Revue de réflexion politique et religieuse.

Les impasses de l’interprétation. Her­mé­neu­tique sans fin et « magis­tère liquide »

Article publié le 25 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’article ci-après se situe en pro­lon­ge­ment de tra­vaux anté­rieurs de l’auteur, mais éga­le­ment en com­plé­ment de deux pré­cé­dents parus dans la revue, celui de Mgr Kolf­haus sur le carac­tère par­ti­cu­lier des docu­ments de Vati­can II ((. Mgr Flo­rian Kolf­haus, « Vati­can II fut-il un bloc ? », Catho­li­ca n. 124, été 2014, pp. 69–77. )) , et celui du P. Lan­zet­ta sur la pas­to­ra­li­té ((. P. Sera­fi­no Maria Lan­zet­ta, « Vati­can II et le concept de pas­to­ra­li­té », Catho­li­ca n. 125, automne 2014, pp. 47–61. )) . Il est cen­tré sur la péné­tra­tion tar­dive dans l’Eglise de l’interprétationnisme moderne, dis­po­si­tion liée à l’origine au ratio­na­lisme, au libre exa­men luthé­rien, et au posi­ti­visme de Hobbes, pour qui la loi la plus intan­gible change au gré de l’interprétation oppor­tu­niste et sans appel du sou­ve­rain.
Rap­pe­lons que l’auteur, qui est plu­sieurs fois inter­ve­nu dans cette revue ((.
Cf. notam­ment « Exi­gence de véri­té et métho­do­lo­gie », Catho­li­ca n. 111, prin­temps 2011, pp. 58–63.)) , enseigne la phi­lo­so­phie poli­tique à l’université d’Udine. Il est éga­le­ment membre de l’Académie pon­ti­fi­cale Saint Tho­mas d’Aquin.

L’interprétation est une ques­tion phi­lo­so­phique fon­da­men­tale. Il ne s’agit pas d’un pro­blème de règles, qui se résou­drait en sui­vant une table de normes à res­pec­ter, comme un pro­blème de géo­mé­trie que l’on pour­rait résoudre en appli­quant méca­ni­que­ment des théo­rèmes bien énon­cés. L’interprétation ne se ramène pas à l’identification d’une tech­nique assu­rant une déci­sion valable dans tous les cas, et selon laquelle toute dif­fi­cul­té pour­rait être sur­mon­tée grâce à un méca­nisme de règles com­plexes, et où la solu­tion ne serait en défi­ni­tive rien d’autre qu’un pro­duit à réa­li­ser. L’illusion d’une solu­tion du pro­blème de l’interprétation – en par­ti­cu­lier dans le domaine juri­dique, mais pas seule­ment – qui serait rapide du point de vue de l’efficacité et neutre quant au conte­nu, et qui résul­te­rait de l’application des règles est un trait com­mun des doc­trines de type posi­ti­viste, et elle l’est aus­si dans le milieu théo­lo­gique, là où une atti­tude posi­ti­viste a fait sen­tir ses effets. Cette illu­sion sug­gère que le recours aux sys­tèmes inter­pré­ta­tifs offri­rait une solu­tion à n’importe quel pro­blème d’interprétation, sans qu’aucune dif­fi­cul­té ne soit insus­cep­tible d’être rame­née au filtre ras­su­rant de l’interprétation.
Cette approche, en fait, n’est pas du tout indif­fé­rente du point de vue phi­lo­so­phique, et d’abord parce qu’il n’y a pas et ne peut y avoir de solu­tions aux pro­blèmes de la connais­sance et de l’action phi­lo­so­phi­que­ment indif­fé­rentes. Les solu­tions axio­lo­gi­que­ment neutres sont impos­sibles, pas plus que des solu­tions pure­ment tech­niques aux pro­blèmes épis­té­mo­lo­giques ou éthiques. Un point de vue inter­pré­ta­tif qui s’appuie sur les règles comme unique moyen de réso­lu­tion est clai­re­ment ratio­na­liste, dans la mesure où il sup­pose la subor­di­na­tion de l’être au savoir, de la sub­stance des ques­tions de sens (et en par­ti­cu­lier, juri­dique ou théo­lo­gique) au for­ma­lisme des règles. Or chaque ensemble de règles sup­pose une règle des règles, et celle-ci à son tour une règle qui la mesure, et ain­si de suite, jusqu’à la vali­da­tion fon­da­men­tale essen­tielle ; sans cela on régres­se­rait à l’infini, ce qui inva­li­de­rait à la fois la posi­tion du pro­blème et les consé­quences que l’on en tire.
La confiance dans l’utilisation de cri­tères for­mels pour résoudre les pro­blèmes d’interprétation est ou bien une naï­ve­té épis­té­mo­lo­gique s’interdisant l’examen de fond, ou bien, en fait, une part essen­tielle du pro­blème lui-même et non une solu­tion véri­table. Sans consi­dé­ra­tion du fond, de manière inten­tion­nelle et sub­stan­tielle, il est impos­sible d’arriver à une déter­mi­na­tion authen­tique mais seule­ment à un résul­tat fic­tif. Ne s’appuyer que sur l’apriorisme des règles fait que l’on reste en deçà de la consis­tance propre de l’objet : le juste ou l’équitable en droit, le révé­lé ou ce qui est à croire en théo­lo­gie. Et cela avec la consé­quence de res­ter pri­son­nier des mots plu­tôt que de pas­ser à l’examen des choses. Oubliant la consigne, pro­fonde et intem­po­relle, de Mison (un des sept sages de Pla­ton) : « Inter­roge les mots à par­tir de choses, et non pas les choses à par­tir des mots ».
L’interprétation n’est pas un pro­blème d’interprétation, faute de quoi celui-ci serait impos­sible à résoudre, parce que l’interprétation n’est pas en mesure de se jus­ti­fier elle-même mais se réfère au fond. L’interprétation n’explique pas l’interprétation. Elle ren­voie à l’importance pre­mière de ce qui lui donne sa matière, qui n’est certes pas extrin­sèque à l’objet, mais au contraire lui est intrin­sèque. Sinon, il en résul­te­rait une super­po­si­tion, mas­quant ce qui est inter­pré­té plu­tôt que de rendre rai­son de ce qu’il est, pour ne mettre l’accent que sur le moyen. De même, le lan­gage n’est pas un pro­blème de lan­gage, ni la com­mu­ni­ca­tion un pro­blème de com­mu­ni­ca­tion. Ni la méthode un pro­blème de méthode.
De même, ce n’est pas le lan­gage qui donne son conte­nu au lan­gage, pas plus que la com­mu­ni­ca­tion ne donne sa sub­stance à la com­mu­ni­ca­tion, ou la méthode ne jus­ti­fie la méthode. Cha­cun d’eux ne trouve sa rai­son d’être que dans ce pour quoi ils sont uti­li­sés, dans la sub­stance dont ils ne sont que des acci­dents. La langue et la méthode d’une science (comme sa com­mu­ni­ca­tion) trouvent leur rai­son d’être dans cette science même. Cela ne leur vient pas d’ailleurs, de l’extérieur, mais de ce que cette science exige. Elles ne sont assi­mi­lables à aucune ques­tion extrin­sèque, de pré­fé­rence ou de résul­tat.
A cet égard il convient de noter que cer­taines héré­sies, comme dans le cas emblé­ma­tique du jan­sé­nisme et du moder­nisme, ont invo­qué une ques­tion d’interprétation ou de lan­gage pour échap­per à la cen­sure sur la base du pré­sup­po­sé inter­pré­ta­tif. Ain­si remet­tant toute inter­pré­ta­tion à l’auteur d’un texte déter­mi­né, seul son propre avis pour­rait être défi­ni­tif. Le texte n’aurait pas de cohé­rence propre au-delà d’une inter­pré­ta­tion spé­ci­fique. Au fond, n’importe qui d’autre pour­rait s’arrêter seule­ment à ses mots, mais leur sens ne pour­rait être confé­ré (à n’importe quel moment) que par l’auteur ou le groupe en accord avec lui.
Pour en venir au concile Vati­can II, le fait indé­niable est qu’il se pré­sente lui-même comme un pro­blème. Ses textes, notam­ment les plus repré­sen­ta­tifs d’entre eux, la consti­tu­tion pas­to­rale Gau­dium et spes, sou­lèvent un pro­blème d’interprétation, intrin­sèque et non pas extrin­sèque, un pro­blème qui peine à trou­ver une solu­tion exté­rieure à eux, dans la mesure où ils se pré­sentent eux-mêmes comme sus­cep­tibles de mul­tiples inter­pré­ta­tions. Ce n’est pas un juge­ment, mais une don­née, non un ren­voi cri­tique, mais une obser­va­tion cli­nique dont témoigne, de manière emblé­ma­tique, l’insertion de la Nota expli­ca­ti­va prae­via. En par­ti­cu­lier, la pre­mière note du pré­am­bule de Gau­dium et spes déclare que « la Consti­tu­tion doit être inter­pré­tée selon les règles géné­rales d’interprétation théo­lo­gique, mais aus­si en tenant compte, en par­ti­cu­lier dans la deuxième par­tie, de l’évolution des cir­cons­tances qui sont intrin­sè­que­ment connexes des matières trai­tées ».
Ceci est un cas très sin­gu­lier en com­pa­rai­son de tout autre texte simi­laire. La Nota expli­ca­ti­va prae­via témoigne du fait qu’un docu­ment qui, par lui-même, devrait expli­quer – moyen­nant les termes et les pro­po­si­tions qui le com­posent – a à son tour et en son inté­rieur besoin d’une expli­ca­tion. La pre­mière note de Gau­dium et spes déclare que le texte, en l’espèce dans sa deuxième par­tie, fai­sant l’objet d’interprétations diverses, doit être sou­mis à une inter­pré­ta­tion théo­lo­gique, dont, cepen­dant, elle n’indique pas les para­mètres. Cela avec l’effet sin­gu­lier de sou­mettre un texte qui se pré­sente comme source d’une dis­ci­pline, la théo­lo­gie, à celle-ci, à qui est deman­dé de trou­ver en elle-même son propre cri­tère. C’est une cir­cu­la­ri­té épis­té­mo­lo­gique, où l’on voit la source d’une cer­taine connais­sance deve­nir un effet de l’interprétation, et une science (la théo­lo­gie) le cri­tère de com­pré­hen­sion de sa propre source (magis­té­rielle).
Les inter­ven­tions ulté­rieures – à dif­fé­rents niveaux d’engagement doc­tri­nal – ont don­né une nou­velle preuve de l’existence du pro­blème, tout en met­tant en évi­dence une atten­tion à en cher­cher en défi­ni­tive la solu­tion dans les termes mêmes posés par celui-ci, res­tant ain­si à l’intérieur de la dif­fi­cul­té au lieu de la dépas­ser. Le carac­tère thé­ra­peu­tique de ces inter­ven­tions est appa­ru objec­ti­ve­ment lié aux pré­misses d’où décou­lait à l’origine la ques­tion à résoudre (dont les termes ren­voient, à leur tour, à des pers­pec­tives d’interprétation).
C’est ain­si que dans les années sui­vant le concile Vati­can II une sorte de « magis­tère inter­pré­ta­tif » s’est déve­lop­pé, qui, mal­gré le pré­sup­po­sé affir­mé d’évaluer les actes et les textes sus­cep­tibles d’interprétations diverses, a confé­ré un carac­tère pri­mor­dial à la ques­tion de l’interprétation (comme dans le cas du sub­sis­tit in). Cepen­dant on ne peut que remar­quer que le résul­tat de l’interprétation, en soi, reste sur le ter­rain de l’interprétable. On reste donc enfer­mé dans le cir­cuit de l’interprétation.
Evo­quer la néces­si­té de celle-ci n’est pas suf­fi­sant si l’on n’en com­prend pas le sens et la fonc­tion. L’interprétation comme sub­sti­tu­tion est toute dif­fé­rente de l’interprétation comme véri­fi­ca­tion. Même dans ce cas, la ques­tion est phi­lo­so­phique et non pas seule­ment lexi­cale. Et elle est pré­li­mi­naire et essen­tielle, inévi­table et indis­pen­sable, et cela au-delà des inten­tions et de l’importance sub­jec­tive.
Quant à ce qui concerne l’herméneutique des textes conci­liaires, évo­quée et invo­quée par Benoît XVI, la ques­tion met en évi­dence sa com­plexi­té objec­tive du point de vue intel­lec­tuel. Et cela vaut au-delà de l’enthousiasme, de la méfiance ou des pré­ju­gés hos­tiles, au-delà éga­le­ment de l’anxiété d’arriver à un résul­tat.
Tout d’abord il convient de noter que la for­mule (« her­mé­neu­tique de la réforme […] dans la conti­nui­té ») a un carac­tère de diag­nos­tic. Avant même d’être une indi­ca­tion métho­do­lo­gique, c’est une for­mule cli­nique qui entend indi­quer une des lignes her­mé­neu­tiques (jus­te­ment) qui se sont affron­tées au cours des décen­nies qui ont sui­vi la clô­ture des assises conci­liaires. Et elle veut indi­quer l’intention qui sous-ten­dait – for­mel­le­ment – la convo­ca­tion d’un concile qui s’était vou­lu en lui-même pas­to­ral. Cela semble presque ouvrir, plu­tôt que clore, un réexa­men des textes, réexa­men qui pré­ci­sé­ment à cause de cette approche appa­raît comme une tâche à pour­suivre plu­tôt que comme un résul­tat atteint.
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