 2008, p. 55. )) .
Dans la Répu­blique, Pla­ton fait de la mal­léa­bi­li­té de la cire de l’âme de l’enfant la condi­tion de pos­si­bi­li­té de l’enseignement, de la capa­ci­té à emma­ga­si­ner dura­ble­ment les choses, les bonnes et les mau­vaises, d’où l’attention qu’il convient de por­ter à la qua­li­té et à la mora­li­té des conte­nus ensei­gnés, afin de per­mettre à l’âme un déve­lop­pe­ment har­mo­nieux ((. Pla­ton, Répu­blique, II, 377 b, 378 d‑e. )) . Dans le dis­cours Aux jeunes gens, com­po­sé à la fin de l’Antiquité, et qui consti­tua la magna char­ta de l’humanisme chré­tien à la Renais­sance, Basile de Césa­rée, célèbre écri­vain cap­pa­do­cien et Père de l’Eglise, revient sur cette mal­léa­bi­li­té pour sou­li­gner la chance qu’elle consti­tue d’imprimer dura­ble­ment dans une âme les véri­tés pre­mières ((. Basile de Césa­rée, Aux jeunes gens, V, 2.)) . Pour Jacques Natan­son, la mal­léa­bi­li­té posi­tive de la tra­di­tion péda­go­gique euro­péenne, pro­fane et reli­gieuse, est deve­nue un thème conno­té néga­ti­ve­ment, une source de scru­pule, qui fait du « maître » un pro­fi­teur mal­hon­nête. Ensei­gner à l’ancienne serait, peu ou prou, com­mettre un abus de fai­blesse, ce serait usur­per, à la façon d’une idole, le rang d’un dieu écri­vant sur des tablettes encore vierges des lois qu’il ne lui appar­tient pas d’édicter. Le chan­ge­ment de para­digme, du magis­tère au minis­tère, comme s’il ne pou­vait exis­ter de minis­tère magis­té­riel, se pro­pose la dis­pa­ri­tion du « maître » en dis­qua­li­fiant, par le réseau de termes dans lequel on la fait entrer, ou la signi­fi­ca­tion nou­velle qui lui est impo­sée, l’autorité que le « maître » tire du savoir qu’il détient et qu’il trans­met, accom­plis­sant ain­si la ver­tu qui lui est propre. Mais cela a pour consé­quence la dis­pa­ri­tion pra­tique de l’élève, son cor­ré­la­tif natu­rel, qui devient ipso fac­to ce qu’on appel­le­ra plus tard, dans les IUFM, aujourd’hui rebap­ti­sés « ESPE » – le « M » des Ins­ti­tuts Uni­ver­si­taires de For­ma­tion (ou plu­tôt Défor­ma­tion) des Maîtres rap­pe­lait encore trop l’ancien para­digme : place, désor­mais, aux « Ecoles Supé­rieures du Pro­fes­so­rat et de l’Education » – un « appre­nant ». Le terme est sans cor­ré­la­tif.
Remar­quons, en effet, que Jacques Natan­son appelle « dépen­dance » la rela­tion entre le maître et l’élève, qui les aiguillonne et les consti­tue l’un l’autre. […]

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