De la notion de légitimité et de la légitimité en démocratie
On ne peut, me semble-t-il, comprendre la notion de légitimité en matière politique sans remonter à son principe générateur, qui est en dernière analyse la difficulté qu’ont les hommes à former des sociétés où règne la tranquillité de l’ordre. Qu’on juge les hommes sociables par nature ou non, il n’en demeure pas moins qu’on leur reconnaît le plus généralement une propriété qui est d’être libres. Quoi qu’ils soient d’autre part, leur liberté, qui n’est pas celle d’un être parfait, par-là même a pour nature de constituer une capacité à vouloir ou à faire ce qu’un être parfait, parce qu’il est parfait, ne ferait jamais, c’est-à-dire faire le mal. Si elle est donnée à l’homme, c’est pour qu’il fasse librement le bien, ce qui fait de lui un être admirable mais qui l’est seulement parce qu’il se trouve aussi capable de faire le mal. C’est ce qui fait que, quand bien même les hommes seraient sociables par nature, ils ne le seraient pas mécaniquement, parce qu’ils sont capables d’aller contre leur nature et donc contre leur propre sociabilité. Si chaque homme est libre de faire n’importe quoi, la cohabitation de la liberté de l’un avec la liberté de l’autre (ce qui constitue la définition la plus élémentaire de toute société humaine) suppose que la liberté de l’un comme de l’autre accepte de se soumettre à une règle commune qui en restreigne précisément l’usage. Il n’est pas nécessaire de supposer les hommes méchants pour reconnaître la nécessité où ils sont de se soumettre à des lois pour vivre ensemble, il suffit de penser qu’ils sont libres. Dès lors, ramenée à l’essentiel, la difficulté qui préside à l’établissement de toute société humaine consiste à déterminer ce qui peut bien faire que tous consentent à obéir aux mêmes lois, et/ou ce qui fait que prédomine généralement l’opinion qu’il convient de leur obéir (le fait qu’il y a des criminels ne prouve pas que les lois ont cessé d’être respectables mais seulement qu’il y a des hommes qui, parce qu’ils sont libres choisissent de ne pas les respecter). Cette difficulté est vieille comme l’humanité, si tant est qu’il n’y ait jamais eu d’homme capable de mener une vie continuellement solitaire. Dès lors qu’il n’est pas de société sans une contrainte admise par le plus grand nombre, la question qui s’impose n’est pas tellement de déterminer quelle forme particulière cette contrainte peut prendre que la raison ou les raisons qui la rendent admissible. Il y a des myriades de règles possibles de la vie commune, les us et coutumes des peuples sont indéfiniment variés au point de paraître avoir quelque chose d’arbitraire : ce qui semble parfaitement naturel aux uns paraît contre nature aux autres. Ainsi à ne considérer que la diversité des règles possibles, il est difficile de déterminer ce qui rend valides, aux yeux d’une population donnée, les normes particulières qui y ont cours. De sorte qu’on est conduit à penser que cette validité ne tient pas à proprement parler à leur contenu propre, mais plutôt à quelque chose de sous-jacent, à des croyances ou à des principes avec lesquels elles sont en conformité et dont elles sont en quelque manière l’application, de telle sorte qu’en réalité leur validité ne constitue qu’un écho de la leur. C’est à ces principes qu’on se réfère quand, dans le domaine politique en particulier, on soulève la question de la légitimité d’un pouvoir, d’une loi ou d’un régime.
Question considérable, question cruciale, qui renaît sans cesse, explicitement ou non, parce qu’elle commande l’efficacité même de toute loi : une loi n’en est une qu’autant que le citoyen moyen y obéit. Mais à quoi est due son obéissance, à son bon plaisir, à la contrainte, ou au sentiment d’avoir le devoir de s’y soumettre ? Doit-on confondre légalité et légitimité (le mot latin legitimus est, curieusement, traduit indifféremment par légal ou légitime), ou bien n’y a‑t-il de véritable obéissance que s’ensourçant dans un sentiment tout différent, qui est celui de la légitimité d’une loi ?
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Je partirai des réflexions de cet historien fort judicieux bien qu’un peu oublié qu’était Guglielmo Ferrero. Ces réflexions ont été manifestement commandées par la considération de l’histoire politique de l’Europe, qu’il considérait être divisée en deux temps distincts, le temps des aristocraties et des monarchies, et le temps de la démocratie. Il en déduisait l’existence de deux principes de légitimité, soubassements invisibles mais essentiels de ces deux formes de régime, le principe héréditaire et le principe électif. Dans les aristocraties ou les monarchies, le pouvoir attribué au prince était jugé légitime parce qu’il en héritait d’ancêtres qui le possédaient déjà, dans les régimes démocratiques n’est légitime que le pouvoir confié par le peuple (l’ensemble des citoyens) à ceux qu’il choisit pour le gouverner. Il y a beaucoup à dire sur cette distinction, mais elle me paraît constituer un fort utile point de départ.
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