La dissimulation du réel par le détournement du langage. Quelques réflexions à partir du cas albanais
Dans son dernier livre, La France big brother, ouvrage au style parfois déroutant mais plein de lucidité, Laurent Obertone compare la France d’aujourd’hui au régime totalitaire décrit par George Orwell dans 1984. Prenant la voix d’un des membres du « Parti », Obertone lui fait dire : « Le langage est au fond bien plus important que les politiciens, puisque toute politique est affaire de mensonges. Valls, c’est de la communication et ce ne sera jamais que cela […] A l’ombre de la réalité, dans les laboratoires que sont les QG des partis, on ne pense qu’à ça. Comment leur dire, comment ne pas leur dire, de quoi parler, comment parler. Comme l’écrivait Orwell, « le langage politique est destiné à rendre vraisemblables les mensonges, respectables les meurtres, et à donner l’apparence de la solidité à ce qui n’est que du vent » » ((. Laurent Obertone, La France big brother, Ring, 2014, p. 241.)) . Le pouvoir actuel, en effet, et l’idéologie dominante sur laquelle il fonde sa légitimité semblent consacrer une attention toute particulière au langage. De la suppression du mot « race » de la Constitution à la disparition de la notion de « bon père de famille » du Code civil, il postule que changer le langage est la première étape pour changer l’homme, changer le monde, créer un homme nouveau. Aussi, en même temps que certains mots disparaissent, voit-on fleurir les néologismes, depuis le concept vaporeux de « sociétal » jusqu’à la prolifération des mots en « phobe », étudiée avec finesse par le regretté Philippe Muray dans un article qui a fait date, « La cage aux phobes » : « La brusque popularisation du concept de phobie, appliqué aux objets et aux sujets les plus divers, révèle une volonté de sacralisation de certains objets et de certains sujets que l’on ne doit même plus pouvoir critiquer, envers lesquels on ne doit plus avoir la moindre réticence, ni réclamer le plus élémentaire droit d’examen sans être aussitôt marqué, stigmatisé par cette nouvelle lettre écarlate du phobisme infamant » ((. Philippe Muray, « La cage aux phobes », in Essais, Les Belles Lettres, 2010, p. 1383.)) . Les mots, en effet, ne sont pas seulement les instruments de la pensée, des outils extérieurs qui s’ajouteraient à la pensée : ils sont ce dans quoi la pensée naît et se forme ; c’est dans les mots que nous pensons.
A terme, la transformation du langage vise la transformation de la pensée. C’est probablement ce que Sandrine Mazetier, nommée à la vice-présidence du Sénat français, a à l’esprit, plus ou moins consciemment, lorsqu’elle fustige le sexisme « d’école maternelle » et sanctionne le député Julien Aubert, qui, respectant scrupuleusement les règles de la langue française, avait osé l’appeler « Madame le Président » et non « Madame la Présidente » ((. On notera l’improbable alignement de l’Académie française, laquelle, tout en donnant tort à S. Mazetier sur le fond (elle souligna « l’indifférence juridique et politique au sexe des individus »), lui donna raison sur la forme, arguant de la nécessité de « s’incliner devant le désir légitime des individus »… )) … La gauche, qu’elle ait lu ou non Antonio Gramsci, fondateur du Parti communiste italien et grand théoricien de l’hégémonie culturelle, est très consciente des enjeux idéologiques de la maîtrise du langage. Le véritable pouvoir, énonçait Gramsci dans ses Ecrits de prison, est de créer et de définir les mots. Les mots n’ont plus pour mission, comme dans la perspective thomiste, de permettre l’adéquation de la chose et de l’intellect, mais de donner à l’illusion l’apparence du réel : « Il y a une chose qui m’a causé la plus grande difficulté et qui continue de m’en causer sans cesse : me rendre compte qu’il est infiniment plus important de connaître le nom des choses que de savoir ce qu’elles sont […] Il suffit de créer des noms nouveaux, des appréciations et des probabilités nouvelles pour créer peu à peu des « choses » nouvelles ». Tels sont les propos éloquents que tenait déjà Nietzsche, père du nihilisme, dans Le Gai savoir ((. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, paragraphe 58.)) . Notre époque semble avoir définitivement fait sien pareil nihilisme.
Les régimes communistes donnent sans doute l’exemple le plus abouti de cette politique de transformation du langage « pour créer peu à peu des choses nouvelles ». Comme le note Dominique Colas, dans son ouvrage sur Le léninisme. Philosophie et sociologie politiques du léninisme, « le langage est organisateur du monde humain : il est la structure qui ordonne toutes les autres structures, la condition de possibilité de tous les échanges humains » ((. Dominique Colas, Le léninisme. Philosophie et sociologie politiques du léninisme, PUF, 1982.)) . C’est pourquoi les léninistes se méfient autant du langage qu’ils sont fascinés par lui. Pour Lénine, le langage a une exceptionnelle puissance de falsification : il reconnaît son pouvoir, mais comme pouvoir de tromper. La manipulation du langage, comme la manipulation de l’image et de l’information, devient un moyen de propagande. Les cadres du Parti communiste soviétique s’efforcent alors de créer une nouvelle langue, la langue soviétique, dans laquelle les mots n’ont de sens que celui voulu par l’Etat. C’est ce qu’ont très bien perçu les auteurs de dystopies, d’Evguéni Zamiatine (Nous autres) à George Orwell (1984). Le mot, désormais, masque la réalité, la déforme, crée une illusion. Le Guide, le chef du parti, est le maître absolu du lexique. C’est à lui que revient le pouvoir de censurer certains mots, à lui que revient le privilège de nommer et de définir l’ennemi. La langue soviétique, dès lors, s’articule autour de slogans et de mots d’ordre qui cherchent à exploiter toutes les potentialités de la langue, sens conceptuel et force affective, sonorité et musicalité ((. Voir Michel Heller, La machine et les rouages. La formation de l’homme politique, Calmann-Lévy, 1985.)) . La « logocratie » cherche à rendre impossible tout autre mode de pensée ; les mots incorrects sont purement et simplement rayés du dictionnaire, tandis qu’on accole systématiquement des adjectifs aux concepts ambigus, afin de leur donner la force du slogan (« humanisme réel »). Cette novlangue unit dirigeants et dirigés autour de concepts communs et univoques : transformer le mode de pensée des masses nécessite de trouver les mots qu’il faut.
Le cas de l’Albanie, moins célèbre, n’en est pas moins intéressant et révélateur. Fondateur, en 1941, du parti communiste albanais, Enver Hoxha prend, en 1945, la tête de la République populaire d’Albanie, qu’il dirigera jusqu’à sa mort en 1985 et où il mènera l’une des politiques les plus répressives de l’histoire contemporaine de l’Europe. Né en Albanie en 1963, Ardian Marashi, aujourd’hui traducteur de poésie et maître de conférences à l’INALCO (l’Institut national des langues et civilisations orientales), témoigne pour nous de la folie répressive de ce régime et de sa politique de transformation du langage. [Pierre-Marie Lalande ]
Catholica – L’Albanie présente la particularité de connaître une assez forte diversité religieuse, dans une région – les Balkans – où identité nationale et identité religieuse vont souvent de pair. Pourriez-vous resituer brièvement la place du catholicisme et du christianisme dans l’histoire et la culture albanaises ?
Ardian Marashi – Dans le cadre de l’histoire religieuse de l’Europe, le territoire albanais de l’ancien Illyricum a été parmi les premiers à accepter la nouvelle religion chrétienne qu’apportait l’apôtre Paul « depuis Jérusalem et les pays voisins jusqu’en Illyrie » (Romains XV, 19), et à être ainsi évangélisé. Le partage de l’Empire Romain en l’an 395 plaça définitivement l’ancienne Albanie dans l’Empire d’Orient. A partir du schisme des Eglises chrétiennes de Rome et de Constantinople en 1054, les Albanais ont adopté en masse la confession orthodoxe des voisins Grecs (Sud-est de l’Albanie) et Slaves (Nord-est de l’Albanie). Cependant, la partie du littoral adriatique sous influence de la Sérénissime République de Venise a réussi à préserver au fil des siècles la foi catholique originelle. La chute de l’Empire Byzantin, après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, suivie trente ans après par la reddition des dernières forteresses albanaises devenues imprenables durant la résistance de Georges Kastriot-Skanderbeg (1405–1468), scella pour une durée de quatre siècles le « destin ottoman » de l’Albanie. La vengeance des Sultans, complétée par une politique insidieuse consistant à « diviser pour mieux régner », s’est révélée payante : la moitié de la population s’est convertie à l’islam entre les XVIe et XIXe siècles. Pourtant, le foyer catholique préservé dans le Nord du pays, grâce surtout au soutien du pape d’origine albanaise Gianfrancesco Albani (Clément XI), ainsi qu’à la politique autrichienne de protectorat du culte, est devenu le centre de la renaissance spirituelle et culturelle du pays. La première phrase écrite en langue albanaise (1462) est la formule du baptême ; le premier livre de la littérature albanaise (1555) est un missel. Jusqu’au XVIIIe siècle, ce sont les seuls prêtres catholiques qui ont nourri la flamme de la résistance religieuse et culturelle dans la population. Cette lignée de prêtres écrivains perdura jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, en s’enracinant dans la culture albanaise.
Pour quelles raisons le régime communiste a‑t-il décidé de réprimer voire de persécuter l’Eglise catholique ? Comment cette politique répressive s’est-elle mise en place ?
Le mot « répression » est très léger : il s’agit de persécution, voire de « prêtricide », on ne peut pas nier l’évidence. La génération entière des prêtres qui étaient en service au moment de l’instauration de la dictature a été assassinée. Le communisme albanais a voulu devenir lui-même une « église », voire l’Eglise, puisqu’il a supprimé toutes les institutions de culte et a persécuté le clergé sans différence de confession. Le clergé catholique en particulier, puisque celui-ci était fortement enraciné dans la culture du pays et représentait donc un obstacle à l’implantation de la nouvelle culture « prolétarienne ». La logique totalitaire du communisme veut que le pouvoir politique n’accepte aucune alternative, rien ne doit lui faire de l’ombre, surtout pas une prière adressée à Dieu. La prière est un espoir, un réconfort dans un monde détourné de Dieu, alors que pour le Parti il ne devait y avoir d’espoir ou de réconfort en dehors de lui-même, ni dans ce monde, ni au-delà. Vous comprenez maintenant ce que totalitarisme veut dire. Le régime communiste sorti de l’après-guerre s’est empressé de mettre en place une politique de terreur, en interdisant de fait le pluralisme et en retirant de la Constitution le droit citoyen à la libre expression. Celle-ci fut remplacée par le paragraphe 51 de la Constitution, stipulant que toute personne faisant de la propagande contre le pouvoir en place serait passible de dix ans de prison. En effet, une fois en prison, cette première condamnation était renouvelée pour dix ans encore, ou plus, l’arbitraire étant à cette époque le seul absolu. Dès lors, le clergé devenait la cible toute désignée. Les premiers à être fusillés furent les hauts dignitaires de l’Eglise catholique, parce qu’ils avaient refusé d’obéir à l’ordre du Parti de fonder, à l’instar de l’Eglise orthodoxe, une Eglise catholique autocéphale, séparée du Saint-Siège. Par la suite, le clergé catholique entier a été victime d’exécutions au fil des ans. Comme le Parti avait déclaré que le Vatican était le centre de la réaction mondiale et que, dans l’esprit du marxisme, la religion était « l’opium du peuple », le destin du clergé albanais, particulièrement celui de l’Eglise catholique, semblait prévisible : la seule issue est devenue celle du bûcher et du martyre.
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