Emmanuel Terray : Penser à droite
A l’heure où les cadres de la droite se précipitent pour marcher au bras de la gauche au nom de la République et de la liberté d’expression, et craignent de participer aux Manifs pour tous et aux Marches pour la Vie, il est sans doute bon de s’interroger sur ce qu’on appelle « la droite ». Sorti au moment de la campagne présidentielle de 2012, ce petit livre de l’anthropologue Emmanuel Terray (maoïste hier, fervent défenseur des immigrés clandestins aujourd’hui) fournit quelques réflexions intéressantes. On lui sait gré de rappeler que l’individualisme libéral n’a pas toujours été « la doctrine officielle de la droite », et que la pensée de droite ne s’est pas tant construite autour de Constant ou de Tocqueville, qu’autour de Maistre ou de Barrès. Avec acuité, Terray postule que « la pensée de droite est d’abord un réalisme [puisqu’elle] accorde un privilège à l’existant et s’incline devant la puissance du fait acquis » : telle est en effet l’hypothèque native de la droite, née de sa participation à l’ordre révolutionnaire. De là résulte son goût de l’ordre, sans lequel le réel n’est pas pleinement lui-même. Etre de droite, c’est se méfier des idéalismes, des entités abstraites et des corps collectifs mythiques ; c’est leur préférer la pensée chrétienne, la morale traditionnelle, le bon sens, « la sagesse de tous parlant par la bouche de quelqu’un ». Etre de droite, c’est aussi avoir une certaine idée de la nature humaine, dont on admet la permanence à travers les âges, ce qui justifie que l’on pose « des bornes infranchissables à l’action politique ». D’où l’on comprend que l’idée de fabriquer un « homme nouveau » est l’antithèse de la pensée de droite, et que ceux qui assimilent « droite réactionnaire » et « fascisme » commettent un grave contresens. La droite est aussi une pensée de la modestie, qui, parousie mise à part, ne croit pas en un sens linéaire de l’histoire : celle-ci n’est jamais « qu’un effort perpétuellement recommencé contre le désordre, le mal et la barbarie, sans terme prévisible, au moins à l’horizon des choses humaines ». Forte de ce socle commun, la droite est cependant divisée entre deux grands courants : le courant libéral, qui se fonde sur une ontologie de l’individu, et le courant traditionnel, qui se fonde sur la primauté de la personne, être de relations, au premier rang desquelles se trouvent la famille, la province, la patrie. Si le principe de réalité a tranché, dans le domaine économique, en faveur de l’individualisme libéral à la suite de l’avènement du capitalisme (dont la pensée de droite, qui lui est antérieure, n’est ni le produit ni le reflet toutefois), il a laissé prospérer la conception classique de la personne humaine dans le champ social. Ce compromis se trouve aujourd’hui remis en cause, dans la mesure où le libéralisme s’affranchit de la morale traditionnelle pour former un couple délétère avec le libertarisme ; ce qui, d’un point de vue philosophique, les deux défendant l’individu avant tout, n’est pas sans cohérence. La tension entre libéralisme et conservatisme risque donc de devenir l’un des problèmes principaux de la pensée de droite, puisque leurs valeurs s’opposent terme à terme : quand l’un exalte la mobilité, l’innovation, le nomadisme, le cosmopolitisme, le risque, la consommation et la compétition, l’autre se plaît à défendre la stabilité, la continuité, l’enracinement, la patrie, la sécurité, la modération. Sans doute aveuglé par sa détestation de l’être, et son amour de l’utopisme, Terray ne distingue pas le problème fondamental : la pensée libérale n’est rien d’autre que la gauche d’hier, emportée à droite par le fameux mouvement sinistrogyre décrit par Thibaudet ; c’est une anomalie de l’histoire et un abus de langage que de la réunir sous la même étiquette politique que la pensée classique, chrétienne tout spécialement, qui est une pensée de la tradition. Rien d’étonnant à cela : dans une conclusion fort décevante, Terray finit par asséner qu’être de droite, « c’est avoir peur » et défendre l’ordre établi, quel qu’il soit.