Êthos européen : religion et politique
Du 16 au 18 octobre 2014 s’est tenu le 53e colloque de l’Institut international d’Etudes européennes Antonio Rosmini, à Bolzano, capitale du Haut-Adige. Après avoir consacré les précédentes rencontres au statut de la langue, de la culture et de la religion dans les différents pays soumis au laminage de l’Union européenne, le thème retenu pour cette nouvelle étape était « l’éthos de l’Europe », en d’autres termes, les éléments constitutifs de sa civilisation, son « âme », et bien entendu, la mesure de son état, peu brillant, actuel. L’introduction générale aux travaux a été effectuée par Dalmacio Negro Pavón, empêché pour raisons de santé, mais dont le texte a fait l’objet d’une lecture publique. Cette intervention reprenait un article publié peu avant dans la revue Razón española, de Madrid. Etant donné son intérêt, nous avons demandé à son auteur la permission d’en publier une traduction, ce qu’il nous a accordé volontiers après l’avoir révisé pour nous.
Il s’agit d’une invitation à réfléchir sur ce qu’est l’esprit d’une civilisation en général, de la civilisation européenne en particulier, et sur l’effroyable destruction dont celle-ci est menacée désormais. L’éthos de l’Europe d’aujourd’hui, c’est le nihilisme : tel est le diagnostic très sec de l’auteur.
Au long de ce texte, Dalmacio Negro prend le parti de distinguer nettement l’éthique et la morale, donnant à la première un sens essentiellement social, et à la seconde un sens individuel. La fonction qu’il assigne à la politique, celle de « prendre soin de la conduite éthique » d’un peuple, pourrait par là même sembler se limiter à des minima moralia d’intensité plus ou moins différente selon les configurations historiques. Une lecture inattentive pourrait en tirer une vision relativiste, dans une veine proche des Communautariens qui considèrent que chaque groupe humain constitue son « récit » propre, sans considération de l’unité du genre humain et moins encore de la Seigneurie universelle du Christ. En fait – cf. le paragraphe 20 ci-dessous – ce n’est pas l’intention de l’auteur, son mérite principal étant de mettre en relief l’unicité du fondement ultime de l’unité sociale, par delà la multiplicité du temps et de l’espace. [Bernard Dumont]
La fonction sociale de la religion renvoie à l’êthos ((. La morale donne forme au caractère. Le mot grec êthos (??ος) est la morale collective qui confere son caractère ou sa personnalité collective à un groupe ; l’éthos (??ος) est la morale de chaque individu, celle qui le caracterise personnellement.)) , concept prépolitique désignant « le milieu ouvert au sein duquel l’homme évolue » (Heidegger). L’êthos européen traditionnel est aujourd’hui parasité par l’interventionnisme étouffant des Etats, dont les gouvernements sont pratiquement tous socialistes. Sans idées depuis le naufrage du socialisme soviétique, ils se laissent influencer par l’intégrisme laïciste, par les minorités et par les lobbies qui politisent, sapent ou détruisent l’êthos historique et naturel des peuples et des nations. En se servant du vide idéologique contemporain, ils ont introduit dans la politique l’aberrante « culture de mort », et la « question anthropologique » a supplanté la fameuse « question sociale ». La plus grande différence entre cette « question sociale » et la « question anthropologique » est que la réalisation de la « justice anthropologique » implique une crise de civilisation susceptible de nous mener à une décivilisation, de manière bien plus grave et aiguë que ne le ferait l’asymptotique « justice sociale ».
Coleridge insistait sur le fait que la réalité a un double visage : un visage qui se voit et un visage qui ne se voit pas ; un visible et l’autre invisible ; un naturel et l’autre surnaturel ; celui du monde dans lequel la raison sert de guide et celui du monde où le guide est la foi.
Raison et foi sont des propriétés anthropologiques. L’homme est la seule créature qui raisonne et qui croit. Pour reprendre des termes naturalistes, il est un animal raisonnable et un animal de croyances. Les jugements rationnels s’appuient sur des idées et croyances et, en vertu de ces deux propriétés, l’anthropos est un animal moral, ce qui le différencie substantiellement des autres êtres du monde organique : c’est la différence entre la vie en tant que zoé et la vie en tant que biós.
L’êthos est l’état d’âme collectif qui régule de façon naturelle la normalité de la vie chez cet animal. Domestiqué par le fait d’évoluer dans un milieu régi par cet êthos, celui-ci devient un homme vivant historiquement. Ainsi, conscient de sa caducité ou de sa temporalité par l’assurance qu’il a de mourir, l’homme est aussi le seul être à vivre et à demeurer dans l’Histoire, le monde éthique, un milieu libre dont le sol est composé par la nature au sein de laquelle il évolue. Il devient politique en donnant un ordre à la maison qu’il habite (l’êthos) et social par sa manière d’y vivre. A la différence donc des autres espèces, l’être humain ne coexiste pas avec ses congénères, mais il vit, éthiquement et moralement, avec eux : il vit humainement, en commun, dans l’Histoire, et non pas instinctivement dans la nature comme les autres animaux. De là découle la singularité de l’anthropos : dans la mesure où il vit avec, il comprend le sens de ses actes du fait de partager le même êthos, ce qui le rend moralement responsable vis-à-vis de lui-même aussi bien que vis-à-vis de ceux qui vivent avec lui. Cette responsabilité, soit la capacité à répondre de ses actes, fait de lui un être libre au sein de ses conditionnements naturels : il choisit les possibilités que l’historicité de l’êthos lui offre, il prévoit les conséquences de ses actes et il décide d’agir dans un sens ou dans un autre, ou de ne pas agir du tout.
Jusqu’à l’introduction de la question anthropologique par les bioidéologies – un nouveau visage de cette forme de pensée utopique qui occupe le vide laissé par les idéologies mécanicistes du XIXe siècle –, l’homme s’interprétait, se croyait et se pensait supérieur aux autres êtres, car non seulement il habite en un lieu, mais surtout il y demeure en vivant de manière éthique avec les autres membres de son espèce. La question anthropologique tend en revanche à le considérer comme un animal de plus, sans capacité morale intrinsèque, et, effectivement, elle ne le traite pas autrement. Frédéric le Grand évoquait ses sujets en parlant de « staatliche Tiere », c’est-à-dire d’animaux de l’Etat. Maintenant, on les considère – et l’Etat n’est pas le seul à agir ainsi – comme étant une simple ressource humaine irresponsable mais domesticable et stimulée.
Le caractère moral implique la perception d’un monde spirituel régi par la loi de la liberté. Quand bien même ce dernier serait conditionné par le monde naturel, il s’en différencie pour n’être pas soumis à la nécessité des lois de la nature. Par conséquent, l’homme ne peut s’empêcher d’être sensible aux « phénomènes saturés » (Jean-Luc Marion) qui, comme la mort, l’introduisent dans le domaine du surnaturel. Dans la mesure où un être raisonnable est capable de croire, la foi est la forme spécifique de la croyance en la possibilité de conserver la vie après la mort, dans un monde spirituel invisible. C’est la cause du conflit entre la raison naturelle, quand elle se refuse à dépasser la nature dans laquelle l’animal humain est immergé, et la foi dans le surnaturel, qui incite l’homme à transcender la nature. L’homme est nécessairement appelé par la transcendance, ce qui donne lieu à un culte.
Le culte se développe dans la nature mais, d’une certaine façon, face à elle, en tant qu’action commune, collective, communautaire, d’une pluralité d’individus, faite consciemment. Il relie les croyants autour de l’objet commun – public – de la foi en les éloignant de la simple nature. Comme la raison et la foi sont individuelles, propres à des êtres conscients, personnels car humains, le culte est la cause de la sacralisation.
[…]