Olivier Roy : En quête de l’Orient perdu. Entretiens avec Jean-Louis Schlegel
Ces entretiens avec Olivier Roy, politologue spécialiste du monde musulman, présente un grand intérêt. La forme permet à l’auteur d’effectuer un retour sur son parcours, bien représentatif d’une certaine intelligentsia française actuelle, en dépit – mais en réalité bien plutôt du fait même – de son caractère original à divers points de vue : enfance dans une famille protestante, classes préparatoires à Louis-le-Grand en 1968, poste d’enseignant à l’Institut Universitaire européen de Florence, passage par le marxisme révolutionnaire et la tentation évitée de la violence dans les années 1970, grâce en partie à la découverte de l’Afghanistan, en routard solitaire dès 1967… Après quelques années d’enseignement de la philosophie dans un lycée de province, Olivier Roy entre au CNRS et assume l’activité informelle de conseiller du prince sur la question afghane à partir du déclenchement de la guerre soviétique et jusqu’à sa brusque cessation à la fin des années 1980. A l’époque ce lointain Orient se trouvait encore à la veille de sa pleine entrée dans une modernité qui allait le broyer, processus dont nous voyons aujourd’hui le paroxysme. Olivier Roy s’est intéressé à l’islam avant beaucoup d’autres, mais il l’aborde avec la philosophie qui est la sienne, c’est-à-dire celle de toute sa génération, marquée par la pensée de Sartre et son refus de toute identité stable. C’est l’un des aspects les plus intéressants de l’ouvrage qui fait de manière claire le lien entre la critique de « l’essentialisme » culturel, leitmotiv récurrent de la pensée de gauche, et l’affirmation de la compatibilité de tous les peuples au sein d’une même société comme au sein de la mondialisation, l’identité étant censée être par nature quelque chose de fuyant parce que construit et sans cesse remis en chantier, l’existence précédant l’essence. A partir de là, parler de l’islam en soi n’a pour lui aucun sens. Il n’existe que des musulmans plus ou moins réfractaires au nouvel ordre mondial démocratique, des radicaux ou des modérés, et il faut jouer ceux-ci contre ceux-là. C’est pourquoi il faut privilégier l’approche par la pratique religieuse, mouvante, incarnant le donné empirique sans cesse en évolution que s’efforce de capter la sociologie, et non par la croyance exprimée théologiquement, comme font les « orientalistes ». Roy se garde bien de nommer les coupables (Massignon ou Gardet hier ? les époux Urvoy aujourd’hui ?), tout comme de définir ce qu’il entend par essence, mais sa position lui permet le luxe de critiquer jusqu’au laïcisme français, qui n’échappe pas à l’erreur de figer le réel en catégories. En guise de philosophie, on retrouve à nouveau une pensée dont le seul horizon véritable est la démocratie, au sein de laquelle le religieux peut jouer librement sa partition, s’associant à cette reconfiguration permanente des identités. Une pensée, donc, qui se refuse à tout autre universel que celui d’un individu sans cesse en rupture avec lui-même : « La liberté, c’est de ne jamais être piégé par une identité » (p. 248). Un atypisme bien conformiste en somme, mais qui recèle à l’occasion des remarques très judicieuses, comme celle qui souligne que les Orientaux ne sont pas des êtres passifs vis-à-vis de leur héritage, qu’ils sont bien à même de discuter, ou encore qu’il y a une logique inhérente au terrorisme comme tel, indépendamment du terreau culturel et politique dans lequel il s’implante. Un ouvrage instructif par conséquent, jusque dans les nombreuses faiblesses qu’il révèle.