Revue de réflexion politique et religieuse.

Théo­lo­gie du peuple et « sen­sus fidei »

Article publié le 25 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les docu­ments publiés par la Com­mis­sion théo­lo­gique inter­na­tio­nale (CTI) ont très sou­vent un lien avec un aspect de l’enseignement ou de la vie de l’Eglise qui, dans son expli­ci­ta­tion ou sa récep­tion contem­po­raine, sus­cite un débat. Le der­nier en date, inti­tu­lé Le sen­sus fidei dans la vie de l’Eglise ((. Com­mis­sion théo­lo­gique inter­na­tio­nale, Le « sen­sus fidei » dans la vie de l’Eglise. Sui­vi de Pour lire le docu­ment « Le sen­sus fidei dans la vie de l’Eglise » par le Fr. Serge-Tho­mas Boni­no, o.p., Cerf, 2014, 148 p., 14 €.)) , ne déroge pas à la règle. On note­ra tout d’abord qu’il fait suite à un pré­cé­dent docu­ment, sur la théo­lo­gie ((. La théo­lo­gie aujourd’hui. Pers­pec­tives, prin­cipes et cri­tères, 2012. )) , et si l’un et l’autre textes ne le men­tionnent pas expli­ci­te­ment, un élé­ment carac­té­ris­tique des rela­tions entre une par­tie des théo­lo­giens et les ins­tances magis­té­rielles est sous-jacent aux deux : la reven­di­ca­tion par les pre­miers, au moins depuis l’encyclique Humanæ vitæ, d’un magis­tère théo­lo­gique dont la légi­ti­mi­té rési­de­rait en sa capa­ci­té à expli­ci­ter la foi des chré­tiens d’aujourd’hui. Alors, le dis­sen­ti­ment n’en serait pas un, mais le dia­logue entre vues théo­lo­giques, doc­tri­nales et sur­tout morales, plu­rielles, s’efforçant les unes (le magis­tère) comme les autres (les théo­lo­giens, les agents pas­to­raux, la conscience indi­vi­duelle) de mettre en lumière ce qui seul est le fon­de­ment : la foi du Peuple de Dieu, son sen­sus fidei. Un second rap­port doit être noté avec l’actualité, ici plus pré­cise et plus vive. Le P. Boni­no le relève dans la pré­sen­ta­tion du docu­ment : c’est au regard d’une concep­tion spé­ci­fique du sen­sus fidei qu’il convient de le situer, celle que le pape Fran­çois affec­tionne, sur fond de théo­lo­gie du peuple. Le docu­ment entend-il la légi­ti­mer, l’associant à une pré­sen­ta­tion plu­tôt clas­sique ? En tout cas, le domi­ni­cain, secré­taire de la CTI, le note : « Le sen­sus fidei se révèle, en effet, un thème clé de la pen­sée théo­lo­gique du pape Fran­çois », et il en rap­pelle les élé­ments carac­té­ris­tiques : le peuple a des « intui­tions » dont les pauvres sont « comme les gar­diens ».
La « reli­gion popu­laire » est le siège d’une « pro­fonde sagesse évan­gé­lique, d’ordre affec­tif et exis­ten­tiel », et cette sagesse s’exprime donc sous cette forme, qui « pré­cède » la réflexion théo­lo­gique et en consti­tue un « lieu » – au sens tech­nique de source – majeur. Mais, si le pro­pos ber­go­glien, avec rai­son, prend en bonne part la par­ti­ci­pa­tion active du peuple dans la foi de l’Eglise, cela est selon une moda­li­té englo­bante pro­blé­ma­tique. Ques­tion de mesure, dira-t-on : certes, mais, s’il est vrai que le peuple de la théo­lo­gie épo­nyme n’est pas per­çu selon une pers­pec­tive mar­xiste, l’approche n’en demeure pas moins dépen­dante d’un fond com­mun imma­nen­tiste, anti-intel­lec­tuel et anti-ins­ti­tu­tion­nel (sauf si l’institution, cha­ris­ma­tique ou popu­liste, se donne comme le cata­ly­seur et l’interprète du peuple) ; ce qui ne manque pas d’interroger sur le lien entre­te­nu avec la dimen­sion ver­ti­cale, tant la révé­la­tion que l’Eglise ensei­gnante. De plus, selon les termes du docu­ment, le sens du peuple, dont Fran­çois est le chantre, se fait pros­pec­tif, il est d’ailleurs peut-être d’abord cela (fas­ci­na­tion des théo­lo­gies lati­no-amé­ri­caines pour la praxis?) : « Le peuple a du « flair » […] pour trou­ver de nou­velles voies dans le che­min ». Et le P. Boni­no, en termes mesu­rés, de faire le lien avec la consul­ta­tion préa­lable au synode sur la famille, et d’ouvrir sur le docu­ment de la CTI, car celui-ci cla­ri­fie­rait tant cette réa­li­té du sen­sus fidei que la ques­tion de la consul­ta­tion des fidèles.
Y par­vient-il ? Pour autant que la chro­no­lo­gie apporte quelque lumière, c’est la confron­ta­tion entre théo­lo­giens et magis­tère qui appa­raît pre­mière pour déter­mi­ner l’intention du texte ; et si la pen­sée ber­go­glienne s’est comme invi­tée, elle n’est trai­tée qu’incidemment.
Le docu­ment, à la pré­sen­ta­tion duquel on s’attelle main­te­nant, aborde en fait le sujet selon des pers­pec­tives plus larges. Dans un pre­mier cha­pitre, est éta­bli un som­maire dos­sier biblique et his­to­rique, essen­tiel­le­ment des­crip­tif et, en défi­ni­tive, sans réelle influence sur la suite. Puis sont envi­sa­gées les deux accep­tions de l’expression : le sen­sus fidei fide­lis (cha­pitre 2), le sen­sus fidei fide­lium (cha­pitre 3) ; l’ensemble débou­chant sur le cha­pitre 4 inti­tu­lé : « Com­ment dis­cer­ner les mani­fes­ta­tions authen­tiques du sen­sus fidei ».
Il faut effec­ti­ve­ment cla­ri­fier les termes : « Comme concept théo­lo­gique, le sen­sus fidei fait réfé­rence à deux réa­li­tés qui sont dis­tinctes, bien qu’étroitement connexes ; le sujet propre de l’une est l’Eglise, « colonne et sup­port de la véri­té » (1 Tm 3, 15), alors que le sujet de l’autre est le croyant indi­vi­duel, qui appar­tient à l’Eglise par les sacre­ments de l’initiation et qui par­ti­cipe à la foi et à la vie de l’Eglise, en par­ti­cu­lier au moyen de la célé­bra­tion régu­lière de l’Eucharistie. » (n. 3)
Le cha­pitre 2 porte ain­si sur le sen­sus fide­lis, la réa­li­té spi­ri­tuelle dont le sujet est le bap­ti­sé. L’approche tho­miste, fort bien venue et pré­sen­tée clai­re­ment, a son point de départ dans la dis­po­si­tion inhé­rente à toute ver­tu, dis­po­si­tion qui conna­tu­ra­lise, c’est-à-dire fait par­ti­ci­per l’homme ver­tueux à ce qui carac­té­rise l’objet de sa ver­tu. Dis­po­si­tion que l’on qua­li­fie d’instinct, mais qui, sans rele­ver de la science, du rai­son­ne­ment, n’en est pas moins une connais­sance. Lorsque cette ver­tu est théo­lo­gale (foi, espé­rance et cha­ri­té), la ver­tu et l’instinct qui lui est intrin­sè­que­ment lié, ont leur source et leur objet en Dieu. Dès lors, « [p]ar la grâce et les ver­tus théo­lo­gales, les croyants deviennent « par­ti­ci­pants de la nature divine » (2 P 1,4) et sont de quelque manière conna­tu­ra­li­sés à Dieu » (n. 53). Ce sen­sus fidei du croyant se mani­feste de trois manières prin­ci­pales : « dis­cer­ner si tel ensei­gne­ment par­ti­cu­lier ou si telle pra­tique qui se pré­sente à lui dans l’Eglise est cohé­rent ou non avec la vraie foi […] ; dis­tin­guer dans la pré­di­ca­tion l’essentiel du secon­daire ; […] déter­mi­ner et […] mettre en pra­tique le témoi­gnage à rendre à Jésus-Christ dans le contexte his­to­rique et cultu­rel par­ti­cu­lier dans lequel il vit » (n. 60). La ques­tion ne manque pas alors de savoir quelle est la véri­té de ces mani­fes­ta­tions. Le docu­ment, en deux courtes phrases, en donne la por­tée, garan­tie par Dieu, sa source et son objet, mais aus­si les pos­sibles limites, qui tiennent à ce qu’est le croyant : « Le sen­sus fidei fide­lis est infaillible de lui-même en ce qui concerne son objet, la vraie foi. Cepen­dant, dans l’univers men­tal concret du croyant, les justes intui­tions du sen­sus fidei peuvent se trou­ver mélan­gées à diverses opi­nions pure­ment humaines, ou même à des erreurs liées aux étroi­tesses d’un contexte cultu­rel don­né » (n. 55). Contraint et éven­tuel­le­ment dégra­dé ain­si, le sen­sus fide­lis peut à l’inverse croître, à pro­por­tion du déve­lop­pe­ment d’une « foi vivante et vécue (fides for­ma­ta) » (n. 57), jusqu’à por­ter le nom de sagesse et d’intelligence spi­ri­tuelle (cf. n. 58). Ici auraient été bien­ve­nus quelques aper­çus sur la sagesse des saints, sur la décla­ra­tion de Cathe­rine de Sienne, Thé­rèse d’Avila et Thé­rèse de Lisieux comme doc­teurs de l’Eglise, etc. Le Caté­chisme de l’Eglise catho­lique use ain­si assez fré­quem­ment de ce qu’on a pu appe­ler la théo­lo­gie des saints. Com­pa­ra­ti­ve­ment, on sera plus dif­fi­ci­le­ment convain­cu par un exemple don­né au cha­pitre 3 : « Le déve­lop­pe­ment sai­sis­sant, même s’il est homo­gène, entre la condam­na­tion des thèses « libé­rales » conte­nue dans la par­tie X du Syl­la­bus des erreurs du pape Pie IX (1864), et la décla­ra­tion sur la liber­té reli­gieuse Digni­ta­tis humanæ de Vati­can II (1965), [per­mis par] l’engagement de nom­breux chré­tiens dans le com­bat pour les droits de l’homme » (n. 73).
Si le bap­ti­sé a une telle capa­ci­té, c’est en rai­son de son appar­te­nance à l’Eglise. Et c’est encore au niveau de la vie de l’Eglise qu’il sera pos­sible de juger la vali­di­té de tel choix ou de tel refus effec­tué par un bap­ti­sé ou un groupe de bap­ti­sés. Il convient donc de pas­ser du sen­sus fide­lis au sen­sus fide­lium ou « sen­sus Eccle­siæ » (n. 66, ren­voyant au concile de Trente).
De ce der­nier, le docu­ment pose le prin­cipe, en se fon­dant sur les consti­tu­tions Dei Ver­bum et Lumen Gen­tium : « L’Eglise tout entière, laïcs et hié­rar­chie réunis, porte la res­pon­sa­bi­li­té de la révé­la­tion conte­nue dans les saintes Ecri­tures et dans la Tra­di­tion apos­to­lique vivante » (n. 67). Par là, la CTI entend repous­ser l’idée que les fidèles ne sont que « les des­ti­na­taires pas­sifs de ce que la hié­rar­chie enseigne » (ibid.), sans pour autant nier que celle-ci soit l’Eglise ensei­gnante, ni sug­gé­rer que le consen­te­ment des fidèles soit requis. Au contraire, après avoir rap­pe­lé que le concile Vati­can I, dans la consti­tu­tion Pas­tor Æter­nus, défi­nis­sant l’infaillibilité pon­ti­fi­cale, avait affir­mé que les défi­ni­tions du Pon­tife romain « sont irré­for­mables par elles-mêmes et non en ver­tu du consen­te­ment de l’Eglise », la CTI com­mente : « Cela ne rend pas le consen­sus Eccle­siæ super­flu. Ce qui est exclu est la théo­rie selon laquelle une telle défi­ni­tion récla­me­rait ce consen­te­ment, anté­cé­dent ou consé­quent, comme condi­tion pour faire auto­ri­té » (n. 40) ; et de citer à l’appui le décret Lamen­ta­bi­li (1907).
La ligne est ici clai­re­ment ins­pi­rée de New­man et de son texte sur la consul­ta­tion des fidèles en matière de doc­trine, comme de Congar et de ses tra­vaux sur une théo­lo­gie du laï­cat. Mais, même au regard de la seconde source, on juge­ra que le texte ter­mine un peu pau­vre­ment sur des consi­dé­ra­tions super­fi­cielles concer­nant les « divers moyens ins­ti­tu­tion­nels par les­quels les fidèles peuvent être enten­dus et consul­tés de façon plus for­melle » : conciles par­ti­cu­liers, synodes dio­cé­sains, conseil pas­to­ral de chaque dio­cèse, conseils pas­to­raux dans les paroisses (n. 125), res­tant sauve une exi­gence : que « les pas­teurs et les laïcs res­pectent leurs cha­rismes mutuels et [qu]’ils prennent sans cesse soin d’écouter leurs expé­riences et leurs pré­oc­cu­pa­tions réci­proques » (n. 126).
Si le docu­ment abou­tit à cela, c’est, il nous semble, parce qu’il a, entre-temps, mis en valeur, à côté d’une dimen­sion rétros­pec­tive, une dimen­sion pros­pec­tive du sen­sus fidei. La pre­mière est clas­sique et tient prin­ci­pa­le­ment en ce que l’accord des fidèles (consen­sus fide­lium), et plus encore l’accord des fidèles et des évêques (conspi­ra­tio pas­to­rum et fide­lium), est à la fois un cri­tère du carac­tère révé­lé d’une doc­trine, via la Tra­di­tion non écrite, et un motif pour que celle-ci soit défi­nie : Pie IX et Pie XII l’ont for­te­ment sou­li­gné lors de la pro­cla­ma­tion des dogmes de l’Immaculée Concep­tion et de l’Assomption de la Vierge Marie.
La seconde dimen­sion, pros­pec­tive, en semble être le corol­laire lorsqu’on se tourne, non vers le pas­sé, mais vers le futur. Mais l’analogie ne sau­rait être pous­sée trop loin, car la pre­mière est inti­me­ment liée au dépôt objec­tif de la foi, dépôt ache­vé et clos, dont l’Eglise est la dépo­si­taire ; il y a là une indé­fec­ti­bi­li­té, une infailli­bi­li­té propre. On ne sau­rait exhaus­ser au même degré toute action de ou dans l’Eglise, dans son rap­port aux « signes des temps » (n. 70). Dit autre­ment, l’action des « divers moyens ins­ti­tu­tion­nels » évo­qués ne relève pas de ce champ-là. Le docu­ment aurait gagné à dis­tin­guer plus clai­re­ment ; ce que ne font pas les phrases sui­vantes : « Face à de nou­velles cir­cons­tances, les fidèles en géné­ral, les pas­teurs et les théo­lo­giens ont tous leurs rôles res­pec­tifs à jouer ; il leur faut faire preuve de patience et de res­pect dans leurs rap­ports mutuels, s’ils veulent par­ve­nir à cla­ri­fier le sen­sus fidei et à réa­li­ser un vrai consen­sus fide­lium, une conspi­ra­tio pas­to­rum et fide­lium. » (n. 71)
On note­ra un autre aspect ambi­gu, connexe au pré­cé­dent : la dif­fé­rence entre opi­nion publique majo­ri­taire et sen­sus fidei est clai­re­ment rap­pe­lée, mais sur fond d’une recon­nais­sance naïve de la démo­cra­tie actuelle : « L’opinion publique ne peut donc jouer dans l’Eglise le rôle déter­mi­nant qu’elle joue de façon légi­time dans les socié­tés poli­tiques qui se fondent sur le prin­cipe de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire, même si elle a effec­ti­ve­ment un rôle propre dans l’Eglise, comme nous allons nous effor­cer de l’éclaircir par la suite. » (n. 114) Mais rien n’est dit, par la suite, de l’indispensable fon­de­ment dans la rai­son et dans la loi natu­relle pour qu’opinion et sou­ve­rai­ne­té aient une figure accep­table.
Au total, ce docu­ment pour­ra être utile, en rai­son de sa péda­go­gie, pour une pre­mière approche, et même plus pous­sée, au vu des mul­tiples réfé­rences don­nées en note. Mais la ques­tion que nous posions en com­men­çant demeure : suf­fi­ra-t-il à lever le carac­tère flou entou­rant le concept de « flair »…
On ne sau­rait repro­cher au docu­ment de ne pas avoir anti­ci­pé ce à quoi le synode sur la famille a don­né lieu ; mais on peut craindre qu’il n’aide pas à mieux pen­ser et agir en de telles situa­tions.

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