La liturgie médiévale, corps et esprit
Eric Palazzo avait déjà montré son talent pour faire comprendre la liturgie médiévale dans son cadre, notamment social, il y a une quinzaine d’années ((. Eric Palazzo, Liturgie et société au Moyen Age, Aubier, 2000.)) . Avec L’invention chrétienne des cinq sens dans la liturgie et l’art au Moyen Age ((. Eric Palazzo, L’invention chrétienne des cinq sens dans la liturgie et l’art au Moyen Age, Cerf, octobre 2014, 503 p., 49 €. Les références chiffrées placées à la suite des citations dans le présent article renvoient aux pages de cet ouvrage. )) , ouvrage dense et illustré, il donne une vision approfondie de la place de la sensibilité et des sens en général dans la liturgie au Moyen Age, fruit d’une réflexion mûrie durant plusieurs années de recherche et d’enseignement. En ce sens, le livre prend place dans une série de publications majeures, récentes et synthétiques sur la liturgie dans sa perspective historique, avec notamment les ouvrages de Dominique Iognat-Prat ((. Dominique Iogna-Prat, La Maison-Dieu, Une histoire monumentale de l’Eglise au Moyen Age, Seuil, 2006.)) et, pour une période plus récente, de Philippe Martin ((. Philippe Martin, Le théâtre divin, Une histoire de la messe du XVIe au XXe siècle, CNRS Editions, 2010.)) . Le projet d’Eric Palazzo est de montrer l’importance des sens dans l’action liturgique telle qu’elle était vécue au Moyen Age et telle que les témoignages peuvent l’attester : « Je propose au lecteur une sorte de restitution “vivante” et “réelle” des rituels. Pour ce faire, j’ai choisi d’explorer la dimension sensorielle de la liturgie exprimée notamment à travers la matérialité des objets utilisés pour le déroulement des rituels ou bien le cadre spatial de l’aménagement de l’église » (13). Ce qu’il veut mettre en évidence est non seulement la possibilité d’une approche sensorielle de la liturgie mais également la façon dont les sens se combinent dans l’action liturgique, pensée aussi comme « activation » des sens, le lecteur étant appelé « à découvrir ou à redécouvrir la place du corps dans la liturgie et les fondements de l’activation des cinq sens dans le déroulement des cérémonies » (15). Pour E. Palazzo, la liturgie est plurisensorielle et elle culmine, dans ce cadre, en une activation combinée des sens, qu’il définit comme « synesthésie », en référence explicite à un ouvrage de Jean-Yves Hameline ((. Jean-Yves Hameline, Une poétique du rituel, Cerf, 1997, en particulier pp. 93–123 : « Le culte chrétien dans son espace de sensibilité ». )) : « effet sensoriel produit par l’interaction des différents sens entre eux » (91). Il en expose aussi les fondements théologiques, en insistant sur les références scripturaires et patristiques, surtout sur saint Augustin, dont il souligne le rôle dans la hiérarchisation des sens mis en œuvre.
La liturgie médiévale appartient à un passé auquel nous n’avons plus accès et Eric Palazzo en restitue certains aspects sensoriels à partir des textes normatifs, notamment les ordines qui règlent l’acclimatation de la liturgie romaine en Gaule dans ce haut Moyen Age sur lequel il centre son propos, et aussi, pour la même époque, à partir des commentaires de la liturgie faits par Amalaire de Metz ou Walafrid Strabon, jusqu’à Guillaume Durand pour la période gothique. Mais la particularité majeure de sa démarche est dans le recours à des œuvres d’art choisies comme témoins de l’importance des sens dans la pratique médiévale de la liturgie. Les objets sont alors replacés dans leur contexte priant et célébrant et, pour certains d’entre eux, la dominante sensorielle est évidente : peignes et gants liturgiques, encensoirs, cloches… […]