Théologie du peuple et « sensus fidei »
Les documents publiés par la Commission théologique internationale (CTI) ont très souvent un lien avec un aspect de l’enseignement ou de la vie de l’Eglise qui, dans son explicitation ou sa réception contemporaine, suscite un débat. Le dernier en date, intitulé Le sensus fidei dans la vie de l’Eglise ((. Commission théologique internationale, Le « sensus fidei » dans la vie de l’Eglise. Suivi de Pour lire le document « Le sensus fidei dans la vie de l’Eglise » par le Fr. Serge-Thomas Bonino, o.p., Cerf, 2014, 148 p., 14 €.)) , ne déroge pas à la règle. On notera tout d’abord qu’il fait suite à un précédent document, sur la théologie ((. La théologie aujourd’hui. Perspectives, principes et critères, 2012. )) , et si l’un et l’autre textes ne le mentionnent pas explicitement, un élément caractéristique des relations entre une partie des théologiens et les instances magistérielles est sous-jacent aux deux : la revendication par les premiers, au moins depuis l’encyclique Humanæ vitæ, d’un magistère théologique dont la légitimité résiderait en sa capacité à expliciter la foi des chrétiens d’aujourd’hui. Alors, le dissentiment n’en serait pas un, mais le dialogue entre vues théologiques, doctrinales et surtout morales, plurielles, s’efforçant les unes (le magistère) comme les autres (les théologiens, les agents pastoraux, la conscience individuelle) de mettre en lumière ce qui seul est le fondement : la foi du Peuple de Dieu, son sensus fidei. Un second rapport doit être noté avec l’actualité, ici plus précise et plus vive. Le P. Bonino le relève dans la présentation du document : c’est au regard d’une conception spécifique du sensus fidei qu’il convient de le situer, celle que le pape François affectionne, sur fond de théologie du peuple. Le document entend-il la légitimer, l’associant à une présentation plutôt classique ? En tout cas, le dominicain, secrétaire de la CTI, le note : « Le sensus fidei se révèle, en effet, un thème clé de la pensée théologique du pape François », et il en rappelle les éléments caractéristiques : le peuple a des « intuitions » dont les pauvres sont « comme les gardiens ».
La « religion populaire » est le siège d’une « profonde sagesse évangélique, d’ordre affectif et existentiel », et cette sagesse s’exprime donc sous cette forme, qui « précède » la réflexion théologique et en constitue un « lieu » – au sens technique de source – majeur. Mais, si le propos bergoglien, avec raison, prend en bonne part la participation active du peuple dans la foi de l’Eglise, cela est selon une modalité englobante problématique. Question de mesure, dira-t-on : certes, mais, s’il est vrai que le peuple de la théologie éponyme n’est pas perçu selon une perspective marxiste, l’approche n’en demeure pas moins dépendante d’un fond commun immanentiste, anti-intellectuel et anti-institutionnel (sauf si l’institution, charismatique ou populiste, se donne comme le catalyseur et l’interprète du peuple) ; ce qui ne manque pas d’interroger sur le lien entretenu avec la dimension verticale, tant la révélation que l’Eglise enseignante. De plus, selon les termes du document, le sens du peuple, dont François est le chantre, se fait prospectif, il est d’ailleurs peut-être d’abord cela (fascination des théologies latino-américaines pour la praxis?) : « Le peuple a du « flair » […] pour trouver de nouvelles voies dans le chemin ». Et le P. Bonino, en termes mesurés, de faire le lien avec la consultation préalable au synode sur la famille, et d’ouvrir sur le document de la CTI, car celui-ci clarifierait tant cette réalité du sensus fidei que la question de la consultation des fidèles.
Y parvient-il ? Pour autant que la chronologie apporte quelque lumière, c’est la confrontation entre théologiens et magistère qui apparaît première pour déterminer l’intention du texte ; et si la pensée bergoglienne s’est comme invitée, elle n’est traitée qu’incidemment.
Le document, à la présentation duquel on s’attelle maintenant, aborde en fait le sujet selon des perspectives plus larges. Dans un premier chapitre, est établi un sommaire dossier biblique et historique, essentiellement descriptif et, en définitive, sans réelle influence sur la suite. Puis sont envisagées les deux acceptions de l’expression : le sensus fidei fidelis (chapitre 2), le sensus fidei fidelium (chapitre 3) ; l’ensemble débouchant sur le chapitre 4 intitulé : « Comment discerner les manifestations authentiques du sensus fidei ».
Il faut effectivement clarifier les termes : « Comme concept théologique, le sensus fidei fait référence à deux réalités qui sont distinctes, bien qu’étroitement connexes ; le sujet propre de l’une est l’Eglise, « colonne et support de la vérité » (1 Tm 3, 15), alors que le sujet de l’autre est le croyant individuel, qui appartient à l’Eglise par les sacrements de l’initiation et qui participe à la foi et à la vie de l’Eglise, en particulier au moyen de la célébration régulière de l’Eucharistie. » (n. 3)
Le chapitre 2 porte ainsi sur le sensus fidelis, la réalité spirituelle dont le sujet est le baptisé. L’approche thomiste, fort bien venue et présentée clairement, a son point de départ dans la disposition inhérente à toute vertu, disposition qui connaturalise, c’est-à-dire fait participer l’homme vertueux à ce qui caractérise l’objet de sa vertu. Disposition que l’on qualifie d’instinct, mais qui, sans relever de la science, du raisonnement, n’en est pas moins une connaissance. Lorsque cette vertu est théologale (foi, espérance et charité), la vertu et l’instinct qui lui est intrinsèquement lié, ont leur source et leur objet en Dieu. Dès lors, « [p]ar la grâce et les vertus théologales, les croyants deviennent « participants de la nature divine » (2 P 1,4) et sont de quelque manière connaturalisés à Dieu » (n. 53). Ce sensus fidei du croyant se manifeste de trois manières principales : « discerner si tel enseignement particulier ou si telle pratique qui se présente à lui dans l’Eglise est cohérent ou non avec la vraie foi […] ; distinguer dans la prédication l’essentiel du secondaire ; […] déterminer et […] mettre en pratique le témoignage à rendre à Jésus-Christ dans le contexte historique et culturel particulier dans lequel il vit » (n. 60). La question ne manque pas alors de savoir quelle est la vérité de ces manifestations. Le document, en deux courtes phrases, en donne la portée, garantie par Dieu, sa source et son objet, mais aussi les possibles limites, qui tiennent à ce qu’est le croyant : « Le sensus fidei fidelis est infaillible de lui-même en ce qui concerne son objet, la vraie foi. Cependant, dans l’univers mental concret du croyant, les justes intuitions du sensus fidei peuvent se trouver mélangées à diverses opinions purement humaines, ou même à des erreurs liées aux étroitesses d’un contexte culturel donné » (n. 55). Contraint et éventuellement dégradé ainsi, le sensus fidelis peut à l’inverse croître, à proportion du développement d’une « foi vivante et vécue (fides formata) » (n. 57), jusqu’à porter le nom de sagesse et d’intelligence spirituelle (cf. n. 58). Ici auraient été bienvenus quelques aperçus sur la sagesse des saints, sur la déclaration de Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila et Thérèse de Lisieux comme docteurs de l’Eglise, etc. Le Catéchisme de l’Eglise catholique use ainsi assez fréquemment de ce qu’on a pu appeler la théologie des saints. Comparativement, on sera plus difficilement convaincu par un exemple donné au chapitre 3 : « Le développement saisissant, même s’il est homogène, entre la condamnation des thèses « libérales » contenue dans la partie X du Syllabus des erreurs du pape Pie IX (1864), et la déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanæ de Vatican II (1965), [permis par] l’engagement de nombreux chrétiens dans le combat pour les droits de l’homme » (n. 73).
Si le baptisé a une telle capacité, c’est en raison de son appartenance à l’Eglise. Et c’est encore au niveau de la vie de l’Eglise qu’il sera possible de juger la validité de tel choix ou de tel refus effectué par un baptisé ou un groupe de baptisés. Il convient donc de passer du sensus fidelis au sensus fidelium ou « sensus Ecclesiæ » (n. 66, renvoyant au concile de Trente).
De ce dernier, le document pose le principe, en se fondant sur les constitutions Dei Verbum et Lumen Gentium : « L’Eglise tout entière, laïcs et hiérarchie réunis, porte la responsabilité de la révélation contenue dans les saintes Ecritures et dans la Tradition apostolique vivante » (n. 67). Par là, la CTI entend repousser l’idée que les fidèles ne sont que « les destinataires passifs de ce que la hiérarchie enseigne » (ibid.), sans pour autant nier que celle-ci soit l’Eglise enseignante, ni suggérer que le consentement des fidèles soit requis. Au contraire, après avoir rappelé que le concile Vatican I, dans la constitution Pastor Æternus, définissant l’infaillibilité pontificale, avait affirmé que les définitions du Pontife romain « sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Eglise », la CTI commente : « Cela ne rend pas le consensus Ecclesiæ superflu. Ce qui est exclu est la théorie selon laquelle une telle définition réclamerait ce consentement, antécédent ou conséquent, comme condition pour faire autorité » (n. 40) ; et de citer à l’appui le décret Lamentabili (1907).
La ligne est ici clairement inspirée de Newman et de son texte sur la consultation des fidèles en matière de doctrine, comme de Congar et de ses travaux sur une théologie du laïcat. Mais, même au regard de la seconde source, on jugera que le texte termine un peu pauvrement sur des considérations superficielles concernant les « divers moyens institutionnels par lesquels les fidèles peuvent être entendus et consultés de façon plus formelle » : conciles particuliers, synodes diocésains, conseil pastoral de chaque diocèse, conseils pastoraux dans les paroisses (n. 125), restant sauve une exigence : que « les pasteurs et les laïcs respectent leurs charismes mutuels et [qu]’ils prennent sans cesse soin d’écouter leurs expériences et leurs préoccupations réciproques » (n. 126).
Si le document aboutit à cela, c’est, il nous semble, parce qu’il a, entre-temps, mis en valeur, à côté d’une dimension rétrospective, une dimension prospective du sensus fidei. La première est classique et tient principalement en ce que l’accord des fidèles (consensus fidelium), et plus encore l’accord des fidèles et des évêques (conspiratio pastorum et fidelium), est à la fois un critère du caractère révélé d’une doctrine, via la Tradition non écrite, et un motif pour que celle-ci soit définie : Pie IX et Pie XII l’ont fortement souligné lors de la proclamation des dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption de la Vierge Marie.
La seconde dimension, prospective, en semble être le corollaire lorsqu’on se tourne, non vers le passé, mais vers le futur. Mais l’analogie ne saurait être poussée trop loin, car la première est intimement liée au dépôt objectif de la foi, dépôt achevé et clos, dont l’Eglise est la dépositaire ; il y a là une indéfectibilité, une infaillibilité propre. On ne saurait exhausser au même degré toute action de ou dans l’Eglise, dans son rapport aux « signes des temps » (n. 70). Dit autrement, l’action des « divers moyens institutionnels » évoqués ne relève pas de ce champ-là. Le document aurait gagné à distinguer plus clairement ; ce que ne font pas les phrases suivantes : « Face à de nouvelles circonstances, les fidèles en général, les pasteurs et les théologiens ont tous leurs rôles respectifs à jouer ; il leur faut faire preuve de patience et de respect dans leurs rapports mutuels, s’ils veulent parvenir à clarifier le sensus fidei et à réaliser un vrai consensus fidelium, une conspiratio pastorum et fidelium. » (n. 71)
On notera un autre aspect ambigu, connexe au précédent : la différence entre opinion publique majoritaire et sensus fidei est clairement rappelée, mais sur fond d’une reconnaissance naïve de la démocratie actuelle : « L’opinion publique ne peut donc jouer dans l’Eglise le rôle déterminant qu’elle joue de façon légitime dans les sociétés politiques qui se fondent sur le principe de la souveraineté populaire, même si elle a effectivement un rôle propre dans l’Eglise, comme nous allons nous efforcer de l’éclaircir par la suite. » (n. 114) Mais rien n’est dit, par la suite, de l’indispensable fondement dans la raison et dans la loi naturelle pour qu’opinion et souveraineté aient une figure acceptable.
Au total, ce document pourra être utile, en raison de sa pédagogie, pour une première approche, et même plus poussée, au vu des multiples références données en note. Mais la question que nous posions en commençant demeure : suffira-t-il à lever le caractère flou entourant le concept de « flair »…
On ne saurait reprocher au document de ne pas avoir anticipé ce à quoi le synode sur la famille a donné lieu ; mais on peut craindre qu’il n’aide pas à mieux penser et agir en de telles situations.