Perspectives stratégiques, entre projections et perplexité
Christian Malis est normalien, docteur en histoire et chercheur en stratégie. Il bénéficie en outre d’une expérience concrète : après plusieurs années à la Direction du renseignement militaire (DRM), il a rejoint le groupe Thales où il s’occupe actuellement de stratégie. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Guerre et manœuvre (Economica, coll. Stratégies & doctrines, 2009).
Guerre et stratégie au XXIe siècle (Fayard, 2014) a connu un réel succès. Il offre effectivement de nombreuses pistes, et suscite autant de discussions. Pour notre part, nous nous arrêterons à une question de méthode – abordée sous un angle essentiellement technique, la guerre reste dissociée d’une vision politique générale – et nous nous permettrons de soulever certains doutes sur la tendance kantienne vers la paix universelle que permettrait d’espérer le système actuel, ainsi que sur certains aspects moraux. Nous remercions vivement Christian Malis de s’être aimablement prêté à ce débat.
Catholica – Selon l’une de vos thèses, notre univers stratégique est structuré en trois mondes : un monde postwestphalien, un monde néowestphalien, un monde préwestphalien (pp. 83–84) ((. Les termes néowestphalien, pré-et postwestphalien se rapportent tous au modèle d’organisation interétatique issu du traité de Westphalie (1648), instaurant en principe une reconnaissance de la souveraineté interne des Etats, la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, le respect des pactes et une certaine réglementation du droit et de la conduite de la guerre.)) . Mais le relatif équilibre entre les trois mondes ne pourrait-il pas voler en éclats ? On peut penser au passage à l’islam d’un acteur européen (scénario à la Houellebecq), à l’écroulement de la pyramide des âges russe, chinoise, sud-coréenne ou japonaise, ou à une redistribution des cartes au Moyen-Orient.
Christian Malis – Je crois à la pertinence de cette notion de « trois mondes ». Elle a également été exprimée, sous une forme moins heureuse, par le diplomate britannique Robert Cooper ; on la trouve aussi chez Kissinger. Mais je n’ai pas parlé d’équilibre. Je me borne à un constat empirique, fondé sur le rapport à la guerre qu’entretiennent différentes parties du globe.
Le monde post-westphalien correspond à l’Europe occidentale, aux deux Amériques et à l’Australie ; il poursuit une trajectoire qui correspond à l’aboutissement d’une logique que l’on peut faire remonter à la crise de conscience européenne consécutive aux guerres de religion et à des horreurs d’une intensité inédite. On l’oublie, mais la guerre de Trente Ans a fait trois à quatre millions de morts dans une Europe centrale de dix-sept millions d’habitants. Cela correspond à un taux de pertes supérieur à celui des deux guerres mondiales. Il en a découlé le besoin d’une mécanique pour sauvegarder les équilibres ainsi qu’une volonté de domestiquer la guerre. Ce furent les congrès, qui, au XVIIIe, sanctionnèrent les conflits (Utrecht, etc.). Ce fut le « concert européen » au XIXe. Le monde postwestphalien ne considère plus la guerre comme un régulateur normal. Il se trouve aujourd’hui structurellement à l’avant-garde de la pacification de la planète. Une islamisation à la Houellebecq ne me semble guère probable, mais un potentiel de guerre civile a effectivement émergé. Le monde préwestphalien recouvre la majeure partie de l’Afrique. Le risque de guerre découle de celui de désintégration des Etats. Le mouvement de décolonisation s’était présenté comme devant conduire à la construction d’Etats-nations, westphaliens dans leur structure. La promesse ne fut pas tenue. Un baromètre de la conflictualité future est la « santé de l’Etat ». Celle-ci varie considérablement, de la dizaine d’Etats africains faillis jusqu’à l’Irak ou la Syrie, mais elle fournit une clef pour aborder leur rapport à la guerre. Quoi qu’il en soit, le grand enjeu demeure la construction ou la consolidation d’Etats capables de domestiquer la violence interne et externe. En parallèle, un troisième monde vit sur les structures westphaliennes que l’Europe a longtemps connues. Il correspond schématiquement à la Russie et à une grande partie de l’Asie. On y assume certaines visées territoriales et la perspective de la guerre est acceptée. On peut penser à la guerre froide qui oppose l’Iran à l’Arabie Saoudite, et qui se joue par procuration au Yémen et en Irak, ou à la situation en Extrême-Orient souvent comparée à l’Europe d’avant 1914. Et le Moyen-Orient combine des traits des mondes pré- et néowestphaliens.
Si le monde post-westphalien ne considère plus la guerre comme un moyen de résolution normale de ses tensions internes, il a abondamment recouru à la force armée contre les autres mondes : depuis vingt ans, et sans parler des interventions de soutien à un Etat en crise (majorité des interventions en Afrique), le monde post-westphalien est intervenu contre la Serbie, l’Afghanistan, l’Irak ; il montre sa force en Ukraine face à la Russie. Malgré cela, vous semblez déceler une tendance de fond vers un monde globalement post-westphalien, apaisé. Cela résiste-t-il à une lecture de l’histoire du XXe qui a quand même connu les deux guerres mondiales ?
Je vous renvoie aux travaux de Steven Pinker et Azar Gat ((. Cf. Steven Pinker, The Better Angels of our nature. The decline of violence in history and its causes (Viking, New York, 2011) ; Azar Gat, notamment « Is war declining – and why ? », Journal of Peace Research [Sage, Los Angeles, 21 décembre 2012], disponible sur http://jpr.sagepub.com/ content/50/2/149.)) . Prenons les tendances très longues. Depuis 5 000 ans, c’est-à-dire depuis l’apparition de l’Etat, on peut distinguer une tendance globale à la pacification. Jamais la planète n’a été aussi en paix. Il n’existe plus aujourd’hui aucun conflit interétatique, aucune guerre déclarée entre deux nations. Le monde jouit d’un niveau de paix historiquement exceptionnel, même si l’amplification médiatique nous donne l’impression de vivre cernés par la barbarie. On peut difficilement nier l’existence d’un processus de civilisation et d’extirpation progressive de la logique guerrière. La guerre était autrefois une réalité aussi naturelle et régulière que la pluie. Elle faisait partie de la condition de l’humanité politique. Elle a été évacuée du train ordinaire des affaires étrangères. C’est un progrès. Cela dit, je ne suis pas Pinker ou Gat jusqu’au bout. A l’idée d’un progrès linéaire, je préfère celle d’un progrès en trajectoire hélicoïdale. Benoît XVI a rappelé que chaque génération reprend à neuf le problème moral. La possibilité de rechute dans des guerres hyperboliques découle de la part irréductible de liberté qui nous est départie. La barbarie peut l’emporter à nouveau, et l’on ne peut pas exclure la rechute dans ces orgies de violence dont le Moyen-Orient préfigure une forme possible. Je ne vois pas venir de guerre mondiale avec de grandes mêlées, mais nul ne peut exclure de voir la situation du Moyen-Orient s’étendre à l’échelle de la planète. Et pour aller plus loin, j’assume même une vision partiellement eschatologique. L’Incarnation a constitué, à certains égards, un contre-péché originel. Saint Augustin notait qu’Alaric avait pillé Rome mais épargné les sanctuaires (cf. La cité de Dieu). Derrière ce mouvement historique vers la paix, je vois une tendance teilhardienne vers une transformation de la communauté humaine et un effet du christianisme, qui n’exclut ni la possibilité de rechute, ni le spectre du Corruptio optimi pessima – que l’on pense au caractère antihumaniste du nazisme, ou à un Etat islamique (Daesh) délibérément démoniaque.
On peut toutefois douter que la notion d’Etat s’applique de manière univoque à cinq mille ans d’histoire. Pour garder un seul exemple, le passage à ce que l’on appelle la « modernité politique », que la révolution française a portée sur les fonts baptismaux, constitue une rupture dont il est difficile de faire l’économie, d’autant qu’elle porte en elle l’origine des totalitarismes occidentaux et de leurs conséquences y compris concentrationnaires. Par ailleurs, sans discuter le fond de la pensée teilhardienne – qui en plus d’un point s’apparente à un gnosticisme – pensez-vous vraiment que l’Europe puisse durablement bénéficier des fruits d’un christianisme qu’elle a largement apostasié ?
L’apostasie n’est pas générale ; il ne faut pas oublier le dynamisme chrétien en Asie ou en Afrique. Au-delà, je crois à une imprégnation durable des mentalités. La distinction entre les sphères civiles et religieuses, qui se trouve dans l’Evangile et a été juridiquement théorisée de manière significative à partir du XIe, demeure une source de paix. Et je parle bien de distinction non-séparative, distinction que la loi de 1905 a pervertie en séparation pour en faire une arme au service de l’anticléricalisme.
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