Revue de réflexion politique et religieuse.

Le peuple comme pro­blème

Article publié le 25 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Alors qu’il était pré­sident de la Confé­rence des évêques de France, le car­di­nal André Vingt-Trois a décla­ré se pré­va­loir d’une « concep­tion de la digni­té humaine qui découle en même temps de la sagesse grecque, de la révé­la­tion judéo-chré­tienne et de la phi­lo­so­phie des Lumières » (16 avril 2013). Ces sources de l’anthropologie de l’Eglise catho­lique sont-elles toutes de même plan ? Que le catho­li­cisme, et le chris­tia­nisme en géné­ral, témoignent d’un usage rai­son­né de la phi­lo­so­phie grecque, conforme aux exi­gences de la foi, cela ne fait pas de doute. Le renou­veau des études patris­tiques, depuis le sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale, n’a ces­sé de mon­trer la fécon­di­té des rela­tions entre hel­lé­nisme et chris­tia­nisme, contre ceux qui pré­ten­daient que le chris­tia­nisme avait été la source d’un nau­frage cultu­rel sans pré­cé­dent. Les études médié­vales, les lec­teurs hon­nêtes de saint Ber­nard de Clair­vaux et de saint Tho­mas d’Aquin ne disent pas autre chose. Benoît XVI avait, en 2008 ((. Benoît XVI, « Dis­cours au monde de la culture », Col­lège des Ber­nar­dins, Paris, 12 sep­tembre 2008. )) , recom­man­dé la lec­ture de l’ouvrage de Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, qui consacre de longs déve­lop­pe­ments à la culture pro­fane et patris­tique des auteurs médié­vaux ((. Dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Ini­tia­tion aux auteurs monas­tiques du Moyen Age, Cerf, 2008 (1957). )) . Au-delà du motif des Droits de l’Homme, allé­gué déjà par Pie XI et Pie XII sous la forme du « droit de la per­sonne » ((. Pie XI, Mit Bren­nen­der Sorge (14 mars 1937), 30 ; Pie XII, Radio­mes­sage du 24 décembre 1942. )) , et dont Jean-Paul II, sur­tout, a fait la marque de fabrique de son pon­ti­fi­cat, moyen­nant une com­pré­hen­sion anti­li­bé­rale qui ne sépare pas les « droits de l’Homme » des « droits de Dieu », l’anthropologie de l’Eglise catho­lique est-elle rede­vable, de la même façon qu’à la phi­lo­so­phie grecque, à la phi­lo­so­phie des Lumières ? Et de quelles Lumières serait-elle la fille ? Celles que l’on pré­sente habi­tuel­le­ment dans les pro­grammes sco­laires et dans les médias comme la sor­tie de l’homme de l’état de tutelle ? Celles dont les concepts ont été « puri­fiés » et « reliés » par les théo­lo­giens catho­liques « à leur source divine » ((. Gau­dium et spes, n. 11. )) , c’est-à-dire, dans un lan­gage moins diplo­ma­tique, récu­pé­rés au pro­fit du dis­cours de l’Eglise ? Ou les Lumières réelles ? Xavier Mar­tin, dans Nais­sance du sous-homme au cœur des Lumières ((. Xavier Mar­tin, Nais­sance du sous-homme au cœur des Lumières : les races, les femmes, le peuple, DMM, Poi­tiers, 2014, 434 p., 28,50 €.)) , nous per­met de nous faire une idée de la dis­tance qui, au-delà des pro­tes­ta­tions post­con­ci­liaires de concor­disme, sérieuses ou non, sépare la pen­sée chré­tienne du pré­ten­du huma­nisme des Lumières. Qu’en est-il de la « digni­té humaine » pro­fes­sée par celles-ci et de laquelle « découle[rait] » l’anthropologie de l’Eglise ? L’Eglise serait-elle donc d’accord avec Vol­taire pour dire avec lui : « C’est à mon gré le plus grand ser­vice qu’on puisse rendre au genre humain que de sépa­rer le sot peuple des hon­nêtes gens pour jamais » (Vol­taire aux d’Argental, 27 avril 1765) ? A‑t-elle pour impé­ra­tif caté­go­rique « Dis­tingue tous les hon­nêtes gens qui pensent de la popu­lace qui n’est pas faite pour pen­ser ! » (Vol­taire, « Blé ou Bled », Ques­tions sur l’Encyclopédie, 3e par­tie, 1770) ou consonne-t-elle avec l’abbé Morel­let qui reproche à tel de ses confrères de vou­loir « ôter au peuple qui est mou­ton de sa nature les chiens qui veillent encore à sa garde en le mor­dant quelques fois » (Lettre à W. Pet­ty, 15 mars 1787) ?
La pen­sée des Lumières se signale, comme le montre de façon écla­tante Xavier Mar­tin, par une anthro­po­lo­gie inéga­li­taire. « Quand je dis les hommes, dit Dide­rot, je parle de vous et moi » (Lettre à Fal­co­net, juillet 1767). Tous les hommes ne par­ti­cipent pas éga­le­ment de la nature humaine. Cer­tains, un petit nombre, sont faits pour la liber­té, d’autres, le grand nombre, non. Cer­tains, un nombre infime, sont faits pour pen­ser, d’autres, la mul­ti­tude, non. Si la Lili popu­laire et exo­tique de Pierre Per­ret, récem­ment citée par Eric Zem­mour, « s’est tapé des sales bou­lots », c’est qu’elle est venue s’établir « au pays de Vol­taire [et d’Hugo] ». A pro­pos des gens du peuple, l’humaniste du XVIIIe siècle décla­rait, en effet, que « le tra­vail conti­nuel les empêche de trop sen­tir leur situa­tion », et cela dans l’article « Ega­li­té » de son Dic­tion­naire phi­lo­so­phique… Comme le disait Aris­tote, jus­ti­fiant ain­si le recours à l’esclavage, pour que les uns soient libres, il faut que les autres tra­vaillent. Et s’ils sont à peine des hommes, pour­quoi s’en plaindre ? « N’instruisez point l’enfant du vil­la­geois car il ne lui convient pas d’être ins­truit » (Rous­seau, Julie ou la Nou­velle Héloïse, V, 3), en consé­quence de quoi, « si quelqu’un a du génie, il perce de lui-même ; les autres labourent » (Vol­taire).
Les phi­lo­sophes du xviiie siècle pro­fessent une dif­fé­rence onto­lo­gique entre l’élite des « hon­nêtes gens », « la fleur du genre humain » (Vol­taire à Mme du Def­fand, 22 mai 1764) et le peuple ani­mal, un « trou­peau imbé­cile », une « machine aveugle », avec les consé­quences poli­tiques impli­quées par une telle bipar­ti­tion, dans laquelle notre « démo­cra­tie sans demos » trouve son ori­gine ((. Selon le titre de l’ouvrage de Cathe­rine Col­liot-Thé­lène, La démo­cra­tie sans « demos », PUF, 2011. )) . Dide­rot peut ain­si décla­rer à Necker, le 10 juin 1775 : « Nous sommes ce petit nombre de têtes qui, pla­cées sur le cou du grand ani­mal, traînent après elles la mul­ti­tude aveugle de ses queues. » Alors que Vol­taire est, dans l’imagerie répu­bli­caine, l’héroïque défen­seur de la liber­té d’expression et que Jean-Jacques Rous­seau passe pour être l’auteur du bré­viaire de la démo­cra­tie, le Contrat social, ils éla­borent les condi­tions phi­lo­so­phiques de la mise à l’écart du peuple. Les phi­lo­sophes des Lumières n’aiment pas le peuple. Les Lumières n’ont que faire de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire : le peuple n’est autre que « la masse aveugle qui ne sait sou­vent ce qu’elle veut » (Rous­seau). En consé­quence, comme le note à pro­pos Xavier Mar­tin (pp. 218 ss.), le Contrat social fait sur­gir un Légis­la­teur pour se sub­sti­tuer aux erre­ments du Sou­ve­rain, de même que notre moder­ni­té tar­dive connaît les repré­sen­tants qui, au nom du peuple, et de façon plus éclai­rée que lui, traitent de matières trop sérieuses pour lui lais­ser la parole (abo­li­tion de la peine de mort, IVG, Mariage pour Tous). Nous sommes bien au pays des Lumières. D’ailleurs, comme l’a rap­pe­lé Cathe­rine Col­liet-Thé­lène, les révo­lu­tion­naires se reven­di­quant des Lumières n’ont jamais eu pour pro­jet de mettre en place des consti­tu­tions fon­dées sur l’idée que le peuple devait exer­cer le pou­voir, illu­sion que notre moderne démo­cra­tie conti­nue d’entretenir contre toute évi­dence, mais plu­tôt d’assurer eux-mêmes « la gou­ver­ne­men­ta­li­té d’une socié­té » où les hommes peuvent jouir d’un cer­tain nombre de droits indi­vi­duels. Les gens ne per­çoivent la divi­sion entre l’élite qui pro­duit les normes et la masse aux­quelles elles sont appli­quées que lorsque les normes pro­viennent d’instances supra­na­tio­nales comme l’Union euro­péenne. Mais il ne s’agit for­mel­le­ment que d’un chan­ge­ment d’échelle.
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