Philosophie et Idéologie
Il y a quelques années la mode était à annoncer la fin des idéologies. Par la bouche d’un Daniel Bell ou d’un Raymond Aron, le libéralisme modéré prédisait l’affadissement des antagonismes idéologiques et la naissance d’un juste milieu réaliste propice à réconcilier en particulier les deux idéologies majeures de l’époque, le libéralisme et le communisme. C’était là méconnaître et la nature même de ce qu’on appelle une idéologie et ce que les idéologies ont de consubstantiel à la modernité.
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Le concept de modernité est loin d’être flou malgré ce qu’il a de général. Pour ma part je crois que l’un des caractères essentiels de cette modernité, sinon son essence, est d’avoir inventé une nouvelle religion, la religion du Moi érigé en Dieu – une religion évidemment étrangère au monde classique, et à laquelle il aurait viscéralement répugné.
S’il est en effet une conviction ou une intuition qui fut comme la matrice de la mentalité tant de l’Europe païenne que chrétienne, c’est bien que l’homme est une simple partie d’un univers qu’il n’a pas fait. Certes il sait y occuper une position plus exaltée qu’un caillou sur le bord d’un chemin, mais il sait aussi n’y occuper pourtant jamais qu’une place assignée, dont il a la charge et dont, comme un acteur qui remplit son rôle, si un humble soit-il, il a pour devoir de s’acquitter de son mieux.
De cette intuition fondamentale, dont on ne prendra jamais assez conscience, procédait une certaine conception de ce que c’était que penser. Penser les choses n’était certes pas y être comme englué, c’était au contraire être capable de distance par rapport à elles, la pensée devenant l’une des formes, sinon le principe même de la liberté humaine, mais afin de mieux les appréhender, c’est-à-dire d’un côté comme un donné essentiellement indépendant de soi ou de la connaissance qu’on pouvait en prendre, et de l’autre comme un donné compréhensible, c’est-à-dire qui ne pouvait pas ne pas avoir un sens : la nature, jugeait-on, ne faisait jamais rien en vain, tout être dans l’univers y avait sa raison d’être.
Raison d’être qui, à moins de supposer que l’univers fût un chaos, ne pouvait être isolée de celle des autres êtres : pour le classique, tout se tenait dans l’univers, l’essence de chaque chose enveloppait sa relation aux autres. Penser était donc concevoir un ordre dans les choses, et donc croire que cet ordre existait.
Penser l’ordre ne pouvait pas ne pas inciter à percevoir qu’il avait quelque chose de mystérieusement providentiel, c’est-à-dire à le respecter. Mais les classiques n’étaient pas sans savoir combien l’homme était capable d’attenter à l’ordre, d’obéir à ses passions plutôt qu’à sa raison. Il leur semblait donc que l’homme eût à maîtriser son affectivité et à respecter les choses : c’était dire que la nature n’était pas seulement de l’être mais du devoir être, pour les uns produit d’une raison éternelle, pour les autres œuvre de Dieu. Philosophie et théologie étaient les deux modes essentiels et supérieurs de la pensée humaine.
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Un fait domine manifestement l’histoire culturelle de l’esprit européen : le grand schisme de ce siècle, le XVIe, où l’on voit les modernes s’opposer aux classiques, et une Europe massivement et profondément imprégnée de raison païenne ou de foi chrétienne se renier et se diviser contre elle-même. Ce schisme ne doit pas être envisagé seulement sous les espèces d’une rupture entre la foi réformée et l’orthodoxie romaine. Cette rupture est seulement la forme la plus visible d’une révolte non seulement contre les normes de l’orthodoxie catholique, mais contre l’idée même que puissent exister ces normes auxquelles le catholicisme ne cessait de se référer, c’est-à-dire une nature des choses, un ordre naturel des choses. La Renaissance fut ce moment où l’on crut que les temps étaient venus pour l’humanité de renaître : l’esprit humain devait retrouver une liberté progressivement étouffée sous les sédiments des dogmes, principes, coutumes et préjugés auxquels l’habitude, et non la raison, donnait seule quelque fondement, et les citoyens cesser d’obéir à des pouvoirs auxquels ils n’obéissaient jamais que parce qu’ils leur avaient toujours obéi. Tout l’humanisme défendu par l’esprit de l’époque ne fut qu’incitation à une liberté dont le principe est : rien n’est vrai, rien n’est bon, rien n’est beau que ce qu’il plaît aux hommes de dire tel. La liberté était devenue une fin en soi. La grande révolution européenne ne fut peut-être pas celle de 1789 mais d’abord et avant tout celle de la Renaissance. Déterminer les causes de ce renversement du tout au tout constitue l’une des questions les plus essentielles que le philosophe peut se poser aujourd’hui, mais pour le présent propos il suffira de mentionner une rupture d’autant moins contestable que les contemporains ont eux-mêmes fait état de leur volonté de la consommer.
Les Européens se mirent donc à penser en des termes radicalement nouveaux. D’un côté, ils placèrent assez de confiance en leur raison pour la juger capable de faire d’eux les seigneurs et possesseurs de la nature, de l’autre ils furent pris d’un prurit d’utopies morales et sociales, mus par l’idée que l’homme était le seul architecte légitime de sa vie individuelle et collective. Dès l’instant que l’univers ne leur parut plus être un ordre dans lequel leur propre nature les portait à s’insérer, ils jugèrent tout naturellement que, quelque ordre qu’il y régnât, il ne pouvait venir que d’eux.
Et même de chacun d’eux : n’y ayant plus de norme transcendant l’homme même, il n’y eut plus d’unité réelle du genre humain, il n’y eut plus que des individus réputés capables chacun de juger de tout par lui-même, dont la raison ne servit plus à déceler des normes universelles car naturelles, mais à en créer qui idéalement conviennent à chacun. Chaque homme devint à lui-même sa propre norme, et l’univers ce qu’il plaisait à chacun qu’il fût. Un peuple d’égotistes satisfaits d’eux-mêmes commença à remplir la planète.
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