Numéro 129 : Les deux étendards
La première réunion de l’assemblée générale extraordinaire du Synode sur la famille et l’année qui s’est écoulée depuis ont créé une vaste confusion dans les esprits, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Eglise. Cette situation rappelle, toutes proportions gardées, le climat de pressions et d’anarchie intellectuelle des années conciliaires.
Vatican II avait fait l’objet d’une préparation discrète assurée par la Curie romaine, tandis que quelques prélats avaient en vue d’accélérer certaines ruptures, mais l’intrusion des médias dans les débats fut décisive pour les ouvrir sur la place publique. Les tensions internes entre Pères conciliaires ont été fortes, mais n’ont concerné en fait que des minorités actives, leur enjeu échappant à la majorité. Au départ, leurs protagonistes agissaient en ordre dispersé, ils n’avaient pas encore formé de réseaux organisés. De plus la mobilisation des forces en présence n’avait pas suivi le même tempo, la minorité traditionnelle ne se structurant que vers la fin de l’événement en réponse à l’activisme du camp opposé, plus rapide à se fédérer et bénéficiant de la caisse de résonance des grands médias.
Cinquante ans plus tard on retrouve plusieurs de ces traits, avec les différences inhérentes à l’époque, mais aussi dans des conditions qui favorisent une plus rapide dramatisation, et certaines modifications sensibles de style.
Un point apparaît commun aux deux événements : la consigne donnée par les invitants, Jean XXIII et François. Le premier, dans son discours d’ouverture du 11 octobre 1962, appelait à procéder à une mise à jour (en italien, un aggiornamento), non pour déclasser la « vérité catholique » mais pour que « les âmes en soient plus pleinement imprégnées et informées, comme l’espèrent ardemment tous les sincères partisans de la vérité chrétienne, catholique, apostolique ». A cette intention était ajoutée une indication de méthode, celle-là même que l’on retrouve aujourd’hui dans les débats autour du mariage, conduisant à distinguer entre exposé dogmatique (ou discipline irréformable) et modalité « pastorale », pour ne s’intéresser qu’à cette dernière.
Jean XXIII poursuivait donc : « Il convient que cette doctrine sûre et immuable, à laquelle on doit adhérer de manière fidèle, soit approfondie et exposée selon des demandes de notre temps. En effet, autre est le dépôt de la Foi, c’est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérée doctrine, autre est le mode par lequel elles sont annoncées avec toujours le même sens et dans la même acception. Une grande importance sera donnée à cette méthode, et si cela est nécessaire, elle sera appliquée avec patience ; on devra par conséquent adopter cette manière d’exposition qui correspond le plus au magistère, dont le caractère est avant tout pastoral. » Le propos n’induisait pas à opposer vérité dogmatique et pastorale, puisque le « mode » auquel il était fait allusion devait permettre la fidélité au « même sens » et à « la même acception », allusion assez claire à la règle du développement homogène de l’intelligence de la Révélation. C’est le déroulement ultérieur des débats internes et externes, ainsi que les interventions de Jean XXIII et de Paul VI, qui ont donné à l’aggiornamento son sens effectif, celui non pas d’une rénovation pédagogique, mais d’une mise en adéquation avec les exigences de la culture dominante du moment, la condamnation préventive des « prophètes de malheur » par Jean XXIII, dans un petit passage du même discours inaugural, levant les inhibitions.
Aujourd’hui, le discours n’est pas très différent, au-delà des très importants changements de circonstances. Il est inutile d’insister sur la manière dont le « monde » actuel traite l’Eglise, avec une hostilité partagée entre agressions et flatteries riches de sous-entendus. D’un côté ce sont des injonctions constantes et des campagnes orchestrées pour que l’Eglise s’aligne sur les grandes « valeurs » postmodernes, de l’autre l’entretien d’un concert incessant de louanges adressées à un François mythifié plus encore que ne le fut le Bon pape Jean, louanges qui constituent autant de messages assez clairs sur ce qui est attendu de lui. Face à cela, les orientations données au Synode — dont l’objet est limité, mais à un point essentiel, la famille, que l’esprit révolutionnaire contemporain vise comme sa première cible — sont placées sous les signes ambigus de la pastorale et de la miséricorde — les deux mots clés de Walter Kasper — tandis que passent au second rang la justice, le repentir, la primauté de la loi divine.
En outre, dans le déroulement même de la première assemblée du Synode, l’an dernier, et depuis, on a pu assister à un certain nombre de manœuvres obliques, de non respect des règles, de tentatives pour forcer la main des participants ou passer outre leurs réserves, réintégrer des textes rejetés. Tout cela réédite des procédés qui avaient jalonné les travaux conciliaires. La différence réside toutefois dans l’implication personnelle du pape François, dont le style d’intervention est différent de celui de Jean XXIII et plus encore de Paul VI, lequel cherchait avant tout l’unanimité.
Désormais, c’est le débat d’opinion qui est posé en priorité, le « dialogue » primant sur l’objectivité des vérités qui devraient en former le cadre. De son côté François a multiplié entretiens, tweets et « petites phrases » souvent déconcertants mais répétant un certain nombre de jugements ou de recommandations à même de surmonter les oppositions, incriminant de manière répétée et acerbe le « légalisme » et le « rigorisme » des défenseurs de l’orthodoxie, ou incitant à prendre des libertés avec les normes juridiques, etc. De telles saillies rappellent la dénonciation des prophètes de malheur par Jean XXIII, et comme elle, s’associent à la pression exercée pour revoir à la baisse certaines exigences évangéliques en s’appuyant plus fortement encore que dans le passé sur la distinction entre dogme et pastorale. Cette distinction faisant l’objet d’une théorisation inédite par le théologien et cardinal Walter Kasper, honoré dès l’accession de Jorge Mario Bergoglio, et chargé d’orienter le fond et la forme des travaux du Synode (rapport au Consistoire du 1er mars 2014).
Cette implication personnelle, surtout par gestes ou formules adaptées à la « grammaire de la communication » — « Qui suis-je pour juger ? », etc. — rappelle certains signes symboliques mis en œuvre par Jean XXIII, telle l’ouverture des fenêtres (dont on a dit qu’elle n’était pas intentionnelle à l’origine, mais qui a été avalisée comme un feu vert donné à la révolution conciliaire). Avec François, cette sémantique s’est démultipliée.
Il semble qu’elle doive se résumer d’une expression italienne délicate à traduire en français : « fate casino », disons : mettez le bazar ! A deux reprises François a donné cette consigne, aux JMJ de Rio de Janeiro, et dans son entretien de la Civiltà cattolica avec le P. Spadaro, publié en août 2013. Loin d’être une vulgarité anodine, le mot laisse perplexe, y compris sur l’objectif qu’il veut désigner. Faut-il entendre que du chaos savamment créé peut sortir un nouvel ordre, une fois éliminées les scories, la pesanteur des institutions centrales de l’Eglise ? S’agit-il d’un simple encouragement à adopter une attitude de communication dynamique, dégagée du souci scrupuleux de préserver la vérité évangélique jusqu’au dernier iota ? L’avenir prochain dira sans doute jusqu’où s’appliquera ce nouvel appel à abattre les bastions (Urs von Balthasar).
La comparaison entre le Concile et le Synode sur la famille ne peut être poussée trop loin, les deux événements étant d’ampleur bien différente et de statut juridique distinct, et cela malgré les analogies qui viennent d’être soulignées. Ce sont surtout les circonstances et les facteurs humains qui diffèrent et invitent à prendre acte de quelques données nouvelles manifestées par les événements eux-mêmes.
Tout d’abord la culture dominante, qui avait été saluée avec une certaine ingénuité il y a un demi-siècle, révèle son véritable visage aujourd’hui. En réalité la modernité tardive suit son cours, les ingrédients déjà largement présents à l’époque se retrouvent mais avec une intensité et des conséquences bien plus graves. En 1965, la constitution conciliaire Gaudium et spes manifestait la conscience d’une situation en mutation, admettait le risque de ce moment particulier mais s’efforçait d’y trouver des aspects positifs et proposait de les greffer sur une vision chrétienne alors inspirée par quelques traces d’enthousiasme teilhardien. Maintenant l’arbre a donné son fruit.
L’attaque contre la famille et les bases élémentaires de la continuité des sociétés humaines, et plus largement la perte du respect envers la nature humaine elle-même a pris des proportions majeures, planétaires, et largement appuyées sur les systèmes de pouvoir les plus puissants. Ce n’est nullement un accident de parcours, uniquement le développement d’une logique propre à laquelle il est plus difficile de s’opposer qu’il y a cinquante ans, quand l’Eglise inspirait encore un certain respect.
Cette désacralisation massive et agressive mise en œuvre par les Etats les plus puissants, les réseaux d’influence et les organisations internationales dément purement et simplement la cécité et la pratique de la langue de bois si longuement entretenues par les conservateurs de l’esprit du Concile, toutes tendances confondues. Actuellement ceux qui se cramponnent à ce discours d’illusion et de falsification, à l’encontre de toute évidence, apparaissent comme les intellectuels organiques du système dominant, tant leur discours est aligné sur la doxa.
Les dérives, ou plus exactement les ruptures publiques des épis- copats allemand et suisse témoignent éloquemment de l’ampleur de cet alignement. Mais ils montrent aussi les limites de leur puissance, tant du point de vue intellectuel que de celui de la démographie.
Certes, il y a longtemps que l’on en connaît les thèmes et les slogans. Ce qui frappe le plus est le véritable flot d’arguments sophistiques cherchant par tous moyens à passer outre les enseignements les plus exprès du Christ et de l’Eglise, mais aussi leur pauvreté. Loin d’être originaux, ces arguments sont usés et objectivement faibles, sentimentaux et illogiques. Seul le fait de leur production simultanée pourrait donner une impression de nouveauté et de dynamisme, mais cette impression est vite effacée à l’examen du contenu. Les principales « têtes » du modernisme catholique disparaissent tour à tour ou finissent dans le pathétique (pensons à Hans Kung et à sa « croisade » pour le suicide assisté). Faut-il penser que leurs successeurs se montrent plus besogneux et que leurs écrits théoriques ne trouvent plus d’innovations susceptibles d’être suivies par un lectorat par ailleurs beaucoup moins accueillant aux subtiles constructions intellectuelles ? A moins qu’il devienne de plus en plus difficile d’identifier les caractères spécifiques d’une pensée s’achevant dans la reddition pure et simple à l’esprit du temps.
Si le renouvellement démographique produit des effets à contre- courant, c’est certainement parce que la sécheresse spirituelle et la caducité des thèmes ressassés depuis de si longues années engendrent un besoin de retour à des conceptions et pratiques plus riches spirituellement.
Le phénomène se manifeste lentement mais sûrement. Les préjugés antérieurs s’érodent : ceux acquis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale au sein des mouvements d’Action catholique et sous l’influence de la sociologie religieuse naissante, ceux issus des illusions démocrates chrétiennes ou du dialogue avec les marxistes, le climat interne de haine idéologique issu de l’époque même du Concile, rien de tout cela n’a de sens aujourd’hui, et seules les pesanteurs bureaucratiques ou les ressentiments devant l’échec des utopies en maintiennent encore les effets. La transformation s’opère soit par sécularisation, perte de tout caractère catholique revendiqué, apostasie individuelle, soit à l’inverse en provoquant une désaffection pour les thèmes idéologiques du passé et un retour au réel. La montée des agressions contre la famille, le constat de la catastrophe éducative, le brutal retour de persécutions ouvertes de la part de l’islamisme et de l’hindouisme achèvent de favoriser ce retour progressif à des perspectives plus traditionnelles, et cela en dépit de tout le déploiement des moyens qui permettent de travestir la réalité et d’interdire le langage de la clarté. Ne va-t-on pas jusqu’à voir réapparaître en France les patronages, méthode pédagogique totalement remisée au cours des décennies antérieures en raison de leur caractère prétendument rétrograde ?
Autre signe de la même tendance : l’apaisement progressif des crispations liturgiques à l’encontre de l’ancien ordo de la messe, le nombre de prêtres nouveaux ouverts à sa célébration, ne serait-ce que de temps à autre, ne cessant de croître quelles que soient les oppositions rencontrées, y compris dans des régions qui ne se sont pas montrées très sensibilisées à ces questions au cours de la période antérieure. Un lent déplacement s’opère d’autant plus dans la discrétion que les sortants disposent des moyens médiatiques et conservent des positions institutionnelles qui leur assurent un droit à la parole disproportionné à ce qu’ils représentent. Il convient donc de ne pas confondre le bruit médiatique auquel s’associent les vétérans d’un progressisme daté et une réalité qui s’éloigne du modèle qui a longtemps prévalu, la rupture se situant avec l’arrivée de Benoît XVI. Il est donc possible de compter sur une désidéologisation du champ religieux prédisposant à la possibilité d’opérer des bilans construc- tifs bien que cette évolution favorise, par compensation, et faute de solides bases dogmatiques, des tendances piétistes. Néanmoins elle a un net effet libérateur.
La tenue de ces deux assemblées synodales a accru les possibilités de transformation. Le symptôme le plus visible, en même temps que le fruit indirect de l’impudence des derniers progressistes est sans aucun doute l’entrée en lice d’un nombre très conséquent de cardinaux — dont au moins dix-sept ont pris des positions publiques écrites -, d’évêques et même, en Afrique, d’épiscopats entiers, comme celui du Ghana. Nous nous trouvons là en présence d’un fait nouveau, signe d’un changement d’époque.
Cet éloignement mutuel des « camps » qui se sont formés au cours du demi-siècle écoulé fait penser à la métaphore des « deux étendards » utilisée par saint Ignace dans ses Exercices : l’option pour le Christ, ou l’exposition au vannage — pour reprendre une figure biblique, comme dans Isaïe 21, 16 : « Tu les vanneras, et le vent les emportera, et l’ouragan les dispersera ».
S’il en va ainsi, toute perspective intermédiaire est vaine, comme tout équilibre instable confronté à des forces puissantes de perturbation. Dans l’immédiat, le modérantisme des uns, la complaisance des autres conduisent à rechercher une conciliation impossible entre fidélité à la Parole de Dieu et tolérance poussée jusqu’à l’acceptation des pratiques qui la renient. Mais ce jeu hypocrite ne conduit nulle part, sinon à prolonger de manière toujours plus artificielle une façade d’unité alors même que celle-ci n’existe pas en fait.
Benoît XVI avait cherché à surmonter une partie des difficultés en recourant à l’herméneutique des textes conciliaires et de l’ensemble théorique et pratique en découlant. Il s’agissait alors de faire le tri entre le permanent et le passager, d’admettre certains changements présentant des difficultés objectives mais de trouver un moyen de les réinterpréter dans un sens traditionnel ou bien de les considérer comme de simples adaptations liées à des circonstances passagères, et donc d’en relativiser la signification. Mais en lui-même l’exercice herméneutique comporte le danger d’être à son tour soumis à interprétation, et ainsi de suite à l’infini. Autant dire que l’herméneutique n’est pas une garantie absolue, tout simplement parce qu’elle ne remplace pas une parole clairement établie et formulée de manière définitive.
On en a d’ailleurs la preuve avec la manière toute différente dont on considère depuis deux ans les questions doctrinales. Elle a été indiquée par Walter Kasper, dans un long exposé paru deux mois après la renonciation de Benoît XVI (L’Osservatore romano, 12 avril 2013), affirmant que le concile Vatican II avait voulu répondre à la modernité, mais que nous nous trouvions désormais en présence de la postmodernité et qu’il convenait donc d’adopter une attitude nouvelle devant un état de fait lui aussi nouveau, celle d’un « concile en chemin ».
Laissant de côté le point de vue historiciste impliqué par cette affirmation bien cohérente avec la pensée de son auteur — mais aussi avec la définition inédite d’un concile « pastoral » et donc intrinsèquement lié au temps -, ne pouvons-nous pas retenir le constat ? Les temps, justement, ont changé, les espérances d’il y a cinquante ans n’ont pas été comblées, les moyens choisis ne produisant pas les fruits escomptés, bien au contraire. Et nous changeons effectivement d’époque. Quelle que soit l’issue de la prochaine assemblée du Synode extraordinaire sur la famille et des épisodes qui vont suivre, il est raisonnable d’espérer que puisse s’ouvrir une véritable réflexion collective dans des conditions de liberté intellectuelle et un souci de fidélité jusqu’à présent bloquées par toutes sortes de freins.