Le théâtre ukrainien
Alors que l’on avait prétendu que la fin de l’URSS, symbolisée matériellement par la destruction du Mur de Berlin, ouvrait une voie universellement pacifiée, il est bien clair que ce résultat merveilleux n’a guère été atteint. Nous entrons même aujourd’hui dans une période d’incertitudes aggravées, pris en tenailles entre une fulgurante expansion de la violence islamique, aux origines complexes et troubles, et un mélange d’audacieuses provocations et de reculades masquées de la part d’un « Occident » obnubilé par l’insoumission russe, actuellement concentrées autour de la question ukrainienne. Rappelons que l’Ukraine a connu une famine massive organisée par Staline, nommée Holodomor, en 1932–33, puis a subi le choc de la Deuxième Guerre mondiale, avec notamment la levée d’une organisation armée inféodée à l’Allemagne nazie, sous la direction de Stepan Bandera, coupable d’innombrables actions criminelles, et encore la politique d’intégration forcée de l’Eglise grecque-catholique à l’orthodoxie, alors sous contrôle de Staline. Ce passé récent, auquel se joignent l’opaque gestion oligarchique postcommuniste et l’attrait irrationnel des foules pour les bienfaits supposés de l’Union européenne, offre de nombreuses possibilités de contradictions exploitables de l’extérieur.
Sur le sujet, nous avons pensé poser quelques questions à Xavier Moreau, spécialisé sur les relations soviéto-yougoslaves pendant la guerre froide, et fondateur d’une société de conseil en sûreté des affaires axée sur les relations avec la Russie et d’autres pays anciennement satellites de l’URSS. Il est l’auteur de la Nouvelle Grande Russie, Ellipses, 2012.
Catholica – Depuis des années, les Etats-Unis outrepassent le rôle de gendarmes du monde qui leur était, de fait, attribué dans les décennies antérieures. Leurs interventions se sont faites plus directes sur le terrain même de la politique intérieure des Etats, de manière toujours plus manifeste : cas récent de la Syrie, après celui de la Libye. Des organismes semipublics comme le National Endowment for Democracy, ou des experts en manipulation des masses comme Gene Sharp suscitent et encadrent des mouvements contestataires dans le but affiché de renverser les régimes qu’ils qualifient de dictatures (à la différence d’autres qui pourraient l’être mais qui sont laissés en paix). Jusqu’à quel point y eût-il quelque chose de cela dans la « révolution orange » ukrainienne de 2004–2005 ?
Xavier Moreau – C’est en réalité exactement ce qui s’est passé en Ukraine. Le processus d’acculturation et de tentative de « dérussification » de l’Ukraine par le Département d’Etat américain a commencé dès le début des années 1990. A cette époque, l’Ukraine nourrit un sentiment d’envie et de fascination vis-à-vis de l’Occident, mais on ne rencontre de « russophobie » que dans l’extrême ouest du pays, essentiellement en Galicie. Cette partie, la plus pauvre de l’Ukraine, n’en a jamais fait partie, avant que Staline ne s’en empare, en 1945. Dans les autres pays d’Europe de l’Est, la désoviétisation s’accompagne d’une montée du nationalisme, son explosion la plus radicale ayant lieu en Yougoslavie. Au début des années 1990, l’Ukraine ne nourrit pas de ressentiment contre la Russie, d’autant plus que les élites communistes ukrainiennes ont été les plus représentées à l’intérieur du PCUS. Sur les cinq successeurs de Staline, trois sont issus du Parti communiste ukrainien (PCU), Khrouchtchev, Brejnev et Tchernenko. Le père du projet spatial soviétique, Sergei Korolev, est un Russe de Jitomir, celui de la flotte soviétique, Sergei Gorchkov, est un Russe né dans l’oblast de Khmelnitski. Le Département d’Etat Américain, pour qui une Ukraine anti-russe est un objectif prioritaire, décide donc de s’appuyer sur le mouvement bandériste galicien pour « dérussifier » artificiellement l’Ukraine, en s’appuyant sur l’Eglise uniate et l’Eglise Orthodoxe du Patriarcat de Kiev. Cette dérussification passe essentiellement par l’obligation d’enseigner en ukrainien, ce qui fera d’ailleurs perdre à l’Ukraine de nombreuses compétences dans le domaine scientifique. La seule région qui sera protégée de cette dérussification est la Crimée, grâce à son statut d’autonomie. Sur six cents écoles en Crimée, seules trente enseignaient en ukrainien. La révolution orange n’apparaît pas comme une rupture vis-à-vis de la politique ukrainienne, mais traduit plutôt une volonté du Département d’Etat d’accélérer la « galicisation » de l’Ukraine. N’oublions pas que, Kravtchouk et Koutchma, les prédécesseurs de Youchenko, le vainqueur de la révolution orange, ont soutenu cette politique. C’est d’ailleurs Koutchma qui, en 2002, fait part de son souhait de rejoindre l’OTAN. De manière générale, les révolutions colorées ne réussissent que dans les pays où les élites au pouvoir ont bien accueilli l’influence américaine et ont laissé s’épanouir leurs organisations non-gouvernementales (ONG).
La révolte de la place Maïdan peut-elle être considérée comme une suite de ces événements qui ont eu lieu il y a dix ans ? Est-il possible d’ouvrir une comparaison avec d’autres situations dans le monde ?
La révolution de la place Maïdan commence comme une révolution colorée traditionnelle mais s’achève de manière unique. Elle part du constat, effectué par le Département d’Etat américain, que le suffrage universel met systématiquement fin aux règnes des élites issues des révolutions colorées. Ce fut le cas en Serbie ou en Géorgie. En décembre, Ianoukovitch vient d’obtenir de la Russie un prix du gaz parmi les moins chers d’Europe, et une aide sans condition de quinze milliards de dollars. Il sera à coup sûr réélu en février 2015 pour un deuxième mandat. Pour les Etats-Unis et l’Union européenne, c’est tout simplement inacceptable, il n’est plus question d’une révolution pacifique mais d’un coup d’Etat violent, soutenu par les puissances occidentales. Ce ne sont en fait ni les manifestants pacifiques de Maïdan, que l’on voit surtout dans la rue les samedis et dimanches, ni les milices néonazies qui tiennent le pavé le reste de la semaine, qui viendront à bout du président Ianoukovitch. L’élément décisif qui livre Kiev aux groupes paramilitaires est le retrait des forces de l’ordre ordonné par Viktor Yanoukovitch. En échange de ce retrait, et de l’organisation d’élections présidentielles anticipées, les ministres des Affaires étrangères allemand, français et polonais se portent garants du processus démocratique. La suite nous est connue. Ce sont donc bien les puissances occidentales qui ont fait tomber un gouvernement démocratiquement élu.
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