Revue de réflexion politique et religieuse.

Pers­pec­tives stra­té­giques, entre pro­jec­tions et per­plexi­té

Article publié le 25 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Chris­tian Malis est nor­ma­lien, doc­teur en his­toire et cher­cheur en stra­té­gie. Il béné­fi­cie en outre d’une expé­rience concrète : après plu­sieurs années à la Direc­tion du ren­sei­gne­ment mili­taire (DRM), il a rejoint le groupe Thales où il s’occupe actuel­le­ment de stra­té­gie. Il a publié de nom­breux ouvrages, par­mi les­quels Guerre et manœuvre (Eco­no­mi­ca, coll. Stra­té­gies & doc­trines, 2009).
Guerre et stra­té­gie au XXIe siècle (Fayard, 2014) a connu un réel suc­cès. Il offre effec­ti­ve­ment de nom­breuses pistes, et sus­cite autant de dis­cus­sions. Pour notre part, nous nous arrê­te­rons à une ques­tion de méthode – abor­dée sous un angle essen­tiel­le­ment tech­nique, la guerre reste dis­so­ciée d’une vision poli­tique géné­rale – et nous nous per­met­trons de sou­le­ver cer­tains doutes sur la ten­dance kan­tienne vers la paix uni­ver­selle que per­met­trait d’espérer le sys­tème actuel, ain­si que sur cer­tains aspects moraux. Nous remer­cions vive­ment Chris­tian Malis de s’être aima­ble­ment prê­té à ce débat.

Catho­li­ca – Selon l’une de vos thèses, notre uni­vers stra­té­gique est struc­tu­ré en trois mondes : un monde post­west­pha­lien, un monde néo­west­pha­lien, un monde pré­west­pha­lien (pp. 83–84) ((. Les termes néo­west­pha­lien, pré-et post­west­pha­lien se rap­portent tous au modèle d’organisation inter­éta­tique issu du trai­té de West­pha­lie (1648), ins­tau­rant en prin­cipe une recon­nais­sance de la sou­ve­rai­ne­té interne des Etats, la non-ingé­rence dans leurs affaires inté­rieures, le res­pect des pactes et une cer­taine régle­men­ta­tion du droit et de la conduite de la guerre.)) . Mais le rela­tif équi­libre entre les trois mondes ne pour­rait-il pas voler en éclats ? On peut pen­ser au pas­sage à l’islam d’un acteur euro­péen (scé­na­rio à la Houel­le­becq), à l’écroulement de la pyra­mide des âges russe, chi­noise, sud-coréenne ou japo­naise, ou à une redis­tri­bu­tion des cartes au Moyen-Orient.

Chris­tian Malis – Je crois à la per­ti­nence de cette notion de « trois mondes ». Elle a éga­le­ment été expri­mée, sous une forme moins heu­reuse, par le diplo­mate bri­tan­nique Robert Cooper ; on la trouve aus­si chez Kis­sin­ger. Mais je n’ai pas par­lé d’équilibre. Je me borne à un constat empi­rique, fon­dé sur le rap­port à la guerre qu’entretiennent dif­fé­rentes par­ties du globe.
Le monde post-west­pha­lien cor­res­pond à l’Europe occi­den­tale, aux deux Amé­riques et à l’Australie ; il pour­suit une tra­jec­toire qui cor­res­pond à l’aboutissement d’une logique que l’on peut faire remon­ter à la crise de conscience euro­péenne consé­cu­tive aux guerres de reli­gion et à des hor­reurs d’une inten­si­té inédite. On l’oublie, mais la guerre de Trente Ans a fait trois à quatre mil­lions de morts dans une Europe cen­trale de dix-sept mil­lions d’habitants. Cela cor­res­pond à un taux de pertes supé­rieur à celui des deux guerres mon­diales. Il en a décou­lé le besoin d’une méca­nique pour sau­ve­gar­der les équi­libres ain­si qu’une volon­té de domes­ti­quer la guerre. Ce furent les congrès, qui, au XVIIIe, sanc­tion­nèrent les conflits (Utrecht, etc.). Ce fut le « concert euro­péen » au XIXe. Le monde post­west­pha­lien ne consi­dère plus la guerre comme un régu­la­teur nor­mal. Il se trouve aujourd’hui struc­tu­rel­le­ment à l’avant-garde de la paci­fi­ca­tion de la pla­nète. Une isla­mi­sa­tion à la Houel­le­becq ne me semble guère pro­bable, mais un poten­tiel de guerre civile a effec­ti­ve­ment émer­gé. Le monde pré­west­pha­lien recouvre la majeure par­tie de l’Afrique. Le risque de guerre découle de celui de dés­in­té­gra­tion des Etats. Le mou­ve­ment de déco­lo­ni­sa­tion s’était pré­sen­té comme devant conduire à la construc­tion d’Etats-nations, west­pha­liens dans leur struc­ture. La pro­messe ne fut pas tenue. Un baro­mètre de la conflic­tua­li­té future est la « san­té de l’Etat ». Celle-ci varie consi­dé­ra­ble­ment, de la dizaine d’Etats afri­cains faillis jusqu’à l’Irak ou la Syrie, mais elle four­nit une clef pour abor­der leur rap­port à la guerre. Quoi qu’il en soit, le grand enjeu demeure la construc­tion ou la conso­li­da­tion d’Etats capables de domes­ti­quer la vio­lence interne et externe. En paral­lèle, un troi­sième monde vit sur les struc­tures west­pha­liennes que l’Europe a long­temps connues. Il cor­res­pond sché­ma­ti­que­ment à la Rus­sie et à une grande par­tie de l’Asie. On y assume cer­taines visées ter­ri­to­riales et la pers­pec­tive de la guerre est accep­tée. On peut pen­ser à la guerre froide qui oppose l’Iran à l’Arabie Saou­dite, et qui se joue par pro­cu­ra­tion au Yémen et en Irak, ou à la situa­tion en Extrême-Orient sou­vent com­pa­rée à l’Europe d’avant 1914. Et le Moyen-Orient com­bine des traits des mondes pré- et néo­west­pha­liens.

Si le monde post-west­pha­lien ne consi­dère plus la guerre comme un moyen de réso­lu­tion nor­male de ses ten­sions internes, il a abon­dam­ment recou­ru à la force armée contre les autres mondes : depuis vingt ans, et sans par­ler des inter­ven­tions de sou­tien à un Etat en crise (majo­ri­té des inter­ven­tions en Afrique), le monde post-west­pha­lien est inter­ve­nu contre la Ser­bie, l’Afghanistan, l’Irak ; il montre sa force en Ukraine face à la Rus­sie. Mal­gré cela, vous sem­blez déce­ler une ten­dance de fond vers un monde glo­ba­le­ment post-west­pha­lien, apai­sé. Cela résiste-t-il à une lec­ture de l’histoire du XXe qui a quand même connu les deux guerres mon­diales ?
Je vous ren­voie aux tra­vaux de Ste­ven Pin­ker et Azar Gat ((. Cf. Ste­ven Pin­ker, The Bet­ter Angels of our nature. The decline of vio­lence in his­to­ry and its causes (Viking, New York, 2011) ; Azar Gat, notam­ment « Is war decli­ning – and why ? », Jour­nal of Peace Research [Sage, Los Angeles, 21 décembre 2012], dis­po­nible sur http://jpr.sagepub.com/ content/50/2/149.)) . Pre­nons les ten­dances très longues. Depuis 5 000 ans, c’est-à-dire depuis l’apparition de l’Etat, on peut dis­tin­guer une ten­dance glo­bale à la paci­fi­ca­tion. Jamais la pla­nète n’a été aus­si en paix. Il n’existe plus aujourd’hui aucun conflit inter­éta­tique, aucune guerre décla­rée entre deux nations. Le monde jouit d’un niveau de paix his­to­ri­que­ment excep­tion­nel, même si l’amplification média­tique nous donne l’impression de vivre cer­nés par la bar­ba­rie. On peut dif­fi­ci­le­ment nier l’existence d’un pro­ces­sus de civi­li­sa­tion et d’extirpation pro­gres­sive de la logique guer­rière. La guerre était autre­fois une réa­li­té aus­si natu­relle et régu­lière que la pluie. Elle fai­sait par­tie de la condi­tion de l’humanité poli­tique. Elle a été éva­cuée du train ordi­naire des affaires étran­gères. C’est un pro­grès. Cela dit, je ne suis pas Pin­ker ou Gat jusqu’au bout. A l’idée d’un pro­grès linéaire, je pré­fère celle d’un pro­grès en tra­jec­toire héli­coï­dale. Benoît XVI a rap­pe­lé que chaque géné­ra­tion reprend à neuf le pro­blème moral. La pos­si­bi­li­té de rechute dans des guerres hyper­bo­liques découle de la part irré­duc­tible de liber­té qui nous est dépar­tie. La bar­ba­rie peut l’emporter à nou­veau, et l’on ne peut pas exclure la rechute dans ces orgies de vio­lence dont le Moyen-Orient pré­fi­gure une forme pos­sible. Je ne vois pas venir de guerre mon­diale avec de grandes mêlées, mais nul ne peut exclure de voir la situa­tion du Moyen-Orient s’étendre à l’échelle de la pla­nète. Et pour aller plus loin, j’assume même une vision par­tiel­le­ment escha­to­lo­gique. L’Incarnation a consti­tué, à cer­tains égards, un contre-péché ori­gi­nel. Saint Augus­tin notait qu’Alaric avait pillé Rome mais épar­gné les sanc­tuaires (cf. La cité de Dieu). Der­rière ce mou­ve­ment his­to­rique vers la paix, je vois une ten­dance teil­har­dienne vers une trans­for­ma­tion de la com­mu­nau­té humaine et un effet du chris­tia­nisme, qui n’exclut ni la pos­si­bi­li­té de rechute, ni le spectre du Cor­rup­tio opti­mi pes­si­ma – que l’on pense au carac­tère anti­hu­ma­niste du nazisme, ou à un Etat isla­mique (Daesh) déli­bé­ré­ment démo­niaque.

On peut tou­te­fois dou­ter que la notion d’Etat s’applique de manière uni­voque à cinq mille ans d’histoire. Pour gar­der un seul exemple, le pas­sage à ce que l’on appelle la « moder­ni­té poli­tique », que la révo­lu­tion fran­çaise a por­tée sur les fonts bap­tis­maux, consti­tue une rup­ture dont il est dif­fi­cile de faire l’économie, d’autant qu’elle porte en elle l’origine des tota­li­ta­rismes occi­den­taux et de leurs consé­quences y com­pris concen­tra­tion­naires. Par ailleurs, sans dis­cu­ter le fond de la pen­sée teil­har­dienne – qui en plus d’un point s’apparente à un gnos­ti­cisme – pen­sez-vous vrai­ment que l’Europe puisse dura­ble­ment béné­fi­cier des fruits d’un chris­tia­nisme qu’elle a lar­ge­ment apos­ta­sié ?
L’apostasie n’est pas géné­rale ; il ne faut pas oublier le dyna­misme chré­tien en Asie ou en Afrique. Au-delà, je crois à une impré­gna­tion durable des men­ta­li­tés. La dis­tinc­tion entre les sphères civiles et reli­gieuses, qui se trouve dans l’Evangile et a été juri­di­que­ment théo­ri­sée de manière signi­fi­ca­tive à par­tir du XIe, demeure une source de paix. Et je parle bien de dis­tinc­tion non-sépa­ra­tive, dis­tinc­tion que la loi de 1905 a per­ver­tie en sépa­ra­tion pour en faire une arme au ser­vice de l’anticléricalisme.
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