La religion athée
Les éditions genevoises Labor et Fides ont inauguré en 2013 une nouvelle collection, intitulée Logos, dont la finalité est de « renouveler l’approche des phénomènes religieux ». La perspective se veut pluridisciplinaire et critique, ce qu’entend évoquer la triple référence du nom Logos à la philosophie grecque, à la théologie chrétienne et enfin à une revue internationale du début du XXe siècle portant le même nom, et qui croisait les approches des sciences sociales et de la philosophie néokantienne. L’articulation de ces trois pans de la culture intellectuelle et spirituelle occidentale peut sembler quelque peu périlleuse. Il reste que c’est un défi qui s’offre à toute personne qui vit de cet héritage et, au-delà, un enjeu réel pour notre culture présente et à venir. On ne peut donc qu’encourager tout effort en ce sens. Toutefois, les premières publications ne peuvent que laisser sceptique. C’est ainsi qu’ont été publiées dans cette collection, en 2014, sous le titre Religion sans Dieu ((. Ronald Dworkin, Religion sans Dieu, Labor et Fides, Genève, 2014, 124 p., 13 €. C’est aux pages de ce livre que renvoient les références chiffrées données à la suite des citations.)) , des conférences sur la religion données par Ronald Dworkin, décédé depuis. Ronald Dworkin (1931–2013) est connu avant tout pour sa philosophie du droit ((. Cf. comme principaux ouvrages, en traduction française : Prendre les droits au sérieux, PUF, 1995, et L’empire du droit, PUF, 1994. Son dernier ouvrage en philosophie du droit, Justice pour les hérissons, est annoncé en 2015 aux éditions Labor et Fides. – Sur ces courants de la philosophie du droit, et d’autres, parmi beaucoup de références, on peut consulter la petite synthèse de Benoît Frydman et Guy Haarscher, Philosophie du droit, Dalloz, 2002.)) . Il est disciple et successeur de Herbert Hart, lequel est généralement considéré comme l’auteur le plus influent du monde anglo-saxon en ce domaine ((. Cf. notamment son ouvrage Le concept de droit publié en 1961. )) . Dworkin conçoit le droit comme l’attitude interprétative d’une communauté qui réalise en son sein la justice. Le droit est comparable à un récit écrit à plusieurs mains et sur plusieurs générations, chaque acteur intervenant à un moment de l’histoire se devant de respecter l’intrigue, et donc la cohérence d’ensemble du récit. Ainsi le juge s’inscrit dans une tradition dont il doit respecter l’intégrité, et donc dans une morale politique ou des principes de justice, qu’il doit appliquer selon l’esprit plus que selon la lettre, et dont il est par conséquent un interprète fondamental. Il revêt de ce fait un rôle politique, ce qui rejoint la fonction traditionnelle du juge dans le système de la Common Law. Les principes de justice en question sont ceux qui, de facto, prévalent au sein de la société dans laquelle le juge opère. Concrètement, il s’agit pour Dworkin de la société libérale nord-américaine.
Les conférences qui composent Religion sans Dieu, prononcées en décembre 2011 dans le cadre des Einstein Studies de l’Université de Berne, sont une réflexion sur la religion marquée à la fois par les conceptions juridiques et politiques de l’auteur, et par le contexte moderne et en particulier américain de la liberté religieuse, telle qu’elle est définie dans les divers textes juridiques qui en font état. La question que se pose Dworkin est de savoir ce qu’il faut entendre par « religion » dans ce contexte, et si cette notion se superpose de manière adéquate à celle qu’il nomme « théisme », soit la seule affirmation de l’existence d’un dieu personnel ((. Le terme « théisme » est pris par Dworkin de manière très lâche, et en vérité assez imprécise. Il ne faut pas y voir spécifiquement le sens que revêt ce mot dans la littérature du XVIIIe siècle, sens plutôt théologique. Dworkin désigne par « théistes » simplement les croyants des religions historiques, en particulier monothéistes.)) .
Tel n’est pas le cas selon Dworkin, et son but dans ces conférences est, d’une part, de faire accepter l’athéisme comme une position religieuse à part entière, et ensuite, et par voie de conséquence, de plaider pour la réintégration de la dimension spécifiquement religieuse de la liberté individuelle dans le droit commun, en faisant donc perdre au domaine religieux son statut juridique particulier en la matière. Ce faisant, Dworkin opère une véritable subversion du religieux, rabattu sur une simple dimension morale, ainsi qu’un travail de sape de l’influence des Eglises en matière de mœurs notamment, et donc en accentuant encore davantage la dimension individuelle du religieux.
L’argumentation présente d’insignes faiblesses, et elle ne résisterait aucunement à un questionnement philosophique sérieux. Mais là n’est pas à vrai dire la question, et ces faiblesses font partie de la loi d’un genre qui est à l’évidence celui du discours idéologique. Le texte de Dworkin est à verser au dossier des tentatives du libéralisme pour circonvenir le religieux, non pas en l’excluant de la vie publique, mais en l’intégrant pour mieux le désarmer. […]