Numéro 126 : Premières leçons d’un synode
Les deux semaines de la première session du synode, qui se sont achevées le 19 octobre 2014, ont revêtu un caractère tout à fait inédit en comparaison des rencontres analogues au cours des décennies antérieures. A plusieurs égards, elles rappellent les deux premières semaines de l’événement fondateur que fut Vatican II, que ce soit par les dates choisies, l’investissement des médias – encore plus intrusifs qu’il y a cinquante ans – ou surtout par les manœuvres, pressions et tensions internes auxquelles on a assisté. Là toutefois s’arrête la comparaison. Cette première phase se solde, en effet, par un échec des partisans de l’alignement sur les exigences de l’idéologie dominante. La raison immédiate de cet échec semble résider dans le fait que la nouvelle génération des novateurs n’a pas eu l’adresse manœuvrière et consensuelle de ses prédécesseurs de l’époque conciliaire ; leur absence de retenue, voire leur manque élémentaire de psychologie ont suscité une réaction telle que le pape François s’est vu contraint de les désavouer, au moins provisoirement, alors même qu’il les avait encouragés. On notera que les acteurs externes à l’Eglise ne semblent pas avoir été plus lucides dans leurs attentes, même s’ils ont pu avoir des doutes inexprimés. D’un côté comme de l’autre, on ne semble pas avoir compris, ou l’on a fait mine de ne pas comprendre qu’il est impossible de franchir certaines limites. Le concile lui-même avait fait tout son possible pour « parler le langage du monde », mais ce ne fut que de manière asymptotique, sans jamais atteindre le seuil fatidique, ou ne l’atteignant que sans l’atteindre, faute de produire des formules ayant la prétention formelle de contraindre à une adhésion de foi, la « pastoralité » réduisant la force des propositions hasardeuses au moment même où celles-ci voulaient s’imposer. Cinquante ans après, une même volonté d’alignement sur les exigences de la culture dominante se manifeste avec fracas, mais elle vient de marquer le pas. Quoi qu’il arrive, aller au-delà de l’orthodoxie revient à un suicide institutionnel, à un acte de schisme sans issue, possibilité certes toujours dramatiquement admise dans l’abstrait par la théologie classique mais pour le moment bloquée dans le contexte du présent rapport de forces intra-ecclésial.
La relation conclusive (Relatio post disceptationem) de la première semaine a représenté le « point culminant de l’offensive » de cette session synodale, et les réactions hostiles qui l’ont accueillie comme une falsification éhontée ont donc imposé un pas en arrière. L’année qui vient dira jusqu’à quel point celui-ci ne sera pas suivi de deux pas en avant, cela d’autant plus que certaines données intangibles sont encore présentées dans la relation finale comme objet de discussion possible : Relatio sinodi, 51 (nulle « discrimination » ne doit être opérée entre époux et adultères) ; 52 (l’accès à l’eucharistie des couples adultères doit être « approfondie » étant donné la diversité des opinions émises pendant le synode) ; 53 (mise à l’étude de la validité de la distinction entre communion sacramentelle et communion « spirituelle » – celle-ci traditionnellement considérée comme illusion sacrilège si elle est pratiquée en état de péché grave). En outre la minorité qui a voulu forcer le destin bénéficie de l’appui tenace du pape François et prépare ouvertement le terrain en vue de la session synodale de 2015. Contentons-nous ici d’observer l’engrenage qui a permis d’en arriver à ce point.
Sur un objet particulier, la famille aujourd’hui, cet événement démontre que le rêve d’une symbiose entre les forces qui dominent le monde, toutes issues d’une même source – la vision générale née à l’époque des Lumières –, d’une part, et la doctrine du Christ fidèlement transmise par et dans l’Eglise, d’autre part, s’avère n’être qu’une pensée vaine aboutissant à une impasse : nul ne peut servir deux maîtres. En conséquence, l’événement qui vient de se produire jette le discrédit sur toute tentative d’intégration ou de « dépassement inclusif » des conceptions et pratiques qui sont issues du même esprit. Sous cet angle, l’échec de la tentative devrait avoir pour conséquence de polariser les enjeux et de faire disparaître les interprétations a minima propres à un certain secteur « conservateur ». Entre autres, s’il devait se vérifier qu’il existe un projet Bergoglio de dévaluation de certaines positions morales et dogmatiques, il faudrait en prendre acte avec honnêteté plutôt que de pratiquer indûment une cécité volontaire sous apparence de bien.
Il faudrait ajouter une remarque comparative. Le concile avait omis de condamner le communisme et donc de porter un soutien moral à ses victimes, qui se comptaient alors par dizaines de millions. Il portait son intérêt sur les conquêtes de la science, l’aspiration à la responsabilité et autres questions d’intérêt très secondaire en comparaison de cette situation. Aujourd’hui on a entendu dire que ce qui compte le plus, c’est le chômage des jeunes, l’accueil des migrants clandestins, une attitude bienveillante et respectueuse envers les homosexuels et des couples adultères, le respect de l’environnement, tandis que se poursuit le meurtre de masse des enfants à naître, l’élimination des vieillards, grands malades et enfants handicapés, et la persécution sanglante et massive des chrétiens. Ce double traitement connaît des exceptions heureuses, mais il domine. Comme tel, il constitue le révélateur d’un abaissement, terme d’une option en faveur de l’ouverture au monde ayant contraint d’en partager le discours ou tout au moins de diminuer les critiques à son encontre au point d’en arriver à la pire des veuleries envers les puissants du jour. Dans ce cas, il ne s’agit pas de dépassement inclusif, mais de mise sous le boisseau de la vérité qui est due aux hommes de ce temps.
Cela étant dit, en quoi une telle situation est-elle tributaire des choix politiques effectués au moment du concile, choix sans doute eux-mêmes appuyés sur certaines tendances ou habitudes présentes au sein de l’Eglise des décennies antérieures ? Ici encore, la session synodale qui vient de s’achever peut servir de révélateur.
Le paradigme politique conciliaire se ramène à l’acceptation du régime politique moderne, dit démocratique, et des principes qui le fondent : la souveraineté absolutisée, les droits de l’homme, le concept formel de l’Etat de droit, la laïcité, et l’exigence de reconnaître dans le droit positif la liberté de religion. Cette acceptation est toutefois assortie de compléments appelés à en borner les effets : la revendication du respect égal pour toutes les religions ; l’offre de sens proposée à un régime supposé manquer des moyens de se légitimer (« théorème de Böckenförde ») ; la prétention de geler le catalogue des droits de l’homme, qui devraient être considérés comme universels et non susceptibles d’évolution ou de « négociation ». Ces limitations ont, au mieux, été reçues comme des opinions acceptables dans l’espace public, au pire purement et simplement ignorées, ou même tenues pour arrogantes. En pratique, la logique du système politique a suivi son cours, et l’écart entre les positions de principe maintenues dans le magistère postconciliaire et les effets de ce développement logique s’est creusé toujours plus gravement. Qui plus est, l’innovation doctrinale introduite dans la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse a pu être présentée par Walter Kasper, dans sa relation au Consistoire du 20 février 2014 – point de départ de la tentative effectuée au cours du synode –, comme un précédent justifiant de mettre à l’étude la transformation doctrinale et disciplinaire du mariage, et donc d’emboîter le pas à l’extrême dégradation propre à la modernité tardive.
La reddition pure et simple ainsi visée n’est certes pas une solution à apporter à l’échec patent du long essai d’apprivoisement de la culture dominante. Il conviendrait plutôt de revoir l’ensemble du problème, et de prendre la mesure de quelques données fondamentales de la situation.
La première de ces données est le constat que, dans le domaine de la famille, considéré de manière très extensive, incluant notamment l’eugénisme, les manipulations d’embryons, le prétendu « mariage pour tous », etc., domaine devenu la cible principale de la modernité tardive, ce sont des lois, des interprétations de cours constitutionnelles, des actions administratives, qui ont introduit les bouleversements majeurs que nous connaissons, et cette œuvre de destruction se poursuit inexorablement. Or les lois ont été votées selon des procédures respectueuses des formes constitutionnelles, et en conformité avec les principes essentiels de la philosophie politique moderne. Les débats préliminaires ont largement été biaisés, tant par la limitation de l’espace concédé à l’expression de la position de l’Eglise que par la modération, voire l’ambiguïté des porte-parole de celle-ci : mais n’est-ce pas le fonctionnement normal de la démocratie moderne depuis qu’elle existe ? Pareillement les hautes juridictions impliquées dans l’accélération du mouvement ne peuvent être accusées d’irrespect des formalités, quelle que soit leur partialité. Cette dernière attitude, d’un certain point de vue, ne peut leur être reprochée, étant elle-même en cohérence avec un paradigme conciliaire interdisant toute remise en cause de la légitimité de principe du système établi et des règles théoriques de son fonctionnement, ne revendiquant « que la liberté », selon l’expression de Paul VI dans son message final au concile. Certes, un discours plus affirmé, ainsi que des manifestations publiques organisées, auraient pu permettre une pression plus forte, et peut-être empêcher le vote de telle ou telle loi ou en influencer partiellement la rédaction : ce sont là des droits démocratiques tout aussi formels qu’il eût été permis d’invoquer, bien que les droits réels ne leur correspondent pas ordinairement, le régime moderne reposant en réalité sur des rapports de force, l’hégémonie des oligarchies et l’action des groupes d’influence qu’elles contrôlent. Mais en toute hypothèse, le maintien en vigueur du paradigme politique conciliaire interdisait d’aller au-delà d’une contribution au débat, à voix plus ou moins forte, mais sans remise en cause de la légalité. Les quelques cas où ont été opposées légalité et légitimité, à bien juste titre – ainsi Jean-Paul II en 1995, déclarant dans Evangelium vitae n. 72 : « Lorsqu’une loi civile légalise l’avortement ou l’euthanasie, de ce fait même elle cesse d’être une vraie loi civile qui oblige moralement » – sont entrés en contradiction avec la reconnaissance du pluralisme démocratique et du principe majoritaire par lequel il est censé s’exprimer.
La deuxième donnée est tirée de la réalité. Car précisément, la structure entérinée par le paradigme politique conciliaire n’a pas la nature que celui-ci lui prête dans l’abstrait, mais une autre, concrète. En effet la démocratie formelle de notre temps répond à deux séries de règles distinctes et subordonnées : les règles constitutionnelles et les procédures législatives et réglementaires qui en découlent, et les règles non écrites – les coutumes, si l’on veut – qui les surplombent, et constituent l’ossature réelle du régime moderne. Sociologues, journalistes politiques ou simples observateurs attentifs le savent : le jeu des assemblées n’est qu’une pièce particulière et subalterne d’un ensemble où le pouvoir de décision répond à des règles non écrites mais déterminantes. S’il en est ainsi depuis l’origine – l’aube de l’époque révolutionnaire –, la distance entre paroles et réalité est encore plus palpable dans la modernité tardive où prévalent les luttes d’intérêts d’une manière toujours plus forte, mettant en jeu d’énormes moyens, même si le cynisme de cette situation se camoufle sous un grand manteau d’hypocrisie. La naïveté en l’espèce devient complicité. Comment, par exemple, ne pas voir dans les différentes instances de l’Union européenne une entreprise aux objectifs tout autres que les quelques paroles généreuses censées guider son action ? Pourtant une instance comme la COMECE (la Commission des épiscopats de la Communauté européenne) n’a pas comme fonction de représenter et défendre les intérêts de l’Eglise auprès de l’institution européenne, mais d’être un organe de légitimation à son service. Et ainsi de suite. Le clivage entre vision abstraite et superficielle, d’un côté, et réalité, de l’autre, s’étend, spécialement depuis Vatican II, au système social de production et de contrôle des « valeurs » cohérentes avec le système politique entendu au sens restreint. Tel est le cas des médias de masse (presse, télévision, nouvelles technologies de l’information, publicité, classes et institutions sociales immédiatement liées au maintien ou à la promotion de l’ordre moderne tardif, parmi lesquelles les organes militants dits « de la société civile »). Le paradigme politique conciliaire a reposé, vis-à-vis de cet ensemble, sur une vision positive à peu près universelle, jusqu’au jour où certaines organisations non gouvernementales (ONG) ou crypto-politiques ont entrepris une guerre culturelle de grande ampleur ouvertement dirigée contre l’Eglise et les principes catholiques. Il est impossible de comprendre les faits intervenus lors de la récente session du synode sans prêter attention à ce changement d’intensité dans l’opposition du « monde » à la doctrine chrétienne et à l’Eglise qui en est dépositaire.
Par ailleurs la vision si peu masquée des diverses instances de pression intervenant pour obtenir l’alignement de l’Eglise, la conjonction entre ces structures externes et leurs relais internes (congrégations, médias, organes de la Curie, évêques et cardinaux usant et abusant de leurs pouvoirs), tout cet ensemble devrait ouvrir les yeux sur le fonctionnement réel du système dominant, et faire tomber certaines visions abstraites et édulcorées sans rapport avec la réalité. Désormais, et plus clairement que jamais, se présente l’alternative suivante : ou bien le paradigme politique conciliaire est maintenu, mais alors il faudra bien le purifier de toute contradiction, et donc rendre la doctrine catholique modulable au gré des évolutions imposées à la société par les détenteurs effectifs du pouvoir, sans prétention d’opposer à quiconque une raison supérieure. L’historicisme développé par Walter Kasper servira alors de référence théorique à cette acceptation sans conditions des caprices de la modernité finissante, au prix de l’infidélité. Ou bien, rejetant avec horreur cette déshonorante perspective, il faudra procéder à une nouvelle approche du statut des chrétiens dans la cité, en repenser les données à partir des éléments réels de la situation, au prix, cette fois, d’un très probable conflit, externe et interne, seule solution cohérente cependant avec l’exigence chrétienne de fidélité. Il n’est pas impossible que le passage en force intempestivement entrepris ces derniers temps favorise un réveil de l’intelligence politique catholique, après tant d’années de passivité.
[7 janvier 2015]