L’euthanasie, la lâcheté et le courage
L’édition du dernier ouvrage de l’historien allemand Götz Aly, Les anormaux ((. Götz Aly, Les anormaux. Les meurtres par euthanasie en Allemagne (1938–1945), Flammarion, octobre 2014, 310 p., 22 €. )) , tombe à point nommé. Elle légitime bien des rapprochements entre la politique d’euthanasie menée par l’Allemagne hitlérienne et les législations et projets en la matière qui fleurissent en Europe, jusqu’à devenir d’une brûlante actualité en France. Entre 1939 et 1945, 200 000 personnes ont été tuées par euthanasie, tout d’abord en application du programme dénommé Aktion T4 ((. Abréviation tirée de l’adresse du siège du bureau chargé de l’opération. )) jusqu’en août 1941, puis à la suite de ce dernier, bien que théoriquement stoppé. Cet ouvrage s’appuie sur plus de trente années de recherches menées par l’historien, dont l’intérêt pour ce sujet fut décuplé par la paternité d’un enfant handicapé. Götz Aly a publié un autre livre sur l’Allemagne hitlérienne, dont la réflexion est axée sur la responsabilité du peuple allemand, c’est-à-dire sa collaboration au moins tacite au régime et à ses actions ((. Comment Hitler a acheté les Allemands : Le IIIe Reich, une dictature au service du peuple, coll. Au fil de l’histoire, Flammarion, 2005.)) .
Cette thématique forme la toile de fond de cette nouvelle étude sur la période national-socialiste, puisque la responsabilité du personnel médical et des proches des victimes y est régulièrement discutée. Plus généralement, la politique d’euthanasie appliquée par le gouvernement national-socialiste n’était pas une incongruité dans le contexte culturel de ce temps, marqué par le matérialisme scientifique, dont l’idéologie raciale est l’une des plus notables illustrations, sans en être la seule. Pourtant, aujourd’hui, l’euthanasie est présentée comme un progrès, un acte d’humanité.
Dès l’introduction, Götz Aly s’interroge sur cette curieuse notion du progrès social, thème présent en Allemagne après la première guerre mondiale. « Les militants politiques qui s’engageaient dans les années vingt en faveur de l’aide à mourir, de la mort humanisée ou de la douce délivrance étaient très souvent également ceux qui s’élevaient contre la peine de mort et l’interdiction d’avorter, réclamaient des droits pour les femmes, amendaient la perception négative du suicide pour le faire apparaître comme une mort librement et individuellement choisie, souhaitaient faciliter les divorces et, de manière plus générale, luttaient pour la libéralisation des mœurs. Il n’était pas rare de voir les mêmes réformateurs prôner la stérilisation des personnes handicapées » (p. 21). « Ils agissaient de la sorte au nom du progrès social et d’un bonheur qui n’était plus guère conçu que comme terrestre ». […] « La notion de progrès paraît frappée d’une ambiguïté comparable en ce qui concerne la stérilisation forcée prévue par la loi d’environ 350 000 personnes pendant les sept premières années du national-socialisme » (p. 22). L’auteur poursuit par un constat tout aussi éloquent : « Les établissements dont les responsables et les médecins (en règle générale catholiques) refusèrent alors avec succès d’effectuer les stérilisations forcées étaient dans l’ensemble les mêmes dont les directeurs médicaux refusèrent par la suite, à l’époque de la République fédérale, de procéder à des avortements dépénalisés en 1974 mais médicalement non justifiés ».
Soulever dès les premières pages l’existence de logiques anthropologiques, philosophiques et religieuses que l’historiographie s’évertue généralement à ignorer n’est pas le moindre mérite de l’auteur. L’ouvrage en recèle bien d’autres. Le travestissement de la réalité par le vocabulaire employé à l’époque pour désigner l’euthanasie constitue le premier centre d’intérêt du lecteur français habitué à entendre parler de mort dans la dignité. A l’époque, on parlait de mort miraculeuse, de délivrance, d’aide à mourir, voire encore d’interruption volontaire de vie. Comme aujourd’hui, la mise à mort des personnes dont la vie est supposée indigne s’apparente à un service rendu, soit à la personne elle-même, soit à son entourage. Certes, le parti national-socialiste ne s’embarrassait pas toujours de circonlocutions lexicales pour exprimer certains objectifs terre à terre de sa politique. Ainsi, des affiches d’époque témoignent de l’affirmation d’un intérêt économique, qui devient de plus en plus fort au fil de l’évolution de la guerre. Il faut libérer des bâtiments et des lits pour les blessés de guerre qui affluent et concentrer les dépenses publiques au profit des combattants. Il n’empêche que la fameuse Aktion T4 a été lancée dès 1939, et qu’elle s’inscrit dans la politique d’hygiène héréditaire, héritée de l’eugénisme répandu dans le monde scientifique et l’esprit public de bon nombre de pays. Quelques années auparavant, le gouvernement hitlérien avait autorisé les stérilisations obligatoires, nécessaires à la protection du sang allemand en évitant la naissance de personnes supposées biologique-ment dangereuses. En 1937, Knud Sand, professeur de médecine légale à Copenhague, écrivait que « les questions de stérilisation simple et de la castration, pratiquées sur indication eugénique et criminelle, appartiennent aux problèmes les plus importants de la sociologie, de la criminologie et de la médecine légale de notre temps » ((. Knud Sand, « La stérilisation et la castration légales au Danemark », Annales de médecine légale, de criminologie et de police scientifique, J.-B. Baillière et fils, 1937, p. 945. Sur l’influence de l’eugénisme dans les législations européennes avant le second conflit mondial, voir notre article « Modernité et totalitarisme. Les fondements anthropologiques communs des législations pénales totalitaires », dans Mélanges en l’honneur du professeur Xavier Martin. Presses universitaires de Poitiers, à paraître 3e trimestre 2015, pp. 225–237.)) .
C’est le même matérialisme qui domine nos sociétés consuméristes aujourd’hui. Le développement de l’hédonisme et l’abandon apparent du déterminisme héréditaire n’y changent rien. La personne handicapée ne répond pas aux critères de la vie digne. […]