Revue de réflexion politique et religieuse.

La reli­gion athée

Article publié le 25 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les édi­tions gene­voises Labor et Fides ont inau­gu­ré en 2013 une nou­velle col­lec­tion, inti­tu­lée Logos, dont la fina­li­té est de « renou­ve­ler l’approche des phé­no­mènes reli­gieux ». La pers­pec­tive se veut plu­ri­dis­ci­pli­naire et cri­tique, ce qu’entend évo­quer la triple réfé­rence du nom Logos à la phi­lo­so­phie grecque, à la théo­lo­gie chré­tienne et enfin à une revue inter­na­tio­nale du début du XXe siècle por­tant le même nom, et qui croi­sait les approches des sciences sociales et de la phi­lo­so­phie néo­kan­tienne. L’articulation de ces trois pans de la culture intel­lec­tuelle et spi­ri­tuelle occi­den­tale peut sem­bler quelque peu périlleuse. Il reste que c’est un défi qui s’offre à toute per­sonne qui vit de cet héri­tage et, au-delà, un enjeu réel pour notre culture pré­sente et à venir. On ne peut donc qu’encourager tout effort en ce sens. Tou­te­fois, les pre­mières publi­ca­tions ne peuvent que lais­ser scep­tique. C’est ain­si qu’ont été publiées dans cette col­lec­tion, en 2014, sous le titre Reli­gion sans Dieu ((. Ronald Dwor­kin, Reli­gion sans Dieu, Labor et Fides, Genève, 2014, 124 p., 13 €. C’est aux pages de ce livre que ren­voient les réfé­rences chif­frées don­nées à la suite des cita­tions.)) , des confé­rences sur la reli­gion don­nées par Ronald Dwor­kin, décé­dé depuis. Ronald Dwor­kin (1931–2013) est connu avant tout pour sa phi­lo­so­phie du droit ((. Cf. comme prin­ci­paux ouvrages, en tra­duc­tion fran­çaise : Prendre les droits au sérieux, PUF, 1995, et L’empire du droit, PUF, 1994. Son der­nier ouvrage en phi­lo­so­phie du droit, Jus­tice pour les héris­sons, est annon­cé en 2015 aux édi­tions Labor et Fides. – Sur ces cou­rants de la phi­lo­so­phie du droit, et d’autres, par­mi beau­coup de réfé­rences, on peut consul­ter la petite syn­thèse de Benoît Fryd­man et Guy Haar­scher, Phi­lo­so­phie du droit, Dal­loz, 2002.)) . Il est dis­ciple et suc­ces­seur de Her­bert Hart, lequel est géné­ra­le­ment consi­dé­ré comme l’auteur le plus influent du monde anglo-saxon en ce domaine ((. Cf. notam­ment son ouvrage Le concept de droit publié en 1961. )) . Dwor­kin conçoit le droit comme l’attitude inter­pré­ta­tive d’une com­mu­nau­té qui réa­lise en son sein la jus­tice. Le droit est com­pa­rable à un récit écrit à plu­sieurs mains et sur plu­sieurs géné­ra­tions, chaque acteur inter­ve­nant à un moment de l’histoire se devant de res­pec­ter l’intrigue, et donc la cohé­rence d’ensemble du récit. Ain­si le juge s’inscrit dans une tra­di­tion dont il doit res­pec­ter l’intégrité, et donc dans une morale poli­tique ou des prin­cipes de jus­tice, qu’il doit appli­quer selon l’esprit plus que selon la lettre, et dont il est par consé­quent un inter­prète fon­da­men­tal. Il revêt de ce fait un rôle poli­tique, ce qui rejoint la fonc­tion tra­di­tion­nelle du juge dans le sys­tème de la Com­mon Law. Les prin­cipes de jus­tice en ques­tion sont ceux qui, de fac­to, pré­valent au sein de la socié­té dans laquelle le juge opère. Concrè­te­ment, il s’agit pour Dwor­kin de la socié­té libé­rale nord-amé­ri­caine.
Les confé­rences qui com­posent Reli­gion sans Dieu, pro­non­cées en décembre 2011 dans le cadre des Ein­stein Stu­dies de l’Université de Berne, sont une réflexion sur la reli­gion mar­quée à la fois par les concep­tions juri­diques et poli­tiques de l’auteur, et par le contexte moderne et en par­ti­cu­lier amé­ri­cain de la liber­té reli­gieuse, telle qu’elle est défi­nie dans les divers textes juri­diques qui en font état. La ques­tion que se pose Dwor­kin est de savoir ce qu’il faut entendre par « reli­gion » dans ce contexte, et si cette notion se super­pose de manière adé­quate à celle qu’il nomme « théisme », soit la seule affir­ma­tion de l’existence d’un dieu per­son­nel ((. Le terme « théisme » est pris par Dwor­kin de manière très lâche, et en véri­té assez impré­cise. Il ne faut pas y voir spé­ci­fi­que­ment le sens que revêt ce mot dans la lit­té­ra­ture du XVIIIe siècle, sens plu­tôt théo­lo­gique. Dwor­kin désigne par « théistes » sim­ple­ment les croyants des reli­gions his­to­riques, en par­ti­cu­lier mono­théistes.)) .
Tel n’est pas le cas selon Dwor­kin, et son but dans ces confé­rences est, d’une part, de faire accep­ter l’athéisme comme une posi­tion reli­gieuse à part entière, et ensuite, et par voie de consé­quence, de plai­der pour la réin­té­gra­tion de la dimen­sion spé­ci­fi­que­ment reli­gieuse de la liber­té indi­vi­duelle dans le droit com­mun, en fai­sant donc perdre au domaine reli­gieux son sta­tut juri­dique par­ti­cu­lier en la matière. Ce fai­sant, Dwor­kin opère une véri­table sub­ver­sion du reli­gieux, rabat­tu sur une simple dimen­sion morale, ain­si qu’un tra­vail de sape de l’influence des Eglises en matière de mœurs notam­ment, et donc en accen­tuant encore davan­tage la dimen­sion indi­vi­duelle du reli­gieux.
L’argumentation pré­sente d’insignes fai­blesses, et elle ne résis­te­rait aucu­ne­ment à un ques­tion­ne­ment phi­lo­so­phique sérieux. Mais là n’est pas à vrai dire la ques­tion, et ces fai­blesses font par­tie de la loi d’un genre qui est à l’évidence celui du dis­cours idéo­lo­gique. Le texte de Dwor­kin est à ver­ser au dos­sier des ten­ta­tives du libé­ra­lisme pour cir­con­ve­nir le reli­gieux, non pas en l’excluant de la vie publique, mais en l’intégrant pour mieux le désar­mer. […]

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