Numéro 127 : Le système et le contrôle social
Parmi les nombreuses définitions qu’il offre du mot « système », Le Trésor de la Langue française indique le sens suivant : « L’ensemble social, l’armature économique, politique, morale, idéologique d’une société considérée comme un ensemble social rigide et contraignant. » Deux données sont retenues : l’articulation entre des composantes de deux natures différentes, institutionnelles ou relevant de l’esprit du temps, des idées qui circulent, du conformisme des conduites, des lieux communs sur les événements ou la vie en général ; et ce qui est sans aucun doute le plus important, la contrainte par laquelle tout cela est orienté, imposé, sanctionné. Une contrainte qui peut provenir d’un centre unique de pouvoir, mais aussi émaner d’on ne sait trop où, de multiples acteurs disséminés dans un milieu qui y trouve son compte et en démultiplie l’influence. La confusion due au bruit permanent des médias et à la déstructuration culturelle produite par un enseignement inversé dispensé à plusieurs générations rend les masses manipulables et incapables de réactions significatives. Il y a longtemps que de telles tendances sont à l’œuvre mais la période récente a permis de constater leur forte aggravation ; l’affaire Charlie en est une exemplaire illustration.
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Le sociologue Paul Yonnet avait analysé, dans un article qui lui valut d’âpres qualifications, ce qui demeure le précédent de référence, l’affaire de la profanation de tombes juives dans le cimetière de Carpentras, en 1990, et la manière dont cet événement avait été immédiatement traité par ce qu’il appelait l’inside, c’est-à-dire l’ensemble des partis politiques « du système », les grands médias et la cohorte des « clercs » couvrant de leur autorité la garantie de l’ordre établi. Ce que le sociologue démontrait, c’était que la méthode de traitement de l’affaire avait été longuement mise au point, de sorte qu’il était facile, en présence d’un incident isolé mais suffisamment choquant pour y prendre appui, d’appliquer un schéma tout prêt, n’ayant avec l’événement que le rapport fortuit d’une heureuse surprise pour la classe se partageant alternativement le pouvoir. Il évoquait des « éléments épars qui ne demandent qu’une étincelle pour flamber », ajoutant une comparaison : « Carpentras est très précisément ce qui s’appelle en chimie une autocatalyse : un phénomène par lequel une réaction chimique (ici, donc, sociale) engendre elle-même un corps qui lui sert de catalyseur. Carpentras est ce corps. » (« La machine Carpentras. Histoire et sociologie d’un syndrome d’épuration », Le Débat n. 61, 1990/4, pp. 16–31).
A l’époque, la préoccupation dominante était centrée sur la montée électorale du Front national, le but étant alors d’éliminer, en le diabolisant, un perturbateur des jeux entre partis installés. Dans la présente affaire Charlie, les quelques tentatives pour réitérer le même scénario qu’en 1990 se sont avérées trop grossières pour être crédibles et ont fait long feu, n’ayant pas de rapport avec l’événement. Sans doute, l’objectif général reste-t-il le même, celui de protéger la stabilité des positions acquises de l’inside, le parti collectif dont parlait Paul Yonnet. Mais les données ne sont plus celles d’il y a vingt-cinq ans : ce qu’il s’agit aujourd’hui de garantir est plutôt la pérennité de l’équilibre permettant la poursuite de l’ouverture universelle des frontières requise par les besoins du marché mondialisé. Le parti collectif en question ne connaît d’ailleurs pas les frontières, comme il a tenu à le manifester. Cette fois donc, la focalisation se fait sur un principe dont on voudrait faire la quintessence de la religion civile mondiale, sans peur de la contradiction, le « droit au blasphème ». La devise du nihilisme ainsi brandie – plus rien de ce qui est sacré ne doit être respecté – couvre toutes les transgressions mises à l’honneur dans la phase d’achèvement de la modernité, pour le grand bien du nouvel ordre mondial et de ceux qui en profitent.
Le détournement de sens opéré, avec une célérité remarquable – quelques heures tout au plus – à propos d’un événement par ailleurs considéré, avec immodestie, comme le « 11 septembre français », a l’avantage de nous offrir la vision d’une grande habileté de la part d’un milieu numériquement très limité mais solidaire et doté de la capacité d’identifier rapidement l’occasion à ne pas manquer : au fond, doté des mêmes aptitudes que les bons traders de la Bourse. Pour le reste de l’activité déployée, on ne peut relever d’originalité particulière, car les slogans habituels sont repris contre les ennemis du système, les mêmes techniques d’amalgame : le contenu idéologique n’est guère nouveau, dissociation entre l’islam-religion-de-paix et les intégrismes, antisémitisme (musulman mais d’origine chrétienne et vichyste)… Ce manque d’originalité, en comparaison de l’efficacité technique de la récupération de l’événement surprend de prime abord, mais peut se comprendre comme une sorte de réaction quasi mécanique de régulation. Devant une menace de déstabilisation quelle qu’elle soit, un réflexe de défense vient ramener les choses au seuil au-delà duquel le contrôle social deviendrait instable. Les menaces doivent donc être classées en fonction du danger pouvant peser sur la conservation du « cœur » du système. Celui-ci s’estime beaucoup plus fragilisé par une réaction populaire épidermique que par les menées d’une minorité active de fanatiques musulmans plus ou moins manipulés à l’échelle globale. C’est du moins un calcul qui, à considérer les comportements et discours associés, paraît avoir été à la base de ces étranges contradictions.
L’exploitation de l’événement a pris, presque instantanément, une dimension mondiale. En un instant un journal scatologique en voie d’extinction est transfiguré en héraut de la liberté. La bien-pensance globale, militante ou mimétique, se mobilise pour le célébrer. Ce qui attire l’attention ici, c’est bien sûr ce phénomène d’identification bien différent de la sidération ayant suivi les attentats du 11 septembre 2001. Celle-ci, pour orchestrée qu’elle ait pu être, correspondait à un mouvement naturel d’épouvante face à une situation extraordinaire, un nombre de victimes très élevé et des destructions spectaculaires frappant d’autant plus l’imagination qu’elles étaient transmises en direct sur toutes les chaînes de télévision de la planète. Or il n’y a pas de commune mesure entre ce qui s’était passé à New York et les meurtres du 7 janvier à Paris, pas de commune mesure non plus entre ces derniers et les crimes contemporains de Boko Haram ou des islamistes d’Irak et de Syrie, face auxquels il a été dit et répété qu’il convenait de garder calme et pondération avant tout engagement – à l’opposé de la « défense des droits de l’homme » en Ukraine. Tout ceci se passe donc comme si au fil des années les choses s’étaient épurées, nous permettant d’assister au franchissement d’une étape sur la voie de l’arrogance et des traitements différenciés.
L’affaire Charlie présente des aspects qui, à certains égards, peuvent sembler des faiblesses. Si les foules ont occupé la rue dans un climat émotionnel aux relents de happening, et malgré l’unanimité apparente d’une identification autour du slogan « Je suis Charlie », la cause motrice de cette unanimité, au-delà du grégarisme, demeure équivoque et ne correspond donc pas nécessairement au désir de ceux qui ont impulsé le mouvement. De la conjuration élémentaire du péril (pas de ça chez nous !) au rejet d’une présence islamique de plus en plus voyante, les foules réunies dans la rue risquent fort d’avoir été largement teintées d’un« populisme » assez distinct de l’adhésion aux « valeurs » imposées. Le slogan a plu, mais il est ambigu, pouvant signifier pour les uns (ses concepteurs, et ceux dont ils expriment les aspirations) le partage de l’idéologie de la société ouverte, idéal commun des classes dominantes mondialistes et de l’homo ludens finissant, tandis que pour d’autres, anxieux devant les signes de crise économique ou les menaces de désordres ethniques, souvent en difficulté du fait d’une vie quotidienne désocialisée, l’identification à « Charlie » paraît aussi, dans une certaine mesure, traduire, paradoxalement en l’espèce, une aspiration à la conservation de l’ordre et un rejet quasi formel de la « diversité ».
Même si elle a donné l’image d’un sursaut populaire, la très rapide mise en mouvement de cette démonstration s’est vite achevée, à cause de son caractère factice, mais aussi peut-être en raison de cette ouverture inattendue de la boîte de Pandore. Depuis il est de bon ton dans les médias de souligner que les populations s’accommodent de l’entrée dans leur vie de nouvelles contraintes de sécurité, sans qu’ait été le moins du monde modifié le cours des politiques à l’origine des situations qui les justifient. La manipulation de l’opinion est ici trop criante pour être contestée. Mais est-ce vraiment une faiblesse ? Tout se passe, en effet, comme si l’on gagnait en transparence, c’est-à-dire en cynisme, en même temps qu’en volonté d’impressionner.
Cette affaire remarquable, tant par son intensité que sa brièveté, illustre la nouvelle procédure de légitimation du système. Il faut rappeler que la « démocratie », qui théoriquement n’a d’autre moyen de se légitimer vis-à-vis d’elle-même qu’au travers des majorités électorales, contraint l’oligarchie qui lui est inhérente à recourir au rituel régulier des élections pour y puiser sa propre justification, en d’autres termes pour apparaître comme servante du peuple souverain. Ces procédures de double légitimation deviennent toujours plus artificielles dès lors qu’elles débordent les cadres nationaux, l’oligarchie formant une catégorie transversale, commandée par des impératifs échappant au cadre limité des anciens Etats-nations. En conséquence l’exercice périodique du suffrage est aisément vidé de son pouvoir, déjà assez abstrait dans l’ancienne configuration. A cet égard, les récentes élections grecques risquent fort de constituer un cas d’espèce des plus intéressants. L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de coalition en principe franchement hostile aux exigences financières exorbitantes imposées à ce pays par les organismes bancaires supranationaux a semblé constituer un cas emblématique de révolte des peuples. Il semble pourtant que le traditionnel mécanisme de confiscation ait de bonnes chances de fonctionner, le premier ministre Tsipras apparaissant, à peine deux mois après son élection, comme un agent de plus de la politique européiste avec laquelle il avait reçu mandat et avait promis de rompre définitivement.
Les élections perdant de leur utilité imposent de pratiquer des formes plus directes d’appel à l’acceptation consensuelle de l’oligarchie. Les grands événements dans le style de ce mois de janvier parisien et mondial permettent peut-être quelques gains anecdotiques dans les sondages de popularité, mais est-ce là réellement le problème ?
En réalité, il semble bien que nous nous trouvions en face d’un tournant, d’un moment critique. Si la comparaison méthodologique nous renvoie aux années 1990, et en dépit du ressassement des mêmes discours d’intimidation, certaines choses changent. Retenons-en deux : une manière relativement nouvelle de pratiquer le coup de force permanent, et la fin amorcée.
Le coup de force est constant et multiforme. Chacun a en mémoire la manière dont les manifestations de masse contre le prétendu mariage pour tous ont été traitées, par les médias comme par les forces de police, chacun dans un genre différent mais convergent, les uns tentant de réduire à l’inexistence ceux qui s’écartaient de leurs normes, les autres pratiquant une répression disproportionnée. Dans un autre domaine, malgré l’impopularité des mesures concernées, un tour de vis en direction du libéralisme économique a été imposé en France, à peine plus d’un mois après l’affaire Charlie, par recours gouvernemental à la procédure d’urgence (l’article 49–3 de la constitution) permettant d’éviter tout débat parlementaire qui aurait risqué de gêner leur acceptation. Des procédés analogues sont employés dans beaucoup d’autres pays pour imposer les transformations conformes aux projets élaborés dans les cercles restreints de l’oligarchie mondiale. Le champ du langage comme celui de l’école sont à ce titre des domaines de vérification édifiants, puisqu’ils font l’objet de pressions conjointes et multiples depuis que la négation des différences entre sexes a été dogmatisée. L’euthanasie est imposée de la même façon. On remarque que la séparation des pouvoirs ne joue pas dans ce genre d’interventions, pas plus d’ailleurs que la distinction entre instances étatiques et organes financiers indépendants. Juges, experts, police, agents médiatiques, chercheurs universitaires et militants « issus de la société civile », provocateurs stipendiés – penser aux Femen – font converger leurs efforts dans la même direction pour imposer leurs décisions. On note la concomitance flagrante des pressions exercées sur les législations nationales pour qu’elles promeuvent les valeurs nouvelles de la « société ouverte », venant ébranler les fondements mêmes de la famille, ouvrir le droit au suicide assisté, à l’euthanasie des malades, vieillards et handicapés, l’infanticide néonatal et autres perversions. Le « droit au blasphème » résume finalement très bien ce programme, en cours de réalisation sous nos yeux, On comprend dès lors que ces mêmes pressions ne puissent passer à côté d’une occasion comme le synode romain sur la famille, dans un climat ecclésial plus confus que jamais. Quant au domaine des relations internationales, la manière dont est mené l’encouragement aux guerres civiles en Ukraine et en Syrie, pour ne citer que deux exemples flagrants, donne l’occasion de vérifier une même impudence dans la manière d’intervenir, sous une forme certes différente. La contrainte exercée par le système dominant n’est pas un vain mot.
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Il s’avère que le phénomène croît, comme le désert de Nietzsche. Il devient voyant, pressant, perdant toute retenue au fur et à mesure que le temps passe. Comment faut-il interpréter la chose ? Entre deux hypothèses opposées – la domination du système est totale, il lui est inutile de se cacher, ou bien au contraire il arrive à une impasse et tente le tout pour le tout pour se survivre – il est difficile de trancher, bien que du point de vue de la logique philosophique de la modernité, ce soit la seconde qui paraisse la plus juste. La modernité arrivant à son achèvement se révèle à elle-même comme une impossibilité. Le précédent du communisme, qui fut un temps son rameau d’avant-garde, est là pour montrer qu’une implosion est envisageable, la phase finale étant toutefois pleine d’incertitudes et grosse de dangers.
Plutôt que de continuer à offrir ses bons et loyaux services à ce système simultanément odieux et moribond, il conviendrait, certes, de s’en tenir à l’écart, d’éclairer tous ceux qui commencent sérieusement à le trouver insupportable, de mettre à l’ordre du jour une réflexion sur la préparation des lendemains. Il ne fait aucun doute que sur ce chemin des obstacles importants sont à lever. Parmi eux, retenons ici deux d’entre eux, d’inégale gravité. Le premier est la carence de moyens qui rend difficile de franchir le stade où l’on entrevoit le mal sans être capable de l’identifier et moins encore de concevoir les remèdes. Cette carence est tout simplement le résultat de la culture dominante et de son acceptation. Le second obstacle est bien plus grave, car il appelle une conversion. Il est propre à tous ceux qui auraient pu, et dû, éclairer les esprits sur la réalité mais qui se sont tout au contraire efforcés d’édulcorer le mal, d’anesthésier les esprits par des discours « modérés », avant de se faire purement et simplement les zélateurs de l’alignement. On comprend dès lors l’importance symbolique qu’aurait pour le système un acquiescement complet de l’Eglise, ce qui explique l’intensité des manœuvres pour y arriver.
L’intervalle entre les deux sessions synodales sur le sort de la famille se présente alors comme une épreuve de vérité, puisqu’on y voit ressurgir des mouvements internes rappelant les moments les plus tendus de l’époque du concile Vatican II. On y voit aussi surgir, après une longue période d’inertie, une sorte d’insurrection de la conscience en défense du dogme catholique et de la morale naturelle. Si le fait intéresse au plus haut point les grands médias internationaux, ce n’est pas sans raison : là en effet se joue une partie dont l’issue sera riche de conséquences, dans un sens ou dans l’autre. Comme souvent, ce qui se passe dans le creuset romain fait écho, en les concentrant, aux mouvements du monde.