Revue de réflexion politique et religieuse.

De la notion de légi­ti­mi­té et de la légi­ti­mi­té en démo­cra­tie

Article publié le 25 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

On ne peut, me semble-t-il, com­prendre la notion de légi­ti­mi­té en matière poli­tique sans remon­ter à son prin­cipe géné­ra­teur, qui est en der­nière ana­lyse la dif­fi­cul­té qu’ont les hommes à for­mer des socié­tés où règne la tran­quilli­té de l’ordre. Qu’on juge les hommes sociables par nature ou non, il n’en demeure pas moins qu’on leur recon­naît le plus géné­ra­le­ment une pro­prié­té qui est d’être libres. Quoi qu’ils soient d’autre part, leur liber­té, qui n’est pas celle d’un être par­fait, par-là même a pour nature de consti­tuer une capa­ci­té à vou­loir ou à faire ce qu’un être par­fait, parce qu’il est par­fait, ne ferait jamais, c’est-à-dire faire le mal. Si elle est don­née à l’homme, c’est pour qu’il fasse libre­ment le bien, ce qui fait de lui un être admi­rable mais qui l’est seule­ment parce qu’il se trouve aus­si capable de faire le mal. C’est ce qui fait que, quand bien même les hommes seraient sociables par nature, ils ne le seraient pas méca­ni­que­ment, parce qu’ils sont capables d’aller contre leur nature et donc contre leur propre socia­bi­li­té. Si chaque homme est libre de faire n’importe quoi, la coha­bi­ta­tion de la liber­té de l’un avec la liber­té de l’autre (ce qui consti­tue la défi­ni­tion la plus élé­men­taire de toute socié­té humaine) sup­pose que la liber­té de l’un comme de l’autre accepte de se sou­mettre à une règle com­mune qui en restreigne pré­ci­sé­ment l’usage. Il n’est pas néces­saire de sup­po­ser les hommes méchants pour recon­naître la néces­si­té où ils sont de se sou­mettre à des lois pour vivre ensemble, il suf­fit de pen­ser qu’ils sont libres. Dès lors, rame­née à l’essentiel, la dif­fi­cul­té qui pré­side à l’établissement de toute socié­té humaine consiste à déter­mi­ner ce qui peut bien faire que tous consentent à obéir aux mêmes lois, et/ou ce qui fait que pré­do­mine géné­ra­le­ment l’opinion qu’il convient de leur obéir (le fait qu’il y a des cri­mi­nels ne prouve pas que les lois ont ces­sé d’être res­pec­tables mais seule­ment qu’il y a des hommes qui, parce qu’ils sont libres choi­sissent de ne pas les res­pec­ter). Cette dif­fi­cul­té est vieille comme l’humanité, si tant est qu’il n’y ait jamais eu d’homme capable de mener une vie conti­nuel­le­ment soli­taire. Dès lors qu’il n’est pas de socié­té sans une contrainte admise par le plus grand nombre, la ques­tion qui s’impose n’est pas tel­le­ment de déter­mi­ner quelle forme par­ti­cu­lière cette contrainte peut prendre que la rai­son ou les rai­sons qui la rendent admis­sible. Il y a des myriades de règles pos­sibles de la vie com­mune, les us et cou­tumes des peuples sont indé­fi­ni­ment variés au point de paraître avoir quelque chose d’arbitraire : ce qui semble par­fai­te­ment natu­rel aux uns paraît contre nature aux autres. Ain­si à ne consi­dé­rer que la diver­si­té des règles pos­sibles, il est dif­fi­cile de déter­mi­ner ce qui rend valides, aux yeux d’une popu­la­tion don­née, les normes par­ti­cu­lières qui y ont cours. De sorte qu’on est conduit à pen­ser que cette vali­di­té ne tient pas à pro­pre­ment par­ler à leur conte­nu propre, mais plu­tôt à quelque chose de sous-jacent, à des croyances ou à des prin­cipes avec les­quels elles sont en confor­mi­té et dont elles sont en quelque manière l’application, de telle sorte qu’en réa­li­té leur vali­di­té ne consti­tue qu’un écho de la leur. C’est à ces prin­cipes qu’on se réfère quand, dans le domaine poli­tique en par­ti­cu­lier, on sou­lève la ques­tion de la légi­ti­mi­té d’un pou­voir, d’une loi ou d’un régime.
Ques­tion consi­dé­rable, ques­tion cru­ciale, qui renaît sans cesse, expli­ci­te­ment ou non, parce qu’elle com­mande l’efficacité même de toute loi : une loi n’en est une qu’autant que le citoyen moyen y obéit. Mais à quoi est due son obéis­sance, à son bon plai­sir, à la contrainte, ou au sen­ti­ment d’avoir le devoir de s’y sou­mettre ? Doit-on confondre léga­li­té et légi­ti­mi­té (le mot latin legi­ti­mus est, curieu­se­ment, tra­duit indif­fé­rem­ment par légal ou légi­time), ou bien n’y a‑t-il de véri­table obéis­sance que s’ensourçant dans un sen­ti­ment tout dif­fé­rent, qui est celui de la légi­ti­mi­té d’une loi ?

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Je par­ti­rai des réflexions de cet his­to­rien fort judi­cieux bien qu’un peu oublié qu’était Gugliel­mo Fer­re­ro. Ces réflexions ont été mani­fes­te­ment com­man­dées par la consi­dé­ra­tion de l’histoire poli­tique de l’Europe, qu’il consi­dé­rait être divi­sée en deux temps dis­tincts, le temps des aris­to­cra­ties et des monar­chies, et le temps de la démo­cra­tie. Il en dédui­sait l’existence de deux prin­cipes de légi­ti­mi­té, sou­bas­se­ments invi­sibles mais essen­tiels de ces deux formes de régime, le prin­cipe héré­di­taire et le prin­cipe élec­tif. Dans les aris­to­cra­ties ou les monar­chies, le pou­voir attri­bué au prince était jugé légi­time parce qu’il en héri­tait d’ancêtres qui le pos­sé­daient déjà, dans les régimes démo­cra­tiques n’est légi­time que le pou­voir confié par le peuple (l’ensemble des citoyens) à ceux qu’il choi­sit pour le gou­ver­ner. Il y a beau­coup à dire sur cette dis­tinc­tion, mais elle me paraît consti­tuer un fort utile point de départ.
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